La loi du 13 août 2004 sur la réforme de l’assurance-maladie, en organisant une gestion partagée du système de soins, a accru la place des mutuelles et les compagnies d’assurances qui se sont lancées dans une politique commerciale agressive pour essayer de conquérir de nouvelles part de marché. Pour celles-ci, le « jeu vaut la chandelle » : en 2005, les mutuelles, assurances et institutions de prévoyance ont financé 12,8 % des 150,6 milliards d'euros de la consommation de soins et de biens médicaux, soit près de 20 milliards. La récente décision des Mutuelles du Mans Assurances (MMA), de proposer un nouveau type de contrat baptisé « Santé double effet » en s’appuyant sur la technique du bonus-malus, fournit un exemple significatif de l’introduction du principe du marché dans l’assurance-maladie, en combinant assurance complémentaire et placement financier.
Si l’application des principes de l'assurance va se traduire par un accroissement des inégalités d'accès aux soins, il devrait également générer à court terme une nouvelle forme de contrôle social.
Des inégalités d'accès aux soins accrues par la privatisation Pour le gouvernement, l’objectif affiché est de rétablir l’équilibre des comptes sociaux en responsabilisant les assurés sociaux. Le discours s’articule autour d’un concept simplificateur sur le comportement opportuniste des agents développé par la littérature économique néo-libérale. De la même manière que l’on explique la croissance du chômage par le comportement de salariés « roublards » et « paresseux », on argue que le « trou » de la Sécurité sociale serait la principalement la conséquence du comportement irresponsable des assurés sociaux et des médecins abusant d’un financement socialisé. La préparation idéologique qui a précédé la loi de réforme de l’assurance maladie d’août 2004 a abondamment décliné cette idée rudimentaire.
Dans le langage de l’économie de l’assurance, ce type de comportement déviant, appelé « risque moral », apparaît quand un individu adopte un comportement présentant un risque de dommage pour l’assureur. En matière de santé, on en distingue deux sortes. Le risque moral de première espèce, ou ex ante, suppose que l'individu relâche sa vigilance du fait qu’il se sait efficacement assuré. Il s’observerait particulièrement dans le cas de comportements à risques (tabac, alcool, …) . Le risque moral de seconde espèce, ou ex post, résiderait dans le fait que l’assuré, une fois le risque survenu, consommerait davantage de soins que son état ne le nécessite, ce risque moral étant, selon cette théorie, multiplié du fait que le praticien peut trouver intérêt à favoriser une surconsommation.
La seule solution pour éviter le risque moral serait alors de responsabiliser les acteurs, comme on le fait en matière d’assurance automobile avec la technique du bonus-malus.
Concernant l’assurance maladie elle permettrait en un premier temps de sélectionner les risques en opérant une discrimination intertemporelle entre des personnes qui ont des probabilités de tomber malade différentes et, en d'autres termes, de sélectionner les bons risques : les personnes jeunes, bien portantes et solvables… Dans le même temps, dans une situation caractérisée par une « répartition inégale de l’information » pour garder ici le vocabulaire de l’économie de l’assurance, le bonus-malus incite également les assurés à la prudence en réduisant les comportements de type déviants. Dans le cas du nouveau produit des MMA, les assurés souscrivent un contrat d’assurance avec une majoration de la cotisation d’environ 15 %, cette dernière étant capitalisée. Dans le cas où l’assuré s’avère être un bon risque, la compagnie lui rétrocède la moitié de sa cotisation. En revanche, s'il connaît de graves ennuis de santé, la somme capitalisée reste au profit des MMA.
De telles mesures ne sont certes pas socialement neutres et conduisent à accélérer à terme le développement d'une protection à plusieurs vitesses en raison des inégalités d'accès aux soins. Les personnes jeunes, en bonne santé et solvables sont le « cœur de cible » des compagnies d'assurances ; les autres en seront exclues et ne pourront bénéficier que de dispositifs a minima.
Une nouvelle forme de contrôle social en lieu et place d’une politique sanitaire
Une fois les clients sélectionnés, il s’agit d’organiser leur contrôle afin qu'ils se préservent des atteintes pathologiques de toutes sortes, ce en quoi les compagnies d'assurances bénéficient d'un arsenal de techniques incitatives. Les organismes d'assurance maladie complémentaire tendent ainsi à promouvoir des méthodes de contrôle sanitaire. La Maaf assurances, par exemple, offrent une ristourne à ses souscripteurs prouvant qu’ils utilisent les produits proactiv de la multinationale Unilever ; de leur côté, les AGF mettent en place une politique de promotion des yaourts Danacol de Danone et Axa propose quant à elle un service téléphonique de conseils nutritionnels pour ses assurés. L'objectif est d’inciter à limiter les risques de maladies cardiovasculaires, mais sans que l’on puisse véritablement discerner, au moins pour l’instant, l’efficacité de ces méthodes dont le probable effet pervers est le développement de pratiques d’automédication peu évaluables. Pour l'instant, ces dispositions des assureurs restent facultatives et fondées sur une incitation qui mêle le sanitaire et l’avantage financier. Mais rien n’empêchera dans un avenir plus ou moins proche les compagnies d'assurances d'utiliser des méthodes coercitives afin de forcer leurs clients de prendre les précautions jugées ad hoc : ceux qui ne respecteront pas ces injonctions seront plus directement pénalisés, voire « sortis » du système de protection complémentaire. Au-delà de la seule incitation financière, c’est le terrain d’une dérive moralisatrice qui s’ouvre, éminemment caractéristique du droit de l'assurance où la faute est systématiquement reportée sur les personnes dans la détermination des parts de responsabilité. Un autre risque de cette privatisation de l’assurance maladie réside aussi dans le fait d’inciter les médecins, voir les obliger, à prescrire les médicaments produits par des laboratoires pharmaceutiques sous contrat d'exclusivité avec les compagnies d’assurance, pratique courante aux ÉtatsUnis.
La génétique permettra aussi de plus en plus le contrôle social des assurés. En 1990, une société américaine, Myriad Genetics, a localisé un gène de prédisposition au cancer du sein sur le chromosome 5. Aujourd’hui, cette firme vend des produits spécifiques de la génomique et les Health maintenance organizations (HMO), les filières de soins organisées par les assureurs, signent désormais des contrats avec la Myriad Genetics pour la réalisation de tests. Une organisation de femmes et de patientes, la National Breast Cancer Coalition (NBCC) s’est émue du caractère discriminatoire de cette pratique grâce à laquelle les HMO ont accès à des informations génétiques sur leurs patientes, ce qui permet de les sélectionner et de moduler les primes en fonction d’un calcul de probabilité du risque de cette pathologie.
Ces dérives sont significatives de transformations qui s’opposent à la régulation sociale et économique. Les systèmes de protection sociale élaborés se sont construits sur la socialisation des risques, en admettant que les personnes solvables et en bonne santé aujourd’hui payent pour les malades d’aujourd’hui, ce qui n’apparaît pas paradoxal si l’on tient compte d’un cycle de vie où la passage d’un état à l’autre est assez peu évitable… La tendance actuelle de l’individualisation du risque tend à culpabiliser le malade pour « comportement fautif » comme les personnes âgées qualifiées de « coûteuses » quand elles nécessitent des soins.
C’est ainsi que, progressivement mais sûrement, le libéralisme économique fait son nid au sein du système de soins, entre ceux en mesure de souscrire des assurances de plus en plus chères mais soumis dans l’avenir à un contrôle sanitaire de plus en plus inexorable, et ceux frappés plus immédiatement par la privatisation rampante et le développement des inégalités d'accès aux soins qu’elle entraîne. ■
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