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L’euro doit développer l’emploi, la production écologique et les services publics (1)

L’argent des Européens, l’euro, doit être utilisé pour développer l’emploi et les services publics dans toute l’Europe, de façon solidaire. Plus que jamais, il s’agit de mener bataille pour changer l’utilisation de l’argent en Europe, et plus particulièrement le comportement de la Banque centrale européenne.

La revendication politique de créer un Fonds européen de développement social et solidaire2 pour financer les dépenses publiques à un taux proche de zéro, financé par la création monétaire de la Banque centrale européenne et à gestion démocratique, est désormais d’actualité. Elle est rassembleuse. Ce Fonds amorcerait une refondation profonde de l’Union. Il s’oppose en effet à la logique profonde de la construction actuelle, et impulserait une réorientation sociale et productive, ainsi qu’un rééquilibrage en partie redistributif entre les pays de l’Union européenne. Mais si les dominants ne le font pas, c’est parce qu’ils ne le veulent pas. Et non parce que les règles l’interdiraient. Nous pouvons donc retourner vers eux la charge de la justification, et du même pas indiquer ce qui est nécessaire pour créer un rapport de force européen en faveur d’une telle proposition.

Que faut-il viser sur le plan économique ?

Qu’est-ce qui est nécessaire ? Il faut développer les pays, chaque pays, aussi bien la Grèce que les autres pays européens (c’est d’ailleurs vrai pour les pays du monde entier), en engageant une réorientation sociale et productive. Pour  cela, on ne peut pas commencer à demander aux pays de se couper un bras, puis une jambe…, pour soi-disant « s’alléger ». Ce sont leurs forces qui se perdent ainsi comme le sang s’écoule d’une plaie. C’est pourtant la logique des plans d’austérité.

Il faut, d’une part, soutenir et développer les services publics (santé, éducation, recherche, transports…), d’autre part, investir et développer l’activité productive dans chaque pays, mais une activité productive développant l’emploi et l’écologie. Les services publics répondent aux besoins immédiats, nourrissent la demande (salaires distribués et commandes publiques) et favorisent l’efficacité productive de l’offre tout particulièrement par la recherche et la formation. Les entreprises sont l’autre pilier fondamental de la création de richesses, d’emplois et d’une vraie transition écologique.

Pour cela, il faut des dépenses nouvelles : pour les services publics (salaires des enseignants, des chercheurs, des infirmières, etc.) et pour investir dans la production industrielle et les services.

La bataille majeure concerne donc l’argent ! Il doit être utilisé autrement que monopolisé au service des intérêts de quelques-uns, dans la spéculation et pour la rentabilité financière maximale.

Parallèlement à ce Fonds, la Banque centrale européenne doit pratiquer un crédit sélectif envers les banques : les refinancer à taux d’autant plus bas que leurs crédits aux entreprises vont à des investissements qui développent l’emploi, la valeur ajoutée et une production écologique, à taux très élevé ou pas du tout pour les crédits allant à la spéculation ou aux délocalisations3.

Une taxe Tobin peut contribuer à financer le Fonds européen, et donc les services publics. Il faut bien sûr aussi transformer la fiscalité européenne et dans les pays membres. Mais les impôts ne suffiraient pas, ils sont un prélèvement sur la richesse existante, largement insuffisante. Il faut donc des avances, par la création monétaire qui anticipe la production à venir. Cette production vient ensuite rembourser ces avances et au-delà. En outre, on ne peut pas laisser la Banque centrale européenne alimenter la spéculation et les délocalisations en accordant aux banques des prêts à taux presque nul et sans conditions (c’est-à-dire quoi que les banques fassent de l’argent qui leur est donné). La taille de l’Union européenne, sa surface économique, permettent de mettre en commun les forces pour que ces avances se réalisent et soient économiquement supportables le temps qu’elles prennent effet sans immédiatement mettre en cause la valeur de la monnaie. Alors que cela est quasiment impossible pour un petit pays, voire pour un pays moyen comme la France, vu la force des marchés financiers et la pression du dollar.

Ainsi, le Fonds et la Banque centrale européenne développeraient l’emploi et permettraient d’aller vers une sécurisation de tous les moments de la vie de chacun. Les services publics permettent l’efficacité de la production industrielle et de services et la développent, ils participeraient d’autre part directement à cette sécurisation (protection sociale, santé, petite enfance, formation, retraite, dépendance).

Plutôt que de ne voir que les obstacles, il faut en voir l’ampleur (qui permet de comprendre la difficulté) et la radicalité rassembleuse : une Europe qui, en pratique, aurait pour but l’emploi, la sécurisation de tous les moments de la vie et les services publics ! C’est à l’opposé de ce qui se fait. Cela répondrait aux exigences réelles des peuples et de tous ceux qui souffrent, issus des différentes couches sociales et quelle que soit leur expression électorale actuelle. Quant à une banque centrale dont le but serait de créer des liquidités (ici, des euros) afin de développer les services publics et l’emploi, cela ne s’est encore jamais vu ! Ce serait une révolution en actes. Voilà le front qu’il s’agit de créer. Et le point sur lequel appliquer le levier, c’est l’utilisation des euros créés par la Banque centrale européenne.

