Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Crise financière : quelle issue ?

 

 

 

 

Débat

Réalisé par Alain Morin, rédacteur en chef

avec Frédéric Lordon, directeur de recherche au CNRS et Denis Durand, économiste, syndicaliste

Selon vous, quelle est la nature de la crise financière actuelle, se rapproche-t-elle de celle de 2001 ou de celle de 1929 ? interagit-elle avec l'économie réelle et sa mondialisation actuelle ? Si oui en quoi ?

Frédéric Lordon :

Pourvu qu'on les envisage au niveau de généralité qui convient, il me semble qu’on retrouve les mêmes mécanismes à l'œuvre dans presque toutes les crises financières :

  • Les investisseurs institutionnels sont à la recherche de produits qui rapportent plus que les actifs sans risque. Plus exactement, ils poursuivent la chimère d’un déplacement significatif de la courbe rendementrisque.
  • L’opinion financière collective se coagule sur un certain type d’actif auquel on prête de réaliser ce miracle, moyennant l'élaboration simultanée d'une doctrine qui justifie l'injustifiable : en 2000 on a droit à la doctrine de la nouvelle économie. «Nous sommes dans un régime radicalement nouveau qui appelle des modes de valorisation radicalement nouveaux. N'essayez pas de vous appuyer sur des référents du passé. On est dans un autre monde». En 2007, c'est la doctrine de la titrisation qui en est l'équivalent fonctionnel : «Nous sommes dans une configuration inédite de gestion collective des risques du fait de cette innovation financière qu’est la titrisation, la mesure même des risques doit donc s’opérer de manière entièrement différente».
  • L’engouement mimétique et la bulle avec tous ses mécanismes caractéristiques : le caractère auto réalisateur de la dynamique collective ; l'étouffement de toutes les voix dissidentes qui, dans un premier temps, sont tenues pour simplement aberrantes, puis dans un deuxième sont accusées de tuer la poule aux
  • oeufs d'or, cette production sociale de l’unanimité ayant d’ailleurs ses composantes institutionnelles, au travers, par exemple, de la collaboration des agences de notation qui, prises dans leur conflit d'intérêts, ne rendent que des avis procycliques, moyennant quoi il n’y a plus aucune force de rappel dans le système.
  • L'événement frappant qui fait détonateur et va renverser la croyance collective. Et comme toujours l'événement c'est une faillite retentissante : en 2000 c'est la faillite d'Enron, en 2007, celle d’IKB et les difficultés financières de UBS et de Bear Stearns. De ce renversement de la croyance collective s'ensuit un rush pour sortir du compartiment concerné. Et par conséquent son effondrement.

Denis Durand :

Je partage tout à fait cette façon d'analyser les événements de 2007. Ce qui m'a surtout frappé, ce sont les ressemblances entre ces événements et ceux, non pas tant de 2000 – 2001 que de 1997-1998. La crise des «subprime» réveille le souvenir de la faillite du fonds spéculatif LTCM, qui a mis en péril les principales banques de Wall Street en octobre 98. Comme il y a dix ans, les spéculateurs jouent avec des modèles statistiques dont tout le monde sait qu'ils sont faux, mais cela ne les empêche pas de le faire… ni de promettre après la crise que l'on ne s'en servira plus jamais ! Comme tu l’as écrit, les financiers ont bien pris soin de «ne pas tirer les enseignements» de 1998. Autre point commun, le caractère systémique de la crise, qui met en cause l'équilibre de tout le système bancaire. Et aussi l’apparition des banques au centre de la problématique, avec les banques centrales comme régulateurs et «prêteurs en dernier ressort».

Si l’on veut poursuivre la comparaison, on peut noter que la crise financière de 1997-1998 n’a pas déclenché immédiatement la récession à l’échelle mondiale. Elle a été suivie de deux ou trois bonnes années d'expansion, et c'est en 2001 seulement que l’économie réelle est touchée de façon sensible. De fait, en 2007, les profits des entreprises non financières sont encore florissants. Faut-il en inférer que le pire des difficultés à venir se situe d’ici aux environs de 2010-2012 ? Cela mériterait un  débat  plus  approfondi d'analyse conjoncturelle.

