Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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L’évaluation des politiques publiques, un enjeu démocratique

Une politique publique représente un programme d’actions propre à un ou plusieurs organismes. Elle vise des objectifs dans un domaine particulier et dans un laps de temps donné. Elle nécessite des moyens humains, matériels et financiers qu’il faut utiliser à bon escient.

Les politiques publiques sont censées constituer un ensemble cohéren répondant aux attentes des citoyens. Cependant, dans la réalité, la variété des domaines, la pluralité des objectifs et des acteurs, et la territorialisation de l’action publique posent la question de la cohérence globale. Là réside l’intérêt de l’évaluation des politiques publiques1.

L’évaluation consiste à porter une appréciation sur l’action publique au regard de certains critères. Le sujet suscite un intérêt croissant à travers le monde. L’ONU a déclaré 2015 Année internationale de l’évaluation.

Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) a consacré un avis à ce sujet, avis adopté à l’unanimité en septembre2015. Cet article s’appuie sur cet avis et explique les préconisations du CESE.

Une pratique assez courante et relativement ancienne

Contrairement à une idée répandue, les pratiques de nature évaluative ne sont ni récentes ni rares en France. Ainsi, la planification à la française intégrait déjà des pratiques se rapprochant de l’évaluation.

En France, de nombreux organismes publics et privés réalisent des travaux d’évaluation :

Les instances publiques : ministères, inspections générales, Secrétariat général à la modernisation de l’action publique (SGMAP), Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP, appelé également France stratégie), Cour des comptes… ;

Les assemblées constitutionnelles : le Parlement, le CESE ;

Les autres acteurs : chercheurs, universitaires, cabinets de conseil…

L’évaluation se pratique aussi au niveau des territoires par de nombreuses instances : Conseils régionaux, CESERS, départements, communes. Les Chambres régionales et territoriales des comptes réalisent aussi des travaux évaluatifs en coordination avec la Cour des comptes.

Enfin, dans le cadre des programmes européens, certaines politiques font l’objet d’une évaluation.

Et pourtant, l’évaluation demeure un sujet éloigné des citoyens et provoque de la réticence auprès des décideurs politiques, des administrations et de leurs agents.

Ce paradoxe permet d’avancer l’hypothèse qu’il s’agit peut-être d’un problème culturel. Plus précisément si, en dépit de nombreuses évaluations, le sujet reste éloigné des citoyens et provoque de la méfiance, cela signifierait que la culture de l’évaluation des politiques publiques n’est pas suffisamment développée en France. Cette hypothèse a été largement confortée dans les travaux menés par le Conseil économique, social et environnemental à travers une étude intitulée « Promouvoir une culture de l’évaluation des politiques publiques ».

Autre hypothèse : le fait que le sujet provoque surtout de la réticence, pour ne pas dire méfiance, des responsables politiques, des administrations et de leurs agents signifierait que la définition même du concept n’est pas claire. D’où l’intérêt de bien cerner le sujet et surtout de préciser d’emblée ce qui ne relève pas de l’évaluation des politiques publiques.

En effet, aussi bien dans le débat public qu’au sein des services administratifs, le mot évaluation est souvent confondu avec d’autres pratiques. Il est donc nécessaire de préciser que l’évaluation des politiques publiques est bien distincte du contrôle, de l’audit et de la réforme de l’État d’une part et, d’autre part, de «l’évaluation individuelle» des agents de la Fonction publique.

Cette précision permet de délimiter ce qui relève de l’évaluation des politiques publiques.

Que signifie l’évaluation des politiques publiques ?

L’évaluation consiste à anticiper et mesurer les effets directs et indirects d’une politique publique. Elle est une appréciation sur une politique donnée et un outil pour l’améliorer le cas échéant. Elle est aussi un outil pour rendre compte aux citoyens de ce que fait la puissance publique, c’est-à-dire l’État, les collectivités territoriales et les organismes publics.

L’évaluation est donc un outil pour restaurer la confiance dans les décisions et actions politiques, ce qui est un enjeu majeur, surtout dans le contexte actuel marqué notamment par le refus de plus en plus affirmé de nombre de nos concitoyens de se tourner vers les urnes pour exprimer leur choix, ce qui est de fait une forme d’expression mais aux dépens des mécanismes classiques de l’expression démocratique.

En résumé : l’évaluation des politiques publiques est un élément central de la vie démocratique.

Cinq obstacles à surmonter

Ces explications relèvent du bon sens du bon sens. Se pose alors la question de savoir pourquoi cela ne fonctionne pas bien en France ? La réponse est qu’il y a bien des obstacles. On peut en énumérer au moins cinq.

