Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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La compétitivité anticipée des entreprises selon la Cour de cassation

L’employeur qui n’a pas présentement de difficultés écono- miques peut-il licencier des salariés pour prévenir des difficultés à venir ? Telle est la question qui se pose

depuis des arrêts du 11 janvier 2006 de la chambre sociale de la Cour de cassation. Ces arrêts ont causé un tel émoi que la Cour de cassation s’est empressée de publier un communiqué pour tenter d’en atténuer la portée .

La société Pages Jaunes (filiale de la société Wanadoo, elle-même filiale du groupe France Telecom) avait procédé en 2002 à une restructuration de ses services commerciaux en invoquant la concurrence faite aux produits traditionnels (annuaires papier et minitel) par les nouvelles technologies de l’information (internet, mobile, site). A noter cependant la situation prospère de la société Pages Jaunes puisque , l’année suivante, en 2003, elle dégagea 182 millions d’euros de bénéfice net. Certains salariés des 18 établissements de l’entreprise (conseillers commerciaux avec statut de VRP) avaient refusé la modification de leur contrat de travail car, contrairement aux dires de l’employeur, cette modification abaissait le montant de leur salaire de 5 à 15%. Ils ont assigné l’employeur pour licenciement sans cause réelle et sérieuse devant divers conseils de prud’hommes, dont les jugements donnèrent lieu à des arrêts de cours d’appel.

Les salariés concernés ont gagné devant les cours d’appel de Montpellier et de Grenoble; mais ils ont perdu devant la cour de Dijon, laquelle considère légitime qu’une société profite d’une situation saine pour adapter ses structures. Puis ils se sont tous retrouvés perdants devant la Cour de cassation, car celle-ci a fermé toutes les issues : l’arrêt favorable de Montpellier a été cassé sans renvoi (2) et le pourvoi contre l’arrêt défavorable de Dijon a été rejeté (3). A noter deux curiosités : l’un des arrêts de la Cour de cassation a fait l’objet, six jours plus tard, d’un arrêt de rectification, les mots essentiels «à venir» ayant été omis après le membre de phrase «pour prévenir des difficultés économiques » (4). Et par ailleurs aucune justification n’a été donnée par la Cour de cassation au refus de renvoyer à une autre cour d’appel l’arrêt de Montpellier (5). Or dans tous les cas récents de cassation sans renvoi, des éléments de fait empêchaient toute discussion et ne laissaient plus rien à juger (6), ce qui n’était pas le cas dans l’affaire Pages Jaunes. La Cour de cassation aurait pu, en effet, aurait dû même, laisser à une cour de renvoi le soin de vérifier si l’employeur a démontré la source des difficultés futures. Elle ne l’a pas voulu.

Pour justifier sa solution favorable au patronat, la Cour de cassation se réfère à sa jurisprudence de 1995 selon laquelle une réorganisation peut constituer un motif économique si elle est nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité de l’entreprise ou du secteur d’activité du groupe (7). Elle se réfère aussi à la liberté d’entreprendre dont découle la liberté de gestion des entreprises et à la décision du Conseil constitutionnel selon laquelle la compétitivité de l’entreprise n’exige pas que sa survie soit en cause (8).

Code du Travail : une attaque en règle

Mais, au moins jusqu’en 2002, les difficultés économiques de l’entreprise devaient être constatées à la date des licenciements (9). Or, désormais une anticipation est permise, ce qui facilite les dégraissages patronaux. La Cour de cassation se justifie en se référant à la loi critiquable du 18 janvier 2005, dite de cohésion sociale, instituant dans les entreprises la négociation triennale d’un dispositif de gestion prévisionnelle des emplois autorisant des dérogations procédurales en vue de permettre des licenciements pour motif économique plus rapides (10). Comme si une telle négociation pouvait effacer la nécessité d’une sauvegarde de la compétitivité !