Une nouvelle phase de la lutte

Une nouvelle phase de lutte s’est ouverte après « l’accord » du 13 juillet 2015, le non massif du peuple grec au référendum organisé par le gouvernement d’Aléxis Tsípras et la nouvelle victoire de Syriza aux élections législatives de septembre. Avec l’accord, l’égoïsme de classe de l’oligarchie financière, avec la Banque centrale européenne comme bras armé, est apparu en pleine lumière. Dans le même temps la colère et l’indignation ont gagné les peuples d’Europe, face au diktat exercé par les institutions européennes contre le peuple grec et face aux mesures d’austérité. Il s’agit de renforcer cette colère, de continuer à ouvrir les yeux des peuples et de transformer cette colère  en luttes transformatrices radicales, tenaces et de longue haleine pour transformer l’Europe, contre l’austérité, contre les nationalismes, face aux marchés financiers, pour une expansion sociale et solidaire.

La difficulté est extrême car c’est s’attaquer, en réalité, à la mondialisation capitaliste elle-même ! Cela porte bien plus loin que la Grèce, bien sûr, mais aussi que l’Europe. Est-ce une raison pour biaiser, éviter la bataille ? Voire appeler à une sortie de l’euro qui, parce qu’elle signifie une dévaluation, allumerait une guerre économique renforcée entre les peuples, en prétendant transcender la lutte des classes et s’arranger avec « sa » bourgeoisie nationale (alors que celle-ci est plus cosmopolite que jamais !) et sortirait comme par magie les pays de l’étau des marchés financiers ? Bien au contraire.

La bonne stratégie, ce n’est pas d’adopter une posture d’observateur politique et de distribuer les bons et mauvais points ici et là. Une bataille est en cours et doit être développée, monter en régime et en assurance. À partir de la prise de conscience des enjeux et des responsabilités écrasantes de la Banque centrale européenne qui s’est amorcée, le moment n’est-il pas venu de développer les luttes politiques pour que l’argent des Européens aille à l’emploi et aux services publics ? Cela permettrait de résister à l’idée qu’on ne pourrait pas changer la façon dont l’argent est utilisé.

L’oligarchie financière et son   monopole sur la Banque centrale européenne

« L’accord » du 13 juillet entre l’Eurogroupe et Aléxis Tsípras, au nom du gouvernement grec, a confirmé l’égoïsme de classe de l’oligarchie financière et des dirigeants de l’Europe, déjà évoqué. Il a confirmé aussi le rôle majeur joué par la Banque centrale européenne. Celle-ci, en refusant ses liquidités, a pris à la gorge le peuple grec en étranglant les banques, mettant en quelque sorte les comptes courants des Grecs sous séquestre.

La victoire électorale de Syriza en janvier 2015 avait ouvert une brèche dans le mur de l’austérité. Pour la première fois, la lutte pour une alternative aux politiques imposées par les marchés financiers n’était plus seulement une affaire de programmes, de débats théoriques ou de postures politiques ; c’était le combat concret d’un peuple et d’un gouvernement engagés dans une confrontation quotidienne avec toutes les forces du capital européen et mondial.

Au fil de ces événements dramatiques, beaucoup ont découvert que dans le  capitalisme financiarisé en crise, il ne suffit pas d’être au gouvernement pour être au pouvoir. Ils ont constaté la férocité de l’affrontement et la brutalité des pressions que les dirigeants de l’Union européenne, avec comme arme le droit de vie ou de mort de la Banque centrale européenne   sur les banques, ont été capables d’exercer sur un gouvernement porteur d’un mandat démocratiquement décidé par le peuple. Il faut bien voir que cette banque tient entre ses mains l’argent de chacun et donc la valeur du revenu issu du travail de l’immense majorité d’entre eux.

Les tenants de l’austérité ont été d’autant plus violents qu’ils sont sur la défensive : 500 millions d’Européens constatent à quel point cette construction européenne-là mène à l’échec et à l’effondrement. Il est donc vital pour les dominants de tout faire pour démontrer qu’il n’y a pas d’alternative.

Confronté à cette pression inouïe, Aléxis Tsípras a eu le courage de repousser jusqu’au bout la menace du Grexit voulu par le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, et les courants les plus réactionnaires de la droite européenne. Mais son gouvernement n’est pas parvenu à desserrer l’étau, même s’il a arraché, sur les objectifs budgétaires, sur l’ouverture de négociations pour la restructuration de la dette, ainsi que sur le volume et la durée des financements promis par les autorités européennes, des résultats que les gouvernements précédents s’étaient montrés incapables d’obtenir. Ne sous-estimons pas non plus toutes les ambiguïtés dans la formulation même de cet accord et les failles que les luttes et le rapport de force peuvent permettre d’élargir.

La Banque centrale européenne est largement sortie de son rôle. Du moins tel qu’il est prévu dans la lettre des traités européens. Elle est apparue comme un instrument de pouvoir au service du capital financier. Pourtant, c’est l’argent de tous les Européens participant à la zone euro qu’elle gère, comme on l’a vu !

Elle a en effet, dès le 4 février, suspendu l’apport normal de liquidités aux banques grecques (prêt à 0,05 %), ne laissant que le canal des liquidités d’urgence (ELA), et donc à un taux plus élevé (1,5 %). Puis en juillet, au plus fort du bras de fer, lors du référendum en Grèce, elle a poussé à la fermeture des banques grecques, ne leur donnant les moyens de rouvrir qu’après la signature de l’accord du 13 juillet.

Dans le même temps, depuis une décision prise le 22 janvier 2015, elle fournit chaque mois 60 milliards d’euros aux marchés financiers, euros créés directement par elle, que ces derniers peuvent utiliser comme ils l’entendent, aussi bien pour spéculer que pour délocaliser ou supprimer des emplois dans les entreprises qu’ils contrôlent.