1. Le sens qu’il faut donner à l’évaluation

Le plus souvent, l’évaluation est considérée comme synonyme de la recherche des économies budgétaires. Cette vision s’inspire notamment de la théorie de new public management largement présente aux États-Unis d’Amérique et plus généralement dans les pays anglo-saxons.

Or, entendue comme un élément central de la vie démocratique, l’évaluation ne peut pas être réduite à la recherche des économies budgétaires. À ce propos, le rapport qui accompagne l’avis du CESE cite le cas de l’évaluation des aides à l’industrie, dispositif avec un coût budgétaire d’environ 40 illiards d’euros par an. L’objectif affiché de cette évaluation était de trouver un milliard d’économie en 2013 et un milliard supplémentaire l’année suivante.

Effectivement, une évaluation qui vous fixe a priori la conclusion à laquelle on doit arriver in fine est, pour le moins, problématique et jette des doutes sur son sens et sa finalité.

2. Le facteur temps

Idéalement, une évaluation doit comporter trois phases :

Avant la mise en œuvre d’une politique, on apprécie a priori ses effets attendus et possibles. C’est l’évaluation ex ante. On parle aussi parfois de l’étude d’impact ;

Pendant le déroulement ou au milieu de la durée prévue de la politique, on examine la trajectoire. Ce sont les évaluations à mi-parcours et in itinere ;

Enfin, à la fin d’une action publique, on mesure ses effets directs et indirects. C’est l’évaluation ex post qui peut durer dans certains cas plusieurs années si on veut réellement mesurer les effets indirects.

La distinction entre les effets directs et indirects est importante car il est possible que les effets positifs d’une politique publique à court terme soient amoindris par d’éventuels effets inverses à long terme. Par exemple, une municipalité pourrait subventionner la création d’un centre commercial avec l’objectif de création de 100 emplois en un an. Il est effectivement possible qu’au bout d’un an, ces 100 emplois soient créés. Mais il est aussi possible que la création de ce centre commercial aboutisse à la disparition du commerce de proximité, avec des pertes d’emplois sans parler des nuisances que provoque la disparition du commerce de proximité pour les habitants.

Dans la réalité, l’agenda politique et le calendrier de l’évaluation ne coïncident pas et les décisions politiques sont prises, parfois, sans attendre la fin de l’évaluation.

Le rapport du CESE cite amplement le cas de l’expérimentation du RSA commandée par le haut commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté, Martin Hirsch, aux chercheurs de l’École d’économie de Paris. Au départ, cette expérimentation devait durer trois ans ; au bout de quelques mois, le haut commissaire a demandé de raccourcir le délai, ce que les chercheurs ont accepté. Néanmoins, même ce raccourcissement du délai n’a pas suffi. La RSA a été donc généralisé sans attendre la fin de l’expérimentation et de l’évaluation de cette dernière.

3. Les indicateurs

Les indicateurs, ce sont les données synthétiques qui informent sur un sujet. Ils sont indispensables pour réaliser une évaluation. Mais leur construction ne relève pas uniquement des procédures techniques ; ils expriment des choix de société. Leur construction constitue donc un enjeu à multiples facettes : social, politique, environnemental, économique… Se pose aussi la question de savoir qui les construit et comment ? Cette question est souvent mise en sourdine et assez souvent les indicateurs sont construits en l’absence des parties prenantes des politiques publiques.

Le plus souvent, dans les pratiques évaluatives on met l’accent sur les données statistiques. Certes, il est nécessaire de faire référence aux données statistiques, mais à force d’insister trop sur les chiffres, on risque d’oublier que, derrière les chiffres, il y a des êtres humains et des attentes à satisfaire.

4. L’objectivité et l’impartialité du processus évaluatif

La comparaison avec la justice est ici très utile : comme pour la justice, le processus évaluatif doit être objectif et impartial, sauf qu’en la matière on porte une appréciation et non un jugement.

5. Enfin, la traduction des conclusions de l’évaluation dans la décision politique

Elle constitue un enjeu important. Il ne suffit pas de réaliser des évaluations, ce qui nécessite d’engager des moyens financiers et humains ; il faut en tirer des enseignements pour l’avenir. Or, dans la réalité, parfois les responsables politiques sont perplexes lorsqu’il s’agit de tirer les enseignements de l’évaluation.

Voies possibles pour promouvoir une culture de l’évaluation des politiques publiques

À partir de ces constats, dans son avis émis en septembre2015 le CESE propose trois séries de recommandations pour promouvoir une culture de l’évaluation des politiques publiques en France.