Frédéric Lordon :

Je suis tout à fait d'accord sur la pertinence du rapprochement entre 2007 et 1997. Il y a d’ailleurs un autre point commun entre ces deux épisodes, c'est l'intervention forcée des pouvoirs publics pour enrayer les catastrophes du merveilleux marché et sauver la mise de quelques seigneurs de la finance privée. Avec parfois des formes de nationalisation des plus surprenantes ! Ainsi en 1997 la Banque centrale de Hong Kong rachète des titres pour soutenir les marchés des actions… et devient donc de fait propriétaire. Avec la nationalisation en bonne et due forme de la banque Northern Rock par le gouvernement britannique en 2008, on est dans un schéma plus classique. Moins classique en revanche, les prises de participations des Fonds souverains des monarchies pétrolières dans les grandes banques d’affaire américaines en quête de recapitalisation d’urgence : les voilà en cours de nationalisation, certes partielle… mais par une puissance étrangère ! Il faut vraiment que les banques américaines soient à l’agonie pour que le paradis du capitalisme privé tolère un affront aussi ironique...

Il n’y a pas que des points communs, il y a aussi des différences entre ces crises financières

Frédéric Lordon :

Oui, il y en a ! En 2000, c'est le compartiment des actions qui est touché. Il y a des pertes de valeur phénoménales, mais qui prend l'impact ? Les actionnaires individuels et institutionnels. Je dois dire que je me suis trompé en 2000, je pensais que, par le truchement de l'effet richesse, ces dévalorisations affecteraient plus fortement les ménages qu’elles ne l’ont fait. Pourquoi cela ne s'est-il pas passé ? Parce que, une bulle succédant à l’autre sans grand délai, la dévalorisation des patrimoines mobiliers a été assez rapidement compensée par la croissance des patrimoines immobiliers, qui a en quelque sorte pris le relais. Quoique modifié dans sa composition, le patrimoine global des ménages s’est vite rétabli pour recommencer à croître et offrir des collatéraux maintenant à haut niveau la capacité d'endettement des ménages. Or ce paramètre est décisif pour le bouclage macroéconomique du régime de croissance dans les économies anglo-saxonnes. On comprend immédiatement, par symétrie, pourquoi la crise actuelle va avoir des effets beaucoup plus importants. Les destructions patrimoniales auxquelles vont faire face les ménages sont d’une tout autre ampleur, et sans grand espoir de compensation à court terme. Si l’économie est vouée à ralentir, c’est donc sous l’effet conjugué d’une baisse sensible de leur capacité d’emprunt, donc de dépense… et d’une rétraction symétrique de l’offre de crédit en raison du choc majeur que viennent de prendre les banques, lesquelles étaient restées relativement à l’écart en 2000. C’est bien pourquoi on parle de crise du crédit. Il faut remonter au début des années 90, et encore, pour retrouver une situation de crise bancaire aussi aiguë. La récession qui s’en était suivie avait été saignante.

Pourquoi dans cette crise les banques sont-elles particulièrement touchées ?

Frédéric Lordon :

Parce que les banques d’affaire ont radicalement transformé leur business-model. Jusqu'à présent, dans les banques, il y avait un département spécifique que l'on appelle la banque de financement et d'investissement qui manufacturait les produits structurés pour des clients et touchait sa commission pour cette opération. Avec l’essor de la titrisation et le développement des produits structurés, comme les CDO, et les opportunités de profit que cette dynamique a fait naître, les banques d'investissement n’ont plus seulement « manufacturé » pour compte de tiers, mais joué avec leurs propres produits – avec au surplus l’avantage compétitif que donne la connaissance de première main des produits en question. Merril Lynch est l’illustration type de ce passage de l'ingénierie au trading des produits structurés. Mais les banques universelles ont suivi également, notamment par l’intermédiaire de leurs Hedge Funds maison ; ainsi de la banque suisse UBS, maintenant plombée par son propre fonds Dillon Read. En fait tout le monde s’est mis à imiter le modèle, relativement singulier jusqu'à présent, de Goldman Sachs, où de fabuleux profits étaient dégagés par l'activité de proprietary trading, c'est-à-dire de trading pour compte propre. Je rappelle qu’en 2006, Goldman Sachs sort un ROE (1) de 40%... ça laisse rêveur. On ne devrait pas être étonné que les autres banques se soient ruées à leur tour pour adopter ce modèle économique, tout simplement parce qu'elles ont vu là des occasions de profit considérables et encore inexploitées. Merril Lynch s’est donc mise à jouer intensivement avec les produits qu'elle ne faisait jusqu’ici que «fabriquer» pour le compte de ses clients… et à prendre les pertes astronomiques qui ont résulté de leur effondrement.