La monnaie, loin de se réduire à son taux de change (un intermédiaire dans les échanges et une unité de compte) et d’être une réserve de valeur (plus ou moins attractive pour les spéculateurs), est aussi un instrument de crédit, à travers sa gestion et les pouvoirs exercés sur son émission : elle donne le pouvoir d’orienter les dépenses et le développement, d’accorder du crédit au développement d’un facteur de production plutôt que d’un autre. C’est un des grands apports de Keynes et de Marx que d’avoir montré cela. En ce sens, changer l’euro, c’est essentiellement changer la façon dont il est utilisé, le but dans lequel il est émis et la façon dont on choisit (ou pas) ceux qui vont bénéficier des euros créés. La clé de voûte ce sont alors les banques centrales, dont on voit le pouvoir qu’elles ont acquis aujourd’hui, aussi bien en Europe (la Banque centrale européenne) qu’aux États-Unis (la Fed), ou ailleurs encore dans le monde. C’est pourquoi la finance fait tout pour les contrôler. Mais d’une part, la Banque centrale tient sa légitimité d’une base beaucoup plus large – elle émet la monnaie de tout un chacun. On peut donc contester le monopole exorbitant des marchés financiers à travers leurs règles et leurs critères. D’autre part, elle se doit de garantir le système même contre ses excès et agit donc parfois en allant au-delà de ses règles formelles, par exemple lorsqu’elle se met à racheter massivement des titres de dette publique ou qu’elle décide en 2012 de prêter aux banques mille milliards d’euros à quasiment 0 % sur 3 ans. Si elle a déjà changé, elle peut alors encore changer… mais autrement !

Récuser le storytelling des forces dominantes

Doit-on adopter le storytelling des forces dominantes ? À savoir deux idées. Premièrement, Tsípras se serait converti à leur doctrine néolibérale et de renoncement. Deuxièmement, la racine de la crise, ce serait d’avoir trop emprunté. Mais c’est précisément leur intérêt de prétendre cela. Car il s’agit de désespérer les peuples dans toute l’Europe, il s’agit aussi d’empêcher le gouvernement grec d’agir. Il s’agit enfin d’empêcher toute convergence avec lui, voire toute solidarité concrète.

Selon ce récit, Aléxis Tsípras pourrait maintenant être soutenu parce qu’il se serait converti au réalisme d’une austérité qu’il combattait hier. Cette position est l’exact contraire de celle qu’a exprimée le Premier ministre grec, le 29 juillet, dans une longue interview à la radio hellénique Sto Kokkino, dont seule l’Humanité a publié la traduction intégrale : « Nous avons tenté, dans des conditions défavorables, avec un rapport de forces difficile en Europe et dans le monde, de faire valoir la raison d’un peuple et la possibilité d’une voie alternative. Au bout du compte, même si les puissants ont imposé leur volonté, ce qui reste c’est l’absolue confirmation, au niveau international, de l’impasse qu’est l’austérité. » Si réalisme il y a, c’est celui de la lucidité face au rapport de forces et aux conditions draconiennes de l’accord qui a été imposé à la Grèce. La transparence avec laquelle Aléxis Tsípras conduit son combat est d’ailleurs une belle leçon de démocratie.

Les élections législatives qui ont suivi conservent les possibilités ouvertes au peuple grec en donnant à nouveau la victoire à Syriza. Syriza et Aléxis Tsípras entendent en effet se battre, utiliser les moyens à leur disposition, pour faire face à la crise humanitaire, voire en obtenir davantage. Ils entendent construire un État efficace et mettre l’économie grecque en état de créer les emplois et les richesses qui lui permettront de se libérer de l’emprise des créanciers. Voyons bien que le peuple a refusé de remettre en selle les partis inféodés au capital financier qui avaient conduit le pays à la catastrophe. En toute hypothèse, la lutte continuera, parce que cette lutte est vitale pour le peuple grec mais aussi parce qu’elle est celle de tous les peuples d’Europe. Elle met en cause la logique profonde de la mondialisation capitaliste, pour commencer à la changer. Il s’agit d’être solidaire du peuple grec et de soutenir Aléxis Tsípras et Syriza. Il s’agit de contribuer à la construction d’une autre Europe, différente de celle de la domination.

Notre conviction est qu’il existe une alternative

Encore faut-il décrire quelle peut être cette alternative, et quels moyens peuvent permettre de l’imposer. Les six mois qui viennent de s’écouler sont porteurs d’enseignements. Chacun a admis que la poursuite de l’austérité n’apportera aucune solution à la Grèce et que les problèmes qui ont mené à la situation actuelle vont continuer de se poser.

Investir et développer les services publics…

Ce qu’on comprend mieux, aussi, c’est que le problème de la Grèce est un problème d’investissement, de mise à niveau de ses capacités humaines et matérielles. Au-delà de l’allégement de la dette contractée dans le passé (ou l’allégement du poids de ses remboursements) dont tout le monde, jusqu’au Fonds monétaire international et à la Commission européenne, reconnaît qu’il est indispensable, il faut de l’argent tout de suite pour remettre sur pied les services publics, créer une administration fiscale efficace et, plus généralement, un État capable de remplir ses missions, permettre aux entreprises d’embaucher et de produire utilement. Progressivement, les richesses ainsi créées permettront de rembourser les fonds empruntés aujourd’hui, à condition qu’ils aient été utilisés à cette fin. La création d’un Fonds européen prenant en charge ces investissements est aujourd’hui préconisée (sous différentes formes) par des économistes d’horizons très divers.

Comment ?

