Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Classes sociales et rassemblement transformateur

Pour Marx, la lutte des classes est «tantôt ouverte tantôt dissimulée». Ce n’est pas parce qu’il ne se manifeste pas ouvertement que l’antagonisme de classes n’existe pas, inscrit dans la structure économique de la société.

Sa disparition n’est donc qu’une illusion lorsqu’on se fie à la seule chronique des événements ou à la conscience ordinaire pour penser la réalité sociale.

Classes sociales et inégalités

Réfléchir sur les classes sociales suppose de réfléchir sur les inégalités, notamment sur le rapport de la propriété des moyens de production même s’il y a lieu d’y intégrer des éléments subjectifs culturels et collectifs porteurs de conflictualité. Cela suppose de réfléchir sur la place dans le système de production et sur les identités de classes.

L’essentiel de l’argumentation des sociologues intéressés à montrer la disparition des classes sociales peut être résumé en un diagnostic simple : moindre structuration des classes en groupes hiérarchiques districts, repérables, identifiés et opposés, moindre conflictualité des classes et conscience de classe affaiblie, les inégalités baissent car la violence de l’exploitation décline et donc les rapports sociaux sous-jacents sont appelés à décliner.

Le deuxième angle d’attaque concerne le développement des services comme dynamique de déstructuration du système de classes : l’expansion du secteur tertiaire et le déclin industriel remettraient en cause la place de la classe ouvrière seule classe importante.

La simple lecture de l’évolution des catégories sociales sur 35 ans fixe les idées. Oui les catégories moyennes et supérieures du salariat se développent, les ouvriers déclinent numériquement et sont aujourd’hui 25,5 % de la population active contre 40 % en 1969. Mais ils restent le plus grand groupe social avec les employés.

Lanalyse des situations des ouvriers et des employés, notamment pour les salaires, mais aussi pour tout un ensemble de critères, montre que les employés sont d’un point de vue structurel des ouvriers des services, dont le travail est tout aussi peu valorisé économiquement que celui des ouvriers. La somme des ouvriers et des employés constitue une part extrêmement stable, de l’ordre de 55 % de la population active ou de 60 % du salariat (40 % pour les cadres et professions techniciennes et intermédiaires).

Les inégalités salariales

Le pouvoir d’achat du salaire a augmenté en moyenne de 0,5 % par an dans les années 1990 contre 3,5 % dans la période antérieure, marquée par la croissance des «Trente glorieuses». L’écart entre cadres et ouvriers/employés a fléchi, après 1968. Le cadre gagnait en moyenne 4 fois plus que l’ouvrier en 1968 et 2,7 en 1984. Un mouvement sensible de rapprochement des salaires entre salariés qualifiés à responsabilités et salariés d’exécution a eu lieu après 1968.

À partir du milieu des années 1980, la croissance ralentit et l’écart reste stable (2,5 en 1998). En ce qui concerne les revenus issus du travail, le phénomène est analogue.

Inégalités de patrimoine et d’accumulation Contrairement aux écarts de salaires ou des revenus, les écarts côté patrimoine sont d’un tout autre ordre de grandeur. Louis Chauvel estime que l’échelle est en 2000, de 1 à 3 pour les salaires ou les revenus et de 1 à 70 pour le patrimoine accumulé. Aujourd’hui, la stagnation des salaires et la progression des revenus financiers fait de l’accès au patrimoine un enjeu stratégique, mais parfaitement inégalitaire, et, en outre, aléatoire. Le thème «d’une France de propriétaires» cher à Sarkozy vise le développement accéléré de cette société patrimoniale se présentant pour la succession de la société salariale.

Marx disait que le capitalisme renforçait l’opposition des classes entre la bourgeoisie et le prolétariat. Le diagnostic sociologique apparaît difficilement contestable si on précise que Marx entendait par prolétariat la masse de ceux qui contribuent, directement ou indirectement, à la production des richesses industrielles et en sont spoliés.

De ce point de vue, l’ensemble du salariat, aujourd’hui, se retrouve dans le camp des exploités, même s’il n’en n’a pas clairement conscience.

Il n’y a donc aucune disparition enchantée des classes. L’antagonisme capital/travail est aujourd’hui vérifié dans les faits. Par suite, le concept de classe ouvrière, s’il n’est plus audible dans sa formulation car compris comme renvoyant aux seuls ouvriers, garde toute sa pertinence comme étant la classe du salariat d’aujourd’hui, avec ses diverses composantes, allant de l’ouvrier au cadre, et formant une même communauté d’intérêts face à une haute bourgeoisie financière très réduite en nombre et possédant la grande part des richesses et la plupart des leviers de décisions économiques.

