Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Contraindre les chômeurs pour mieux exploiter l’ensemble des salariés

Vers la mise en route prévue début 2015 de la machine à contraindre les chômeurs… L’indignation et la réprobation légitimes qui ont immédiatement suivi les déclarations du ministre du Travail sur la nécessité (selon lui) de multiplier les contrôles sur les chômeurs ne doivent pas nous dispenser d’approfondir le sujet. Allons plus loin et demandons-nous en quoi, et surtout pour qui, l’augmentation des contraintes et des contrôles pesant sur les privés d’emploi aurait un effet positif ?

Concurrence sur le marché du travail

Tous les salariés, qu’ils aient actuellement un emploi ou non, sont en concurrence sur le marché du travail. La concurrence peut être plus ou moins vive en fonction des spécialités et des compétences de chacun. Elle n’en reste pas moins une donnée fondamentale de la vie d’un salarié du secteur privé en système capitaliste.

Tout salarié ayant un emploi peut être remplacé

Je suis performant? Mon patron ne peut pas me virer parce que ça lui coûterait trop cher? Un autre patron peut monter une entreprise, casser les prix, et faire couler celle où je travaille actuellement. Au final ça revient au même que si mon patron m’avait licencié pour me remplacer par quelqu’un qui fera mon travail pour un salaire inférieur. Le résultat c’est que je me retrouve sans emploi, et que je n’ai eu aucun moyen d’éviter ça.

Que se passe-t-il ensuite?

Après m’être inscrit à Pôle Emploi, après avoir obtenu (ou pas) une allocation pour une durée toujours limitée, je constaterai une baisse significative de mes revenus. Pour continuer à vivre et à faire vivre ma famille, je serai donc contraint de retrouver aussi rapidement que possible un emploi. Le plus souvent quand je postulerai sur des offres d’emploi où je serai en concurrence avec dix, vingt ou trente candidats.

Le recruteur pourra donc faire son choix. Après avoir sélectionné sur la compétence, il pourra s’offrir le luxe de sélectionner parmi les candidats compétents celui qui aura le plus faible niveau d’exigence en termes de salaire et de conditions de travail.

Le premier contrôleur du chômeur c’est son banquier

Quand on est au chômage les revenus baissent (cf. ci-dessus).

Or, c’est peut-être une révélation pour certains, mais il faut payer pour se loger, pour se nourrir, se déplacer, etc. La contrainte financière est donc le premier et sans doute le plus puissant ressort obligeant les privés d’emploi à en rechercher un. Pourquoi faudrait-il en rajouter?

Pourtant le contrôle des chômeurs est au cœur des revendications patronales

En 2000, l’agrément de la convention d’assurance chômage a pris… sept mois. Le différend entre le patronat et le gouvernement Jospin portait sur la baisse des cotisations mais aussi sur le contrôle des chômeurs. Le patronat, gérant de fait de l’UNEDIC et des ASSEDIC, voulait que celles-ci puissent directement sanctionner les privés d’emploi sans passer par l’ANPE. Le patronat s’est toujours méfié des conseillers emploi de l’ANPE, qu’il accusait de ne pas être assez sévères. Pensez donc, des quasi-fonctionnaires dont la carrière ne dépendait pas de la sévérité envers les chômeurs!

La création de Pôle Emploi répond à cette revendication patronale (1)

La fusion ANPE-ASSEDIC était une des mesures phares du programme de Sarkozy en 2007. Cette nouvelle institution devait être totalement de droit privé. Fort heureusement, l’opposition et en particulier le groupe communiste parvint à graver dans le marbre le caractère public de ce qui allait porter le nom de «Pôle Emploi».

Alors que les privés d’emploi subissaient tous les inconvénients de la désorganisation dus à la fusion ANPE-ASSEDIC, la direction générale de Pôle Emploi concentrait ses efforts sur un chantier peu connu du grand public. Il s’agissait de persuader un maximum d’agents issus de l’ex-ANPE de renoncer à leur statut public. Bien entendu, les salariés de l’ex-ASSEDIC régis par une convention collective n’ont pas eu leurs collègues issus de l’ANPE. Aujourd’hui, les agents publics ne représentent plus que 10% des conseillers chargés de suivre les privés d’emploi. La ligne hiérarchique de Pôle Emploi sait faire preuve d’efficacité: elle a su faire passer le pourcentage d’agents publics parmi les conseillers emploi de 100% à 10%.