Ce qui pose problème, c’est le financement d’un tel plan. Faire appel aux marchés financiers ? Ne comptons pas sur eux pour mettre fin à l’austérité ni pour laisser l’économie se développer, ils préfèrent la vampiriser. L’épargne nationale ? La Grèce a le taux d’épargne le plus faible de toute l’Union européenne. Non, fondamentalement, de véritables projets de développement ne peuvent résulter que d’une création monétaire anticipant la création de richesses futures.

Création monétaire soit, mais dans quelle monnaie ? La drachme ? Les obstacles rencontrés par le gouvernement Tsípras rendent tentante la recherche d’un moyen de les esquiver en se dégageant de la zone euro et des règles punitives sans cesse invoquées par Wolfgang Schäuble. Mais l’expérience du premier semestre 2015 a confirmé que la sortie de l’euro n’est pas une alternative.

D’abord le problème posé n’est pas un problème de taux de change. C’est, comme le montrent les apports convergents de Marx et de Keynes, un problème de pouvoir sur la monnaie, un problème d’utilisation de l’argent. La sortie de l’euro ne résout pas ce problème. Nous pensons même qu’elle l’aggraverait.

Premièrement, « sortir de l’euro » ne mettrait pas fin à l’austérité, bien au contraire, elle signifie une dévaluation (estimée au minimum à 40 %). En réduisant le prix de toutes les productions nationales, la dévaluation de la monnaie est censée procurer des gains de compétitivité dont on attend, à terme, des gains de parts de marché générateurs de croissance. Mais dans l’immédiat, une dévaluation augmenterait les prix des produits importés. Pour sauvegarder ses marchés, le patronat national chercherait alors à baisser les salaires, et pas ses marges. Toutes les dévaluations l’ont montré dans le passé. Cela signifie donc encore plus d’austérité ! En Grèce, les salaires ont énormément baissé depuis six ans, sans améliorer la situation de l’économie ! En réalité, il faudrait que la Grèce dispose d’une « offre » solide et conséquente pour pouvoir vraiment profiter de la possibilité de gagner des parts de marché à l’exportation. Une offre solide, cela signifie une production industrielle mais aussi une production de matières premières et d’énergie (pétrolière notamment). Sinon, le déficit commercial se creuserait encore plus4. C’est ce qui est arrivé en France depuis 1969 (avec le début de la crise systémique du capitalisme), chaque dévaluation a creusé le déficit commercial et pesé sur les salaires5.

Deuxièmement, la sortie de l’euro n’est pas davantage un remède à la dépendance envers les marchés financiers, la dévaluation de la monnaie nationale ne fait qu’alourdir le coût de la dette, publique et privée, exprimée en euros ou en dollars. L’actualité récente a révélé qu’il ne suffit pas de faire défaut sur la dette publique, comme l’a fait l’Argentine il y a bientôt quinze ans, pour être débarrassé des créanciers et des « fonds vautours »6. D’autant plus qu’une fois un défaut sur la dette prononcé, il faut bien financer les nouvelles dépenses, comme les salaires des fonctionnaires chaque mois, et donc à nouveau emprunter avant d’avoir remis à niveau le pays et commencé à changer sa structure.

Troisièmement, sortir de l’euro n’est pas non plus un moyen d’échapper à la domination des dirigeants allemands ou français et de la Banque centrale européenne. Lorsqu’il s’est posé la question, le gouvernement Tsípras a dû constater que pour créer une nouvelle monnaie, et pour pouvoir s’en servir dans le commerce international, il faut disposer de réserves de change ou, à défaut, de lignes de crédit libellées en monnaie internationale – euro ou dollar… c’est-à-dire, en pratique d’un soutien de la Banque centrale européenne ou du Fonds monétaire international…

Quant à l’utilisation d’une menace de Grexit pour faire pression sur les gouvernements européens, elle s’est révélée chimérique dès lors qu’il est apparu qu’un « Grexit ordonné » était bel et bien le projet des pires ennemis du peuple grec, gouvernement allemand en tête !

Enfin, politiquement, la sortie d’un pays signifierait, d’une part, que d’autres pays pourraient être amenés à sortir. Il est fort probable que les marchés se mettraient à spéculer pour tester l’hypothèse d’une sortie de l’Italie ou du Portugal ou encore de l’Espagne, et derrière c’est la France… Cela signifie d’autre part rallumer les dévaluations dites « compétitives » et donc renforcer les guerres économiques entre pays. Un signal dans un sens politique exactement contraire à celui que nous souhaitons : coopération et unification des peuples.

La grande leçon de la bataille en cours est là : il n’y a pas d’échappatoire ! Rien ne changera en Europe si nous ne parvenons pas à changer la façon dont la Banque centrale européenne exerce le pouvoir énorme que lui confère sa capacité à réguler la création de la deuxième monnaie du monde.

C’est ce pouvoir qu’ont utilisé les créanciers pour exercer leur pression dès l’arrivée de Syriza au gouvernement, puis lors du « coup d’État » du 13 juillet et encore aujourd’hui : la Banque centrale européenne peut décider à tout moment la liquidation immédiate des banques grecques, comme la Fed des États-Unis a décidé celle de Lehman Brothers en septembre 2008. Dans le cas de Lehman, un effondrement complet du système financier occidental a failli en résulter. Dans le cas de la Grèce, la menace était d’une violence extrême car, sans crédit, aucune économie ne peut fonctionner, encore moins se développer. Cela souligne d’ailleurs la solidarité de fait des différentes économies européennes avec l’économie grecque et son système financier, malgré tous les propos lénifiants développés par les dirigeants européens actuels. Et cela explique en partie, au-delà des jeux de scène et de posture, la forte réaction non complètement feinte des dirigeants français et italiens contre un Grexit. Il n’en reste pas moins que le gouvernement français a joué en partie un rôle complémentaire de celui des Allemands dans la négociation avec la Grèce.