Les transformations du travail et de l’entreprise À la salarisation massive de travailleurs et à l’élévation des qualifications s’ajoutent les transformations de l’entreprise. Dans la mondialisation financière, l’entreprise s’est profondément transformée.

Ce n’est plus le capitalisme entrepreneurial, mais le capitalisme financier (ou actionnarial ou patrimonial) qui détient le pouvoir dans l’entreprise. Les choix stratégiques des directions d’entreprises et le diktat des actionnaires portent exclusivement sur la baisse du prix du travail.

D’autre part, avec la révolution technologique et informationnelle, la société de la connaissance, c’est-à-dire du travail intellectuel, de l’information entraîne un glissement de la source de la plus-value. Elle est maintenant moins dans le travail de production de biens et davantage dans celui de la conception.

Au sein du secteur industriel, les tâches de conception et de commercialisation prennent une place croissante. L’industrie elle-même se «tertiarise».

Les ouvriers d’usine deviennent minoritaires. Ils sont désormais manutentionnaires ou réparateurs. Il y a 20 ans, la plus grande partie des employés occupait des emplois administratifs en entreprise ou dans le secteur public. Aujourd’hui, la majorité d’entre eux travaille dans le commerce ou les services aux particuliers. Le secteur tertiaire comporte en 2002, 10 millions de salariés contre 4 à l’industrie. La taille des entreprises a énormément bougé.

En 25 ans, les entreprises de plus de 500 salariés ne sont plus que 11,3 % en 2001 contre 20,6 % en 1976. 53 % sont dans des entreprises de moins de 50 salariés.

Transformation de l’identité ouvrière

Dans ce contexte, le discours porteur de l’idée que nous vivons dans une société sans classe retire aux plus démunis tout lieu d’appartenance collective et produit une dévalorisation des constructions de classes qui avaient marqué le milieu du XXe siècle. Guy Michelat et Michel Simon relèvent que le groupe ouvrier n’a jamais constitué un bloc idéologiquement homogène, mais que le sentiment d’appartenir à la classe ouvrière et celui d’entretenir un rapport vital à la politique en ont été les expressions majeures.

Dans les années 60 et 70, cette culture est fortement enracinée et imprègne les dynamiques sociales et les représentations collectives. D’où un comportement indexé sur l’appartenance de classe et le vote de gauche, notamment communiste. Les revendications ouvrières portent alors essentiellement sur des mesures de redistribution devant permettre à ceux qui travaillent durement et gagnent peu de vivre normalement. D’où le souhait de profonds changement sociaux et politiques. À partir de la fin des années 70, alors qu’il n’y a plus de gâteau à partager dans le capitalisme financier, le sentiment de classe va régresser avec la valorisation de l’individualisation qui empêche les ouvriers d’exercer leurs capacités à exprimer leur expérience collective. La classe ouvrière est atteinte non seulement dans sa base sociale, mais aussi dans son imaginaire social et politique. Autrefois assumée avec fierté, la condition ouvrière a subi une extrême dévalorisation donnant cours à un «racisme de ressentiment».

On mesure d’emblée comment le Front national d’abord puis le populisme de Sarkozy, ont pu faire recette et en même temps comment la construction de l’identité de «classe» demande un travail politique patient et permanent pour clarifier les choses entre populisme et antilibéralisme, entre recherche de boucs-émissaires et recherche de causes dans l’antagonisme capital/travail.

Pour autant, le recul de l’identité de classe chez les ouvriers ne veut pas dire dépolitisation. La décennie 90 a vu le regain de grèves et de manifestations collectives antilibérales. Plus on appartient aux catégories ouvrières et populaires, plus on est réfractaire aux thèmes de l’idéologie libérale et plus le potentiel contestataire est significatif.

Cette posture antilibérale coïncide en même temps (plus encore chez les ouvriers que chez les employés) avec un rejet conservateur des valeurs ethnico-culturelles de gauche. Le risque de césure «instruits non instruits» se dessine ainsi au sein du salariat. Par ailleurs, les attitudes des ouvriers favorables aux mobilisations font souvent l’impasse sur les enjeux du système politique comme si l’action collective était une démarche de substitution à lunivers politique.

Travail qualifié et salariés à responsabilités

Les ingénieurs, cadres, professions techniciennes et intermédiaires ont vu, quant à eux, se développer une conscience salariale qui n’existait pas jusqu’alors. Ces catégories qui étaient auparavant très minoritaires et à l’écart du processus de production se sont retrouvées de plain-pied dans le salariat avec la salarisation massive de la population et l’élévation des qualifications.

Les 3,3 millions de cadres et 5,7 millions de professions techniciennes et intermédiaires n’ont plus grand-chose à voir avec les quelques centaines de milliers avec lesquels la classe ouvrière d’antan cherchait à constituer une alliance.