Maintenant que les conseillers emploi relèvent pour la grande majorité d’entre eux d’un contrat de travail de droit privé, ils sont beaucoup plus vulnérables au chantage à la promotion, à l’avancement, et plus généralement à tout ce qui fait qu’un salarié du privé est sous la coupe de sa hiérarchie.

Le patronat ayant obtenu ce qu’il voulait (le suivi des chômeurs par des conseillers de statut privé), il a commandé au gouvernement Fillon l’étape suivante: le contrôle mensuel des conseillers sur la base du taux de «sorties vers l’emploi».

La révolution du «pilotage par les résultats» à Pôle Emploi

La convention tripartite État/Unedic/Pôle Emploi, puis le plan «Pôle Emploi 2015» instituent le «pilotage par les résultats» à Pôle Emploi. Le premier et principal indicateur de résultats (2) est le «taux mensuel de sortie vers l’emploi durable» décliné à tous les niveaux jusqu’à l’équipe professionnelle et jusqu’aux prestataires privés sous-traitants et/ou concurrents.

Qu’est-ce que le taux mensuel de sortie vers l’emploi «durable»?

Il s’agit de rapporter chaque mois le nombre d’inscrits à Pôle Emploi ayant fait l’objet d’une déclaration d’embauche pour 6 mois ou plus au nombre de privés d’emploi suivis par une équipe de conseillers, une agence, les agences d’un département, d’une région, etc.

Supposons qu’au 31août 2014, 250 privés d’emploi aient pour conseiller MmeDupont, le taux de sorties vers l’emploi «durable» de MmeDupont au 30septembre sera calculé automatiquement selon la formule suivante: nombre de personnes ayant fait l’objet d’une déclaration d’embauche en septembre parmi les 250.

Quel est le problème avec ce critère de résultats?

Le caractère «durable» des «embauches» dont il est question ici est plus que limité puisque toute «embauche» pour un contrat de 6 mois ou plus est considérée comme «durable». Les salariés licenciés après vingt ou trente années dans la même entreprise n’ont sûrement pas la même appréciation de la durabilité d’une embauche sur un CDD de six mois. Les banquiers des salariés concernés non plus.

Au-delà de la durée des «embauches» prises en compte, le fait de baser le critère principal de résultat d’une institution comme Pôle Emploi sur la mesure de la quantité des «embauches» alors qu’est évacuée la question de la qualité de ces «embauches» est un réel danger pour les privés d’emploi.

Si je cherche un emploi, je ne cherche pas un emploi «en général», je cherche un emploi qui me convienne, autant que possible, dans un métier que je connais, où je pourrai exprimer mon talent, à une distance raisonnable de mon domicile, avec un salaire correspondant à ma qualification. Si mon conseiller, mon agence Pôle Emploi, se satisfait du fait que j’ai été obligé d’accepter un contrat de 6 mois au SMIC à deux heures de trajet de mon domicile, je ne partagerai évidemment pas cette satisfaction. Dans ce schéma, Pôle Emploi n’est plus l’institution chargée de me rendre service, mais une institution qui travaille contre moi.

Autrement dit, ce que je demande à Pôle Emploi (institution que je finance par mes impôts directs et/ou indirects) c’est de m’aider à trouver un emploi, pas de s’attribuer un bon point quand j’en trouve un par moi-même. Or c’est exactement ce qui est prévu: il ne s’agit plus de comptabiliser les «placements» par Pôle Emploi, mais l’ensemble des «embauches».

Classement mensuel des «bons» conseillers

La direction générale de Pôle Emploi se défend de mettre en place le pilotage par les résultats autrement dit le classement sur la base du taux mensuel de sorties vers l’emploi entre les conseillers eux-mêmes.

Officiellement ce classement ne s’exercera qu’entre les «équipes professionnelles». Une équipe professionnelle est une subdivision d’une agence Pôle Emploi. On nage en pleine hyprocrisie.