C’est donc sur ce point, celui du crédit, qu’il faut agir. Les euros créés massivement par la Banque centrale européenne et les banques centrales nationales qui, avec elle, forment l’Eurosystème, servent actuellement à gonfler les profits des financiers et des multinationales et vont rendre encore plus grave la prochaine crise financière.

Au contraire, nous proposons de soumettre l’utilisation de cet argent à des décisions démocratiques décentralisées, avec des règles transparentes, pour qu’il finance des projets répondant à des critères précis en matière économique, sociale et écologique via le Fonds de développement solidaire européen, déjà évoqué.

Tout cela peut avancer à partir de la conquête de pouvoirs aux niveaux local (nouveaux pouvoirs des salariés dans l’entreprise), régional (fonds régionaux pour l’emploi et la formation), national (création d’un pôle financier public), européen et mondial. Ce serait une première dans l’histoire : la conquête, par les citoyens, d’un pouvoir direct sur l’utilisation de l’argent, monopolisé, depuis des siècles, par les détenteurs du capital.

Comment faire, dira-t-on ? Les traités européens interdisent le financement direct des États par la Banque centrale européenne (article 123.1 du traité de Lisbonne). C’est pourquoi la refondation de l’Europe exigera de changer ces traités. Mais ce n’est vrai qu’en partie. Car la Banque centrale européenne peut parfaitement refinancer, à des conditions favorables (des taux proches de 0 %) des prêts qui seraient accordés à des entreprises ou des collectivités publiques par une institution financière publique (ce que serait le Fonds européen que nous proposons). C’est l’article 123.2 qui l’autorise. Et même, dès à présent et sans attendre, elle peut refinancer la Banque européenne d’investissement par exemple. Elle le peut, oui, mais elle ne le veut pas. La Banque centrale européenne, indépendante des gouvernements, est l’ennemie de toute politique qui porterait atteinte aux intérêts de la finance. Là encore, c’est vrai mais en partie seulement. La Banque centrale européenne, loin d’être indépendante comme elle veut le faire croire, est une institution politique très attentive aux rapports de forces tels qu’ils s’expriment sur les marchés financiers mais aussi dans les luttes politiques. Devant la réalité de la crise, elle a en plusieurs occasions pris des mesures qu’elle rejetait avec horreur jusque-là. Par exemple, l’introduction d’une certaine forme de sélectivité dans le refinancement des crédits aux entreprises, ou bien l’achat massif de titres publics sur le marché secondaire, ou encore le maintien d’une assistance de liquidités d’urgence aux banques grecques, sans laquelle celles-ci auraient dû fermer dès le mois de février. Pour ces deux dernières décisions, la Deutsche Bundesbank a été mise en minorité au Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne.

Il n’est donc pas nécessaire, pour agir, d’attendre que 28 gouvernements et 28 parlements nationaux se mettent d’accord à l’unanimité pour remplacer les traités actuels par des règles qui nous conviennent. C’est dès à présent, au milieu des difficultés et alors que la crise grecque a révélé à beaucoup de citoyens que la construction européenne ne peut pas continuer sur les bases actuelles, que l’on peut lutter pour des objectifs concrets nouveaux.

Ainsi, ne peut-on rassembler des forces très diverses pour exiger que le gouvernement français soit à l’avant-garde, aux côtés du gouvernement grec et d’autres, aujourd’hui l’Italie, demain peut-être l’Espagne ou l’Irlande, pour la constitution du Fonds d’investissement défini plus haut ? À la fin, ce sont les peuples qui décident, et la bataille d’Athènes est, doit être, la bataille de tous les peuples européens.

Si les batailles nationales pour exiger le financement des services publics mettent en avant l’exigence de cette transformation européenne, elles font d’une pierre deux coups : crédibiliser les revendications nationales et appuyer la bataille grecque. Cette solidarité bien comprise est à l’ordre du jour. Il s’agit, d’un même mouvement, de sauver l’économie grecque, de porter une aide véritable au peuple grec en grande souffrance, et de construire ensemble dans la solidarité avec toutes les autres forces d’une gauche véritable une nouvelle dynamique politique dans toute l’Europe.

Le constat de l’écrasement de l’économie grecque par la troïka a été largement dressé et l’on peut montrer comment ces forces, par la politique d’austérité imposée à la Grèce et aux autres peuples, les enfoncent dans la déflation, la dette, les sacrifices sans fin. Ces peuples sont écrasés sous le poids des intérêts versés aux banques et aux créanciers, particulièrement l’Allemagne, la France et la Banque centrale européenne.

Les forces de résistance en France et dans l’Union européenne cherchent un chemin. De l’Altersummit dont les textes reprennent l’idée d’un Fonds européen pour les services publics financé par la Banque centrale européenne au Parti de la gauche européenne (PGE) qui en a fait un point majeur de ses propositions, en passant par le Labour anglais qui avec J. Corbyn porte le slogan Money for people, ou la confédération syndicale allemande DGB qui exige un plan d’investissement européen dans l’industrie et les services publics qui ne soit pas financé par les marchés financiers, ou encore la Confédération européenne des syndicats qui soutient, de façon certes contradictoire, une idée semblable. Il faut aussi noter la relative intervention du gouvernement français pour empêcher un Grexit. Cela notamment sous la pression des forces de gauche en France et notamment du Front de gauche et du PCF7.