Denis Durand :

Il y a incontestablement des changements dans les pratiques des banques. Je serais tenté de mettre l'accent sur la montée des enchères qui accompagne, depuis le tournant des années 70 et 80, l’emprise de la sphère financière sur l’ensemble de l’économie. Au fil des crises successives, le volume des capitaux financiers en jeu ne cesse d'enfler.

La capitalisation boursière en actions et obligations de toutes les places financières a été multipliée par 4,4 entre 1990 et 2005. Si on rajoute les produits dérivés (les contrats à terme, les  options,  les  swaps…),  on

atteint des volumes sans commune mesure avec les richesses réelles créées par l’économie mondiale sous forme de biens et de services.

Et comme les capitaux se déplacent sur les marchés et ont une norme de rentabilité à satisfaire, qui ellemême a tendance à s'accroître au fil des années, on arrive à une pression de plus en plus violente sur les salaires, l’emploi et la croissance. Parfois c'est tellement violent que l'on se retrouve avec une crise financière dans tel ou tel compartiment du marché, qui ensuite se répand dans l'ensemble du système par le biais de la libéralisation des mouvements de capitaux et de la titrisation. Du point de vue de la régulation du système, cela veut dire qu’à chaque fois qu'une crise se produit, comme en 1987, en 1997-1998, en 2000-2001 et encore aujourd’hui, des phénomènes analogues se répètent mais avec des enjeux toujours plus grands, et avec une pression accrue sur les banques centrales qui ont la responsabilité ultime de la stabilité du système.

Cette inflation financière n’existe que parce qu'il y a mobilisation des capacités de création monétaire des banques au service de la croissance des marchés financiers. Par exemple, aujourd’hui, l’économie de la zone euro tourne au ralenti mais les crédits bancaires qui y sont distribués continuent d’augmenter à un rythme de 10 à 12 % l’an. Tout cela conduit à une conclusion : quelles que soient les conséquences conjoncturelles immédiates de la crise financière actuelle, l’ampleur des conséquences des prochaines crises est de plus en plus incertaine.

Comment appréciez-vous l'intervention de la BCE, ainsi que de la FED et des autres banques centrales dans cette affaire ?

Frédéric Lordon :

La comparaison entre BCE et Fed est un débat moins simple qu’il n’y paraît. Quitte à le résumer brutalement, on pourrait dire ceci : Bernanke à tout lâché, sur les quantités comme sur les prix, c’est-à-dire sur les volumes de refinancement et sur les taux ; la BCE n'a lâché que sur les volumes, mais pas sur les prix.

Comment l’expliquer ? Sans doute par la différence «d'habitus» monétaire qui distingue la BCE de la Fed. Comme on sait, le soutien de la croissance et de l’emploi fait partie des missions implicites de cette dernière. Les baisses de taux d’intérêt témoignent de leur importance relative dans la pondération d’ensemble de la Fed. Certes, ces baisses répondent à un schéma d’intervention «de crise» que la Fed juge éprouvé – c’est celui auquel elle a recouru pour toutes les crises survenues depuis 1987. De fait, les baisses de taux améliorent à court terme la liquidité des institutions financières et, à moyen terme, rouvrent  les marges bancaires, permettant une restructuration plus rapide des bilans des banques et une reprise de l’offre de crédit.

Il serait inexact de dire que la BCE ne répond qu’à la mission exclusive de la stabilité des prix. Ces choix récents révèlent aussi une préoccupation pour la stabilité du système financier. Elle n’aurait pas, autrement, ouvert comme elle l'a fait les vannes du refinancement, et ne se serait pas associée à cet extraordinaire épisode survenu à la mi-décembre où les principales banques centrales se sont coordonnées autour d’un élargissement inouï des procédures de refinancement : aussi bien sur le terme, la qualité des papiers admis au refinancement, l'indication quasi explicite qu'il n'y aurait pas de limite de volume, c'est du jamais vu. Et la BCE s'est associée à cela. On ne peut donc pas dire qu'elle n'a rien fait.