Le milieu des années 80 a vu un premier divorce des cadres avec les directions d’entreprises, au moment le chômage et la pression sur les salaires commençaient à les atteindre. Le passage au capitalisme actionnarial sur lequel ils n’avaient plus prise a constitué un décrochage extrêmement fort.

Lentreprise perd sa légitimité à leurs yeux : absence de reconnaissance du travail et disparition de la considération qui y était liée. Le refus de sacrifier sa vie à l’entreprise a amené de fortes mobilisations pour bénéficier de la RTT en 1999, relevant leur volonté de ne plus être des salariés à part. Depuis le début des années 2000, les luttes des cadres et professions intermédiaires sont nombreuses et portent sur l’intérêt collectif. La jeunesse diplômée ou en formation s’attaque frontalement à la précarité, celle-ci les atteignant dans leurs projets de vie et étant perçue comme antinomique avec l’exercice de leur qualification.

Ces dernières années l’ensemble des luttes des salariés qualifiés en responsabilité portent sur la recherche de reconnaissance et de responsabilité sociale. Les professions techniciennes et intermédiaires qui avaient l’habitude de se définir négativement «ni cadre, ni ouvrier, ni employé» se définissent aujourd’hui plus volontiers par rapport au contenu, au sens de leur travail et se questionnent sur l’apport de leur technicité. Ils sont 90 % à se dire intéressés par leur travail et ont une vraie communauté de vécu avec les cadres.

Le capitalisme n’a cessé de développer de nouvelles formes d’exploitation y compris pour le travail qualifié.

La précarité se généralise à travers la mutation du travail en une activité, un job, une mission. C’est la forme moderne du travail à la tâche. Et la qualification peu ou pas reconnue ne compte plus que par sa fonction utilitariste.

Un mode unique de management, fondé sur la démarche objectifs-indicateurs de résultats et le culte de la performance, s’est imposé. Le management intégrateur l’encadrement devrait adhérer à la stratégie de l’entreprise est instrumentalisé et professionnalisé. Le sens et la finalité du travail sont évacués. Ce mode de management tout entier au service de l’actionnaire, engendre gâchis économiques et drames humains.

Vote politique

La destruction de la conscience de classe ouvrière s’est produite au moment du développement du capitalisme financier, en même temps que diminuaient les effectifs ouvriers avec l’exclusion des grandes entreprises, le chômage massif et l’explosion de la précarité. Cette conscience de classe ne s’est pas reconstruite dans le salariat pour autant.

Une conscience salariale s’est développée chez les cadres et professions techniciennes amenant un rapprochement avec les ouvriers et employés, des luttes d’intérêt collectif et une contestation des stratégies patronales. Le vote politique a traduit ces évolutions dans l’activité politique qui a été menée ou pas dans les différentes composantes du salariat. Lorsqu’on analyse les résultats des législatives de 2007, on observe une forte chute du Front National sauf chez les ouvriers ; Celuici réalise 1 % chez les cadres et professions intermédiaires, 15 % chez les ouvriers, 6 % chez les employés. Les ouvriers votent à 33 % UMP 24 % PS 5 % PCF 15 % FN Les professions techniciennes : 35 % UMP 34 % PS 7 % PCF 1 % FN Le taux d’abstention chez les ouvriers et employés est de 44 % et de 26 % chez les techniciens et cadres.

Chez les ouvriers et employés, les questions économiques et sociales sont premières mais le populisme l’a emporté sur l’antilibéralisme.

Chez les cadres et professions intermédiaires, il y a une montée de l’antilibéralisme. Les professions techniciennes apparaissent comme le socle du vote de gauche, intégrant les aspects tant économiques et sociaux que sociétaux. Le FN fait son meilleur score (8 %) chez les sans diplôme ou niveau primaire, l’UMP fait son meilleur score (45 %) chez les titulaire du BEPC, CAP-BEP.

Le référendum de 2005 sur la Constitution européenne a été, quant à lui, une victoire du monde du travail, mais avec un brouillage des cartes gauche-droite. Le vote ouvriers et employés a été extrêmement fort en faveur du non (70 % pour les ouvriers, 53 % pour les employés) mais n’était pas uniquement un vote de gauche. Les professions techniciennes ont voté non à 54 % et les cadres à 33 % (ce qui représente la progression la plus importante depuis Maastricht ils n’avaient voté non qu’à 13 %).

Quel rassemblement transformateur ?

Les transformations de la société, liées à l’évolution des forces productives et à la mondialisation financière n’amènent pas une société le capital se confond avec le travail. Le salariat d’aujourd’hui, à travers la diversité de ses composantes issues des niveaux de qualification et des rapports sociaux est en pleine recherche de conscience de classe à partir d’une communauté d’intérêts réelle.