Le vrai plan B  : utiliser l’euro pour les besoins sociaux et citoyens

C’est une bataille de classe moderne qui est à l’ordre du jour, à partir de propositions alternatives, à la fois pour sauver la Grèce et son peuple et pour refonder l’Europe. L’argent de la Banque centrale européenne doit cibler l’emploi et les services publics. Nous voulons la démocratie contre les banques. Ce qui impose de prendre le pouvoir sur la finance. Mais aussi d’imposer une indispensable et réelle coopération fiscale en Europe, ainsi qu’une nouvelle fiscalité juste et efficace. Face aux diktats écrasants des plans prétendus d’aide, nous proposons un vrai plan B pour la Grèce. Il s’agit surtout de mettre un terme aux problèmes générés par la dette et à l’austérité en Europe en s’attaquant à la Banque centrale européenne et en utilisant l’euro pour les besoins sociaux et citoyens.

On peut en dire autant, à des degrés divers, pour tous les pays de la zone euro. Face aux blocages à l’initiative des dirigeants allemands au service du grand capital financier, il faut faire tout autrement en Europe au lieu de proposer, comme l’a fait François Hollande, une fuite en avant vers un fédéralisme renforcé et une fragmentation de la zone euro accentuant les dominations. Il faut cesser d’utiliser l’argent des Européens pour l’austérité et pour la finance et il faut mettre en cause la Banque centrale européenne. La France (avec l’Italie, l’Espagne, la Belgique…) devrait proposer de créer le Fonds européen que nous suggérons. Ce Fonds serait une première étape vers un Fonds européen pour le développement intercalé entre la Banque centrale européenne et les États, que revendiquent des forces politiques comme le PGE (Partide la gauche européenne) et ses membres comme le PCF en France, Syriza en Grèce, ou encore Die Linke en Allemagne ou Izquierda Unida en Espagne. Cette institution financière publique serait financée par la Banque centrale européenne comme l’y autorise, on l’a vu, le traité de Lisbonne (article 123.2). Elle émettrait des titres publics que la Banque centrale européenne achèterait avec une partie des 1 140 milliards d’euros qu’elle s’est engagée à créer, le 22 janvier dernier, pour stimuler l’économie européenne. Le Fonds proposerait ces euros aux États nationaux au taux de 0 % en contrepartie de leurs titres de dette publics nationaux si (et seulement si) ces titres correspondent à des dépenses qui développent les services publics et l’emploi. Ainsi, les obligations publiques ne circuleraient plus sur les marchés financiers, elles seraient financées à 0 %. Enfin, l’attribution des euros en fonction des besoins de développement de services publics dans les pays participerait d’un rééquilibrage en Europe et d’une certaine redistribution dynamique. Ce fonds serait géré démocratiquement avec des critères explicites : création d’emplois et développement des services publics dans chaque pays. Il pourrait être saisi par les acteurs de terrain (représentants syndicaux ou élus) pour financer des projets précis dans ce sens. Il serait une première étape vers la réorientation radicale et graduelle de la Banque centrale européenne et donc de l’Europe. Cette revendication devrait être le support d’une véritable bataille de masse.

Le deuxième pilier du plan B, c’est l’action de la Banque centrale européenne sur les banques pour développer l’emploi et la production en changeant la relation entre les banques et les entreprises. Rien n’empêche qu’elle le fasse. Cependant, actuellement, elle ne le fait pas. Actuellement, les euros de la Banque centrale européenne vont très largement à la spéculation et aux délocalisations. Rappelons le processus : lorsqu’une banque a besoin de liquidités, c’est la Banque centrale européenne qui les lui fournit. C’est le refinancement. Celle-ci le fait à un certain taux (actuellement 0,05 % depuis septembre 2014) et la banque lui fournit en contrepartie ou bien des titres de crédit à des entreprises ou bien des titres de dette publique. La Banque centrale européenne pourrait faire, on l’a vu, ce refinancement de manière sélective en faveur de l’emploi, de l’écologie et de la création de richesses dans les territoires : re-financer à un taux plus bas les crédits pour des investissements qui développent l’emploi, les richesses…, et à un taux élevé, voire prohibitif, les crédits qui risquent d’être utilisés pour les délocalisations ou la spéculation.

Maintenant, il ne suffit plus de le dire. Il est l’heure de rassembler concrètement sur ces propositions précises, de croiser les luttes locales ou nationales sur cette base, comme un débouché politique à ces luttes. Il s’agit avec la période qui s’ouvre d’interpeller les pouvoirs, d’organiser vraiment et concrètement la mobilisation. La Commission, en son temps, avait cherché à discréditer le projet de Fonds européen. Il est grand temps à présent de s’atteler, avec toutes les forces disponibles, à une campagne de pétition massive à l’échelle européenne, avec des rassemblements et autres initiatives et une demande claire : « Contre l’austérité, l’euro, argent des Européens, doit servir à développer les services publics et l’emploi ! »

Solidarité avec la Grèce

Le devoir d’une gauche digne de ce nom n’est pas de prétendre soutenir Tsípras en vantant son imaginaire ralliement à l’austérité, ce qui reviendrait à le soutenir comme la corde soutient le pendu, mais de le soutenir vraiment en élargissant le front de lutte européen contre l’austérité, et en le faisant porter pour des financements allant à la création d’emplois et de richesses, aux services publics et non plus à l’enrichissement des créanciers, ainsi que pour la restructuration européenne de la dette. L’engagement de la France dans ce combat s’avérerait immédiatement décisif, quand on voit ce que celui de la Grèce, seule et isolée, a déjà fait bouger dans les consciences.