Comment interpréter cependant le fait qu’elle n'ait pas cédé sur les taux d'intérêt. C’est une décision très ambivalente où les bonnes raisons se mêlent aux mauvaises. Les bonnes tiennent au désir de punir les investisseurs qui ont pris trop de risques. «J’ouvre aussi grand qu’il le faut les vannes du refinancement pour sauver le système, mais ces liquidités se paieront au prix fort». De fait, on n’est pas franchement navré que les institutions financière souffrent les conséquences de leur impéritie... Mais qui ne voit, par ailleurs, combien la résurgence d’inflation est déterminante dans les choix de la BCE ? Et que la BCE, à l’inverse de la Fed, est manifestement prête à sacrifier la croissance à cet objectif-là ; le pire étant, par parenthèses, que l’inflation présente a des causes – des tensions internationales sur les matières premières – qui la mettent hors de portée des manipulations de taux  européennes…

Denis Durand :

Je ne suis pas sûr que la BCE soit aussi stupide qu'elle essaye de le faire croire… Les différences de comportement entre les deux grandes banques centrales peuvent s'expliquer parce qu’elles ne sont pas dans une situation symétrique. La FED et le trésor américain sont au centre du système. Ils sont les gardiens de la monnaie qui sert de base à tout le système monétaire international, le dollar. J'ai tendance à croire qu'il y a un usage délibéré de ce privilège monétaire par les autorités américaines : lorsqu’ils ont besoin de soutenir la compétitivité des produits américains, comme c’est le cas actuellement, ils poussent à la baisse le cours du dollar en mettant en circulation une grande quantité de monnaie. Parmi les interlocuteurs des autorités monétaires américaines, il y a les banques centrales asiatiques. Tout se passe comme si elles refusaient de valider la politique de baisse du dollar, en injectant dans l’économie encore plus de liquidités que les Américains. Ce double afflux de liquidités est venu alimenter la spéculation sur l'immobilier et les produits financiers. Comme, grâce à l’offre massive de monnaies asiatiques, ces monnaies ne montent pas, l’ajustement se fait sur l'euro. La BCE, elle, a une attitude différente. Elle maintient une doctrine, au moins en apparence, de rigueur monétaire. Pourquoi ? Parce que fondamentalement la zone euro est une construction pilotée par des capitaux qui se sentent en état d'infériorité structurelle. Le but fondamental de la construction monétaire européenne est de faire de la zone euro une zone plus favorable à l'accumulation des profits que la zone monétaire du dollar. D’où l’obsession de pouvoir «regarder le dollar dans les yeux», comme disait déjà Churchill dans les années trente, lorsque c’était la livre sterling qui luttait, sans succès, pour conserver son hégémonie monétaire face au dollar. Les responsables de la politique économique européenne acceptent de faire souffrir énormément la conjoncture européenne, quitte à mettre en péril son potentiel de croissance à long terme, si c’est le prix à payer pour pouvoir rivaliser avec le dollar dans l’attraction des capitaux. Du coup, la BCE est handicapée. Si elle veut tenir face à la pression du dollar, il faut qu'elle s'affiche dans une intransigeance monétaire qui peut paraître effectivement absurde du point de vue de la conjoncture et du potentiel de croissance en Europe.

Vous mettez tous les deux au centre de vos analyses et de vos propositions la question du crédit en proposant de différencier les taux d'intérêts selon la finalité du crédit (plus élevé pour la spéculation, plus bas pour l'économie réelle).

En quoi ces propositions vous semblent efficaces pour faire reculer la domination des marchés financiers et pour développer l'emploi, sa qualification et un type de croissance réelle ?

Denis Durand :

J'ai été très content de voir cette idée exprimée chez Frédéric Lordon et chez quelques autres auteurs comme Dominique Plihon, car c'est une proposition pour laquelle je milite depuis longtemps. À la CGT Banque de France, mais aussi chez les économistes communistes (2), l’idée d’exercer une sélectivité de la politique monétaire au moyen d’une différenciation des taux, ou par d'autres techniques, est familière. Dans mon esprit, c’est un élément stratégique au sein d’un ensemble plus vaste visant à renforcer les pouvoirs des salariés et des citoyens pour faire reculer celui des marchés financiers.