 

L’un des salariés licenciés était un représentant du personnel et avait attaqué devant le tribunal administratif de Paris l’autorisation ministérielle de son licenciement. Ce tribunal lui a donné raison le 18 mai 2005, donc avant les arrêts de la Cour de cassation, avec une motivation opposée à celle de la Cour suprême. Il déclare que la société Pages Jaunes n’apporte pas la preuve que les mesures de réorganisation de l’entreprise ont été décidées dans le but exclusif d’assurer la sauvegarde de la compétitivité du secteur d’activité ni que cette compétitivité était effectivement menacée (11).

Si la jurisprudence Pages Jaunes de la Cour de cassation permet à l’employeur d’anticiper des difficultés économiques prévisibles , elle ne permet toujours pas de licencier pour accroître des profits. A cet égard, les syndicats pourront encore invoquer la jurisprudence prohibant les licenciements pour faire des économies (12). Ils pourront aussi demander aux juges de vérifier si l’employeur prouve la réalité et l’importance des difficultés à venir, s’il a respecté ses diverses obligations : reclassement (art.L.321-1); plan de sauvegarde de l’emploi (art.L.321-4-1); adaptation des salariés à l’évolution des emplois (art.L. 930-1) et surtout de contrôler si la réorganisation était réellement nécessaire à la compétitivité, si elle était liée aux évolutions technologiques et si elle avait pour but d’éviter un nombre plus important de licenciements. A cet égard, les conseils de prud’hommes peuvent décider de nommer un expert ou désigner un conseiller rapporteur pour vérifier les dires de l’employeur.

La nouvelle jurisprudence affaiblit certes les moyens de défense des salariés, ce qui va dans le sens voulu par le gouvernement et le Medef. Mais elle ne les supprime pas totalement, même au plan juridique. Les actions pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ne sont donc pas prêtes de disparaître.

Directeur de la RPDS

  1. Cass. soc.11 janv.2006 pourvoi n°05-40977; commentaires M. Carles, L. Milet et F. Signoretto dans la RPDS fév.2006; G. Couturier dans la Sem.Soc.Lamydu 23 janv. 2006; J.-E. Ray dans Droit Social fév.2006 p.138.

  2. Cass. soc.11 janv.2006 pourvoi n°04-46201; mêmes commentaires.

Cass. soc. 17 janv.2006 , même n° 04-46201

  1. Selon l’art. 627 du Nouveau code de procédure civile, la Cour de cassation peut casser sans renvoi lorsque la cassation n’implique pas qu’il soit à nouveau statué sur le fond. Elle peut aussi, en cassant sans renvoi, mettre fin au litige , lorsque les faits, tels qu’ils ont été souverainement constatés et appréciés par les juges du fond, lui permettent d’appliquer la règle de droit appropriée.

  2. Exemples : Cass. soc.12 janv.2006 n°04-42190 (impossibilité de cumuler deux indemnités); Cass. soc.7 déc. 2005 n°04-44594 (le contrat de travail n’était plus en cours au jour du renvoi); Cass. soc.19 oct.2005 n°03-47219 (on ne peut refuser d’adhérer à un régime de prévoyance obligatoire); Cass. soc.17 juin 2005 n°03-44900 (indemnité mal calculée par la cour d’appel, et bien calculée par le conseil des prud’hommes).

  3. Cass. soc. 5 avril 1995 n°93-42690; dans le même sens Cass.plénière 8 déc. 2000 n°97-44219.

  4. Cons. Const.12 janv. 2002, DC n°2001-455.

  5. Le 26 mars 2002, la Cour de cassation a admis la prise en compte d’évolutions de l’entreprise postérieures au licenciement ( n°00-40898)

  6. Art.L. 320-2 du Code du travail résultant de la loi n°2005-32 du 18 janv. 2005. Pour compenser ce risque , le communiqué de la Cour de cassation évoque une éventuelle sévérité en cas de gestion prévisionnelle défaillante.

  7. Trib. adm. Paris , 3ème sect.1 ère ch., Pattenotte, n°0311454/3.

jurisprudence constante (cf M. Cohen, Le droit des comités d’entreprise et des comités de groupe, 8ème éd. page 680).

 

 

 

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Par Cohen Maurice , le 01 février 2006

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