C’est là que la responsabilité des médias, et celle du gouvernement français, sont fortement engagées. Jusqu’à quand vont-ils plaider pour des vieilles lunes qui condamnent chaque jour un peu plus l’idée européenne dans la tête de millions d’Européens, plutôt que de regarder vers l’avenir d’une nécessaire refondation démocratique et sociale en Europe ? La fuite en avant dans une fédéralisation accrue de la zone euro est une fausse fenêtre car elle esquive encore une fois le fond du problème : la nature des politiques mises en œuvre. La voie ouverte par les Grecs place la barre plus haut : (re)conquérir le pouvoir confisqué en Europe par les marchés financiers avec la complicité des gouvernements de la zone euro pour le rendre aux peuples et à leurs choix souverains. Nations et Europe ne s’opposent pas si la règle démocratique d’une Europe à géométrie choisie remplace celle d’une Europe régie par la loi du plus fort. Il y a une fausse opposition qui expliquerait tout : les pro-Européens d’un côté, les souverainistes de l’autre. Cette analyse date. Aujourd’hui, les tenants de l’ordre libéral en Europe et les partisans du retour au choc des nationalismes sont les deux protagonistes d’une même impasse mortifère. L’avenir appartient à ceux qui feront le choix d’une refondation sociale et démocratique de l’Europe. Aléxis Tsípras et les siens, avec les forces de la gauche européenne, mènent ce combat d’avenir pour les forces de gauche en Europe.

L’accord imposé à la Grèce le 13 juillet comprend deux volets, un volet austéritaire et un volet relatif au déblocage de fonds. Le volet austéritaire est le plus connu, bien qu’on ignore souvent les contradictions et ambivalences que le gouvernement grec veut s’efforcer d’exploiter.

Mais il y a aussi un volet sur les fonds. Il comprend notamment la négociation d’un « nouveau programme du Mécanisme européen de stabilité (MES) […] entre 82 et 86 milliards d’euros, selon les estimations des institutions ». Ce volet explique, outre le rapport de force très défavorable, la signature du texte par A. Tsípras, qui y voit une arme dans la bataille. Comme on l’a dit, engager de nouvelles dépenses est décisif. Pour sortir vraiment de l’ornière, la Grèce doit développer son potentiel humain et matériel.

Les fonds doivent être vraiment débloqués, sans que tout soit renvoyé aux calendes grecques par des négociations qui jouent la montre. Alors que l’accord était signé, W. Schäuble en rajoutait déjà, demandant que les fonds soient donnés au compte-gouttes. Et le gouvernement français n’a rien dit face à ce chantage !

Il faut savoir que le MES emprunte son argent sur les marchés financiers8 et donc le rembourse à leurs conditions ! Or, le MES devrait être financé à 0 %, hors marché (par la Banque centrale européenne, par exemple). Ou, mieux, par le Fonds que nous proposons.

La Grèce doit pouvoir dépenser cet argent pour se développer, selon des critères précis, définis démocratiquement, au cœur desquels il doit y avoir l’emploi et la création de richesse réelle (y compris les services publics), au lieu de la tutelle qu’on veut lui imposer.

Enfin, il y a la restructuration de la dette publique. Au lieu de brandir l’annulation comme une solution magique, c’est une restructuration de la dette publique qu’il faudrait imposer (allongement des délais, baisse des taux, rétrocession systématique des intérêts perçus sur les titres détenus par la Banque centrale européenne et les institutions publiques, quelques annulations partielles).

Changer l’euro  : le débat censuré

Les forces dominantes balisent le débat. La seule alternative serait : « restez dans l’euro sans rien changer ou sortez-en ! », avec la variante du premier terme qui est « restez-y en acceptant un renforcement de ses règles vers le fédéralisme ». Mais, outre que cette alternative va devenir obsolète – sous la pression de la déflation qui pointe et d’un nouvel éclatement de suraccumulation financière, les dirigeants européens vont à nouveau être contraints à des innovations institutionnelles et à des entorses à des règles aussi importantes que l’ont été le rachat massif par la Banque centrale européenne des titres de dette ou la création du Fonds européen de stabilité financière puis du Mécanisme européen de stabilité – cette fausse alternative est faite pour contourner la vraie question, qui est de « changer l’euro ». C’est celle que nous développons ici.

En effet, exiger que l’Union européenne s’organise pour que les euros créés aillent aux services publics et aux investissements créateurs d’emplois et écologiques, c’est exiger, de fait, un autre euro que l’euro actuel qui va aux marchés financiers, à l’austérité et aux multinationales. C’est particulièrement vrai depuis le traité de Maastricht. Changer les pouvoirs sur l’euro passe par une réforme radicale de la Banque centrale européenne et, progressivement, de toute la régulation monétaire. C’est aussi affronter directement les marchés financiers, car si les euros vont à l’emploi et aux services publics, ils n’iront pas alors aux marchés financiers. Ils n’iront pas non plus aux multinationales si elles l’utilisent pour spéculer ou supprimer des emplois. C’est, en pratique, commencer à dépasser le capitalisme où, comme Marx l’a montré, machines, hommes, nature et monnaie sont réduits à du capital, c’est-à-dire une valeur (A, comme l’argent) qui cherche plus de valeur (A’ = A + ΔA), c’est-à-dire son profit additionnel.