Le responsable d’équipe professionnelle qui aura le plus mauvais «résultat» de son agence n’aura pas d’autre choix que de rechercher parmi les conseillers sous sa responsabilité, celui d’entre eux qui a le plus mauvais «résultat» de l’équipe et de lui enjoindre de faire «mieux» le mois suivant.

On connaît les dégâts qu’ont fait dans un autre service public la police cette folie de vouloir classer mensuellement les opérateurs de terrain en fonction de critères réducteurs et frelatés. Ce système profondément pervers a abouti au fait que les plaignants se voyaient persuadés de renoncer à leur plainte pour ne pas plomber les statistiques d’affaires élucidées. Ce qui se prépare à Pôle Emploi est du même ordre et générera à coup sûr le même type d’effets pervers.

En effet, de quels leviers disposera le conseiller qui ambitionne d’être bien classé?

1. dissuader les personnes difficilement employables de s’inscrire ou de rester inscrites;

2. inciter tous les autres à diminuer leurs exigences (salaire, proximité, conditions de travail).

Et voilà comment le pilotage par les résultats vise à transformer des agents du service public de l’emploi en simple rabatteurs du patronat au détriment de l’ensemble des salariés.

À quoi bon? De toute façon il n’y a pas de travail…

Il n’y a pas assez d’emplois. On manque d’emplois, c’est vrai. Mais le paradoxe est que si on manque d’emplois, par contre il y a… quarante millions, oui quarante millions de déclarations d’embauches chaque année. Souvent pour de courtes, voire très courtes durées.

Selon un calcul effectué sur la base de données publiées par l’ACOSS (l’organisme (3) qui chapeaute l’URSSAF et la MSA), plus de six millions de personnes ont fait l’objet d’une déclaration d’embauche en 2010.

On le sait: cinq millions de personnes sont inscrites à Pôle Emploi. On sait moins que chaque mois un tiers d’entre elles déclarent des heures travaillées. Pas toujours les mêmes personnes, évidemment. La précarité de l’emploi, les allers-retours entre contrats de travail courts et chômage, ne sont plus depuis longtemps un phénomène marginal. Ils sont devenus la réalité d’un salarié sur quatre au moins.

Quand le pilotage par les résultats doit-il se mettre en place?

Tout est prêt. En particulier le dispositif technique qui permettra le calcul automatique des taux de sorties vers l’emploi. La transmission automatique par l’URSSAF et la MSA des déclarations d’embauche dans les dossiers des privés d’emploi est d’ores et déjà effective. Le pilotage par les résultats (ou classement mensuel des conseillers, équipes, agences, etc.) devait démarrer en 2014. Le directeur général de Pôle Emploi, Jean Bassères, a été nommé en décembre2011 sous le gouvernement Fillon. Confirmé par les gouvernements suivants, il a reporté le pilotage par les résultats l’année 2015 en partie pour des raisons techniques. Ce projet est son projet, son bébé. Dès les premiers mois de sa prise de fonction, il l’a «vendu» aux parlementaires UMP et PS, aux hauts fonctionnaires, et aux décideurs économiques qui y voient le moyen de paraître lutter contre le chômage tout en menant une politique détruisant des emplois.

Il peut difficilement y renoncer sans perdre la face. Il a évidemment le soutien du patronat et du ministre du Travail et du gouvernement dans son ensemble qui par ses attaques anti-chômeurs, cherche probablement à préparer le terrain avant la mise en place de cette «révolution» dans le suivi des privés d’emploi.

Si le classement des conseillers entre en vigueur comme prévu début 2015, ce sera une très mauvaise affaire pour l’ensemble des salariés, pas seulement pour les privés d’emplois ou les agents de Pôle Emploi. C’est toutes et tous ensemble que nous devons bloquer la machine infernale avant qu’elle ne se mette en route.

 

 

 

(1) Il a la moitié des sièges au conseil d’administration. Il lui suffit pour avoir les mains libres de trouver un allié parmi les organisations syndicales de salariés. Ce fut longtemps FO, depuis les années 1990, c’est la CFDT qui joue ce rôle.

(2) Les autres indicateurs étant beaucoup moins précis (sondages), ou découlant du premier, sont vraisemblablement là à titre «décoratif».

(3) Bulletin ACOSS STAT, n°143 décembre2011, graphique n° 3.

 

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