La première série vise à accroître la crédibilité et la légitimité de l’évaluation par cinq voies :

1. Favoriser la pluralité des points de vue.

Chaque acteur, chaque discipline peut apporter une contribution et enrichir l’exercice. Mener l’évaluation sous un seul point de vue et la confier à une seule profession, en l’occurrence aux économistes, seraient une erreur.

2. Dans le même esprit, il convient d’associer l’ensemble des parties prenantes (décideurs politiques, bénéficiaires, agents exécutants) au processus évaluatif .

3. Diffuser une information impartiale et fidèle de l’évaluation. C’est aussi un point fondamental. En l’absence de transparence en la matière, la porte est ouverte aux pratiques irresponsables voire démagogiques.

Il est essentiel d’organiser des débats autour des conclusions de l’évaluation. Les médias et notamment ceux ayant unission de service public peuvent jouer ici un rôle important.

4. Assurer un suivi systématique du sort réservé aux conclusions de l’évaluation.

À titre d’exemple le cas de la Cour des comptes qui examine le sort réservé à ses recommandations au bout de trois ans.

5. Conditionner la reconduction des politiques publiques à leur évaluation préalable. En l’absence d’une évaluation préalable, le risque est grand que les politiques dont l’utilité économique, sociale et environnementale est pour le moins problématique soit conduite. On peut par exemple citer nombre d’exonérations sociales ou fiscales («niches fiscales») qui sont reconduites sans que leur utilité ait fait l’objet d’aucune évaluation. Pis encore, il y a des dispositifs dont l’inefficacité est avérée et pourtant ils sont reconduits.

La deuxième série des recommandations du CESE vise à améliorer l’exercice de l’évaluation par quatre moyens :

1. Prévoir juridiquement le temps ainsi que les moyens humains et financiers nécessaires pour réaliser l’évaluation.

Les données jouant un rôle décisif dans l’évaluation, il convient d’établir les moyens dédiés à l’acquisition ou à la production des informations adaptées à chaque politique sujette à évaluation. Il convient aussi de définir les modalités de leur mise à disposition en faveur des évaluateurs en prenant toutes les précautions nécessaires pour respecter par exemple l’anonymat.

La question de l’accès aux informations est surtout posée lorsqu’il s’agit par exemple de confier l’évaluation aux chercheurs. Le sujet est régulièrement évoqué par les représentants des chercheurs au Conseil national de l’information statistique (CNIS).

2. Améliorer la capacité collective de réaliser des évaluations, surtout à l’échelon territorial.

À ce propos, le CESE met l’accent sur la sensibilisation et la formation des acteurs. Outre la formation permanente des agents, il propose que l’évaluation des politiques publiques soit introduite dans les programmes de formation au niveau de l’enseignement supérieur, tout au moins dans des disciplines telles que l’économie ou la gestion ou encore dans les grandes écoles, car la plupart des étudiants formés dans ces disciplines seront concernés par les politiques publiques dans leur futur parcours professionnel.

3. Respecter la diversité des évaluateurs.

La question est de savoir qui est le mieux placé pour réaliser l’évaluation et comment éviter les «conflits d’intérêt».

À ce propos, le CESE constate : «Le souci de garantir l’objectivité de l’évaluation est souvent mis en avant pour expliquer la nécessité de recourir à l’expertise externe. Or les administrations publiques françaises ont des capacités importantes pour réaliser des évaluations rigoureuses et impartiales. De plus, elles disposent des informations relatives à la mise en œuvre de ces politiques. Par conséquent, leur implication dans l’évaluation des politiques publiques est nécessaire. Enfin, elles doivent partager les difficultés mises en évidence pour mieux les rectifier. A contrario, le fait que l’administration puisse réaliser des évaluations n’exclut pas la possibilité de recourir aux acteurs privés lorsque cela est nécessaire ou utile.»

À partir de ces observations, le CESE propose de s’appuyer sur la déontologie professionnelle et sur les ressources de la Fonction publique et de faire appel aux chercheurs et recourir aux cabinets de conseil lorsque c’est nécessaire tout en veillant au respect des normes de qualité.

Précisons que dans son expression, le groupe de la CGT au CESE a réitéré son opposition au recours aux acteurs privés soulignant que le recours aux acteurs privés s’avère très coûteux sans pour autant garantir la fiabilité de l’évaluation et que la logique privée est difficilement compatible avec l’objectif de l’intérêt général (voir encadré).

4. Coordonner les pratiques évaluatives.

Aujourd’hui, un certain nombre de politiques font l’objet de plusieurs évaluations, alors que d’autres ne sont pas évaluées. On peut remédier à ce problème par deux moyens : faciliter la coordination interministérielle des évaluations sous l’égide du ministère le plus concerné ; envisager une rencontre annuelle informelle entre les hauts responsables des instances institutionnelles chargées de l’évaluation. Une telle rencontre permettrait de recenser les intentions et les besoins des uns et des autres et de mieux utiliser les moyens disponibles.