On comprend donc pourquoi on entend si peu parler de la possibilité « d’un autre euro » dans les médias dominants. Revendiquer des dépenses nouvelles dans tous les pays renforcera aussi la protestation contre les mesures d’austérité :

– la Grèce doit recevoir les 82 à 86 milliards autrement qu’au compte-gouttes ;

– la dette grecque doit être renégociée pour alléger drastiquement son fardeau (échéance, taux d’intérêt, etc.).

La France doit exiger la mise en place d’un Fonds européen pour les services publics financé par la Banque centrale européenne, et précéder sa mise en place généralisée en agissant pour en créer un avec quelques pays européens.

Un enjeu décisif du combat immédiat est d’agir pour obtenir une conférence européenne sur un double sujet : création de ce Fonds et allègement des dettes.

L’argent de la Banque centrale européenne doit aller à l’emploi, à la production efficace et créatrice d’emplois, et aux services publics.

L’euro appartient aux Européens. Il s’agit d’impulser et d’organiser un mouvement social progressiste, citoyen et politique, en France et en Europe, pour cette bataille pour une autre utilisation de l’argent en Europe, interpellant la Banque centrale européenne et les différents gouvernements (dont celui de Hollande-Valls). Cela répondrait aussi aux exigences démocratiques, sociales et productives dans chacun de nos pays.

Dans l’histoire récente, c’est toujours par une nouvelle expansion sociale et productive que l’on est sorti durablement des crises en créant des nouvelles institutions financières publiques (telles les banques nationalisées dans la France d’après-guerre ou le Fonds de développement économique et social), avec des droits nouveaux, en les mettant au service d’une telle expansion, transformant de ce fait le système, de crise systémique en crise systémique. Hier, il s’agissait d’amender et limiter la régulation du système par le taux de profit. À présent, outre un besoin renforcé de baisser les coûts du capital, il y a besoin de critères positifs vraiment alternatifs au taux de profit pour une autre régulation économique que via le capital et sa rentabilité9.

Le système a tellement évolué aujourd’hui, avec l’exacerbation de sa logique égoïste, que c’est au cœur du cœur de la logique capitaliste qu’il convient de s’attaquer, presque frontalement. Nous n’avons pas le choix. Mais la maturation sociale, technologique et culturelle du capitalisme fait aussi que son dépassement devient une question concrète. L’argent et son utilisation en sont le nœud. zzz

 

Banque centrale européenne et financement public : ce que disent les traités

Article 123 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (Journal officiel de l’Union européenne, 9 mai 2008, 2008/C 115/01, p. 99)

Il est interdit à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres, ci-après dénommées « banques centrales nationales », d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publics des États membres ; l’acquisition directe, auprès d’eux, par la Banque centrale européenne ou les banques centrales nationales, des instruments de leur dette est également interdite.

Le paragraphe 1 ne s’applique pas aux établissements publics de crédit qui, dans le cadre de la mise à disposition de liquidités par les banques centrales, bénéficient, de la part des banques centrales nationales et de la Banque centrale européenne, du même traitement que les établissements privés de crédit.

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1. Cf. F. Boccara,Y. Dimicoli, D. Durand, Une autre Europe, pour le progrès social et contre l’austérité, un autre euro, La petite collection d’écoPo, éditions Le Temps des Cerises, Paris, 2013

2. Extrait de Alexis Cukier et Pierre Khalfa( coord). Europe, l’expérience grecque, Le débat stratégique, Editions du Croquant, 2015.

3. Cf. Denis Durand, Un autre crédit est possible, Collection « Espères », Editions Le temps des cerises, Paris, 2002.

4. De façon générale on sous-estime grandement l’interdépendance productive très forte entre les pays européens, qui se retrouve dans l’importance des firmes multinationales (FMN). Ceci aussi bien en France, où elles emploient environ la moitié des salariés des entreprises et ont à l’étranger 50 % de leur propre emploi (F. Boccara, A. D’Isanto, V. Hecquet, T. Picard. « L’internationalisation des entreprises et l’économie française », in Insee Références, 2013) que dans chaque pays (F. Boccara et T. Picard. « Commerce extérieur et implantations de firmes multinationales », Insee Première, n° 1558, juin 2015).

5. Une simulation économique d’une telle dévaluation n’a pas beaucoup de sens : les modèles de simulation économique existants sont de nature linéaire, donc valides au mieux pour des petites variations d’au plus quelques % (« au voisinage de zéro »), pas de 40 %.

6. Et pourtant la dette publique extérieure argentine était, avant que ce pays ne fasse défaut, en proportion deux fois plus faible qu’en Grèce (87 % du PIB en 2000 contre 175 % en 2014 pour la Grèce), et sa dépendance aux importations beaucoup plus faible aussi (12 % du PIB contre 35 % du PIB en Grèce en 2014). Enfin, l’Argentine a profité ensuite pour ses exportations d’un véritable boom des matières premières et agricoles (soja et pétrole dont elle est productrice ; chiffres donnés par la Banque mondiale, calculs Ho Cao Minh).

7. Voir la conférence de presse à l’Assemblée nationale avec la commission économique du PCF sous l’impulsion d’André Chassaigne et l’intervention de Pierre Laurent au Sénat in F. Boccara, D. Durand (dir.), Grèce, élargir la brèche, refonder l’Europe, Paris, 2015, Éditions Économie et Politique, 120 pages.

8. Les États donnent leur garantie au MES, cela lui permet de se procurer des fonds à un taux moins élevé, mais les États ne lui donnent quasiment pas de fonds.

9. Voir notamment P.  Boccara  (2015), Théories sur les crises, la suraccumulation et la dévalorisation du capital, Deuxième volume, 402 p.

 

 

 

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