Le parti communiste s’est construit comme étant le parti de la classe ouvrière. La création d’une force politique, de la classe du travail, d’un parti du salariat est pleinement d’actualité. Jean Lojkine propose lui aussi de prendre acte de la fin d’un centre prédisposé à animer le processus de transformation sociale et de rechercher dans le mouvement réel de la société les potentialités de convergences entre les exploités. Il parle d’un salariat multipolaire à réunifier.

Deux grandes composantes apparaissent dans un salariat diversifié avec d’une part les salariés d’exécution (ouvriers

employés) et d’autre part les salariés qualifiés en situation de responsabilité profession-nelle (cadres, professions techniciennes et intermédiaires). Lunité du salariat doit être au cœur du rassemblement transformateur nécessaire pour l’émancipation humaine.

La dimension est nationale mais aussi internationale, avec la perspective de coopération de luttes mettant en cause la domination de la finance sur la planète et répondant de manière saine aux défis du développement et de l’environnement.

Revaloriser le travail

Cibler l’unité du salariat suppose d’agir pour revaloriser le travail, élément clé pour ouvrir une perspective. Revaloriser le travail, c’est d’abord démystifier le traitement populiste

qu’en fait Sarkozy. Pour lui, le travail n’est pas une réalité collective. «Pour gagner plus, il faut travailler plus donc faire des heures supplémentaires». «Soyez tous propriétaires» Chacun doit s’en sortir tout seul. Rien n’est dit bien sûr sur l’enrichissement des banques et le développement de la suraccumulation. Les logiques ultra-financières qui détruisent le travail aujourd’hui ne sont pas mises en cause.

Revaloriser le travail, c’est aussi éviter le traitement ouvriériste du travail, très en vogue à gauche. On pleure sur les pauvres, les petits, les exclus, les ouvriers en les opposant aux autres, aux riches qu’on ne caractérise pas, ce qui cantonne les premiers dans leur état et la recherche de boucs-émissaires. La droite et le patronat n’ont de cesse de cultiver les mises en opposition, les divisions, entre couleurs de peau, entre catégories de salariés, entre ceux qui ont un travail et ceux qui n’en n’ont pas, entre public et privé.

Aller à l’encontre de l’alimentation de ces divisions est en soi une question politique si on veut rassembler le monde du travail et la population.

Lexclusion prend sa source dans l’entreprise et le combat des sans-papiers, sans-travail, sans-logement... relève complètement d’un travail de rassemblement du salariat qui s’attaque à l’exploitation et à la suraccumulation. La lutte contre les autres formes de domination comme les inégalités hommes/femmes prennent également d’autant plus de force qu’elles s’imbriquent dans ce combat.

Le salariat : ciblestructurante pournotre activité En créant une absence de visibilité de l’avenir et une montée des incertitudes, le capital pousse au repli sur des stratégies d’adaptation personnelles, risquant de conduire à l’explosion des solidarités dans et hors l’entreprise.

Les atouts pour travailler à la réunification du salariat sont pourtant là. Dans la population ouvrière, des solidarités s’opèrent entre les fractions les plus précarisées et les autres. La culture ouvrière, intégratrice en matière d’immigration a de beaux restes dans sa capacité de résistance collective. N’est-ce pas là-dessus qu’il faut s’appuyer et nouer des luttes communes avec les employés dont les conditions de vie et de travail sont similaires ?

Dans les populations cadres ou techniciennes, de salariés qualifiés, de nouveaux mouvements sociaux, pensés non plus en opposition mais en continuité avec le conflit salarial, les enjeux de reconnaissance des diplômes et des métiers ainsi que l’intervention critique dans la gestion des entreprises et des services publics constituent des voies prometteuses.

Nous avons devant nous des batailles d’ensemble sur de grands enjeux transformateurs concernant le primat du travail sur la finance, la sécurité de l’emploi et de la formation, la protection sociale, les droits et pouvoirs des salariés... Nous avons aussi les croisements à opérer sur des batailles singulières menées dans telle catégorie ou telle composante du salariat.

Il n’y a aucune fatalité à ce que la jeunesse, chez qui l’aspect antilibéral est très marqué, ne s’implique dans une telle construction sociale et politique. Le CPE en a été un exemple éclatant. Les recettes prônant l’individu contre le collectif développées par Sarkozy butteront sur les contradictions du vécu au travail.

Pas plus qu’hier, la notion de parti de la classe ouvrière n’était réductrice par rapport à l’objectif d’émancipation du genre humain, avoir le salariat comme cible structurante est la clé d’une dynamique d’ensemble

 

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