La troisième et dernière série des recommandations du CESE est destinée à conforter la contribution du CESE en matière d’évaluation en s’appuyant sur sa spécificité qui renvoie au fait qu’il est constitué des différentes composantes de notre société, qu’il est l’expression de la «société civile organisée», même si l’expression prête à débat.

La contribution du CESE en matière d’évaluation pourrait être confortée par quatre moyens :

1. Consolider la dimension évaluative des avis élaborés par le CESE, y compris en s’appuyant sur les évaluations réalisées par d’autres instances.

2. Recenser dans le bilan de chaque mandature du CESE, ses travaux ayant une dimension évaluative.

3. Établir des coopérations avec les autres instances chargées d’évaluation pour apporter et valoriser la vision de la «société civile organisée».

Par exemple, il peut y avoir une complémentarité entre les travaux du CESE et de la Cour des comptes. En effet, la Cour met l’accent sur les chiffres tandis que le CESE s’avère plus compétent en matière de traitement des sujets de portée économique, sociale et environnementale.

4. Enfin, coordonner les exercices de l’évaluation du CESE et des CESER.

Cette dernière question requiert un caractère important compte tenu de la montée du facteur territorial dans la mise en place et l’évaluation des politiques publiques.

Évaluation des politiques publiques au niveau territorial : un enjeu de «démocratie de proximité»

Deux facteurs sont à l’origine du développement de l’évaluation des politiques publiques au niveau territorial, tant décentralisé que déconcentré :

les fonds structurels européens ont consacré l’obligation d’évaluer les programmes contractualisés, selon un cadre commun à l’ensemble des états membres bénéficiaires de ces fonds ;

l’évolution des relations entre l’État et les collectivités territoriales, la contractualisation croissante à l’instar des contrats de plan état-région et les expérimentations locales ont favorisé la diffusion des pratiques évaluatives au niveau des territoires.

Réaliser des travaux d’évaluation au niveau des territoires (régions, départements, communes) est nécessaire pour connaître et comprendre les résultats de l’action sur le terrain. Cela est un enjeu beaucoup plus important que de comparer les résultats de telle collectivité à ceux d’une ou des autres (cette pratique est souvent appelée benchmarking).

Actuellement, environ 20% des grandes villes pratiquent l’évaluation systématique et ont constitué une cellule ou mission spécialisée. 80% des Conseils régionaux et 40% des Conseils généraux y ont également recours.

Généralement, la taille du territoire, le nombre d’habitants et le coût de l’évaluation conduisent à ce que ces pratiques se réalisent plutôt dans les grandes villes, les villes de moins de 50 000 habitants étant moins concernées. Les évaluations réalisées au niveau des territoires semblent être mieux valorisées dans ces derniers 2.

Par ailleurs, même si l’évaluation des politiques publiques ne relève pas explicitement des prérogatives des CESER, ceux-ci ont de facto une démarche évaluative. Par exemple, ils examinent le budget annuel de la région, les schémas de transport, la formation initiale et professionnelle, etc.

Tout comme le CESE, la plupart des CESER intègrent donc une dimension évaluative dans la conduite de leurs travaux et en tirent de nombreux enseignements pour accomplir leur mission auprès des instances politiques de la région. D’où l’intérêt d’une coordination de leurs activités en la matière.

Des conférences prospectives et d’évaluation

Depuis trois ans est organisée chaque année une «grande conférence sociale». Mobilisant temps et énergie, l’appréciation quant au résultat reste pour le moins contrastée. Ainsi, la CGT a décliné de participer à la dernière conférence tenue en octobre2015.

L’avis du CESE contient une proposition qui ouvre des pistes pour remédier à ce problème. Il s’agit d’organiser des «conférences prospectives et d’évaluation rassemblant le législateur, l’exécutif et la “société civile organisée” pour définir les grands traits souhaitables de l’évolution de notre société et évaluer les avancées des années écoulées».

En rapport avec cette proposition, l’avis préconise également : «il convient de coordonner les exercices d’évaluation du CESE et des CESER qui, à cette fin, pourraient organiser une rencontre en amont de la conférence prospective et d’évaluation évoquée précédemment. » zzz

1. Pour faciliter la lecture, nous utiliserons désormais le mot « évaluation » en lieu et place de l’évaluation des politiques publiques.

2. Cahier connaissance sur évaluation, n° 5, mars 2014.

 

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