Le dilemme présent des politiques monétaires lui donne une grande actualité. A la question : «si j'essaye de dégonfler la bulle en durcissant les conditions du crédit, j'assassine l'économie réelle. Si je veux sauver l'économie réelle, je relance la bulle pour une prochaine crise. Qu'est-ce que je peux faire ?», les banques centrales pourraient répondre en adoptant ta proposition de pratiquer des taux différenciés. Elles accepteraient de refinancer des opérations de spéculation qui ont pour effet de gonfler la valeur des actifs mais en faisant payer aux banques des taux supérieurs, dissuasifs. En revanche, le financement d'investissements qui vont se traduire par une création de valeur ajoutée et d'emplois pourrait bénéficier de conditions beaucoup plus favorables. On pourrait obtenir le même résultat avec d’autres instruments, comme un usage différencié des réserves obligatoires. Le problème est de voir comment cela s'inscrit dans un schéma politique et économique d'ensemble. Les banques centrales ont le pouvoir d’inciter les banques à modifier leurs priorités en matière d'orientation de leurs financements et cela peut être extrêmement puissant. Parce que le crédit bancaire est au coeur des mécanismes de spéculation et de croissance financière, et parce que derrière le mécanisme du crédit il y a le pouvoir de création monétaire qui reste en grande partie sous le contrôle des banques centrales.

Frédéric Lordon :

Je dois commencer par battre ma coulpe et reconnaître avoir péché par ignorance : c’est en lisant l’article de Denis (3) que j’ai pris conscience d’avoir réinventé la roue, et que d'autres avaient eu l’idée avant. Heureusement, passé le moment de se trouver idiot, vient l’agrément de se sentir moins seul. Sur le fond soyons clairs : si on la ramène à la moyenne des discours ambiants qui nous suggèrent d’attendre que ça se tasse en ne touchant à rien, cette idée est d’une folle radicalité ! Rapportée à l’ambition de sortir de la configuration financiarisée du capitalisme, c’est juste un petit premier pas – mais comme on sait c’est celui-là qui coûte. La politique monétaire dédoublée ne fait pas fondamentalement reculer la domination des marchés financiers. Elle permet d’en limiter les effets déstabilisateurs en contrôlant mieux les volumes de liquidité qui s’y déversent et en disposant d’un instrument de resserrement spécifique – en direction de la seule finance – de la politique monétaire qui a pour but d’éviter que ne se forme une bulle spéculative – quand celle-ci est lancée, il est trop tard… Mais il faudrait aussi s’entendre sur ce qu’on désigne par « domination des marchés financiers ». Pour moi l’essentiel de cette domination vient de la finance actionnariale – pas du tout la même que celle qui est en cause dans la crise présente. Contre cette domination-là, le dispositif des taux différenciés n’est à peu près d’aucun secours. Il faut se doter de tout autres instruments. C’est dans cet esprit que j’ai avancé la proposition du  SLAM (Shareholder Limited Authorized Margin) (4) qui vise à fixer un seuil limite à la rentabilité des actionnaires, écrêtée par un prélèvement fiscal intégral, pour tuer dans l’œuf les incitations à l’exploitation sans limite des entreprises par le capital actionnarial.

Cela dit, le dispositif de la « politique monétaire dédoublée » est déjà intéressant en soi. Denis en développera sans doute davantage la problématique, mais je voudrais prendre la question sous un angle un peu différent : celui de sa faisabilité politique. Il est bien clair que cette mesure n’a de sens que si elle est adoptée par les principales banques centrales. Or n’est-ce pas un rêve éveillé que d’imaginer ces institutions s’y ralliant ? Pour répondre à cette question, il faut poser à nouveau le problème de l’indépendance de la banque centrale, non pas vis-à-vis de l’Etat – malheureusement, en l’espèce la cause est entendue –, mais vis-à-vis du capital financier – question moins souvent posée – ; et il faut le faire en tâchant d’éviter l’écueil des thèses «polaires» symétriques de la «parfaite indépendance» et de «la subordination intégrale». Pour parler par litote, on dira que la banque centrale n’est assurément pas l’ennemie de la finance ! Pour autant, elle n’en est pas non plus la créature asservie. On l’a vu cet été, le banquier central renâcle à la prise d’otage que lui infligent les investisseurs en le forçant au secours en situation de risque de liquidité. Il y a dans la banque centrale, comme en toute institution, une logique de souveraineté qui s’accommode mal de ce type de contrainte, et il y a par conséquent pour elle un intérêt institutionnel objectif à trouver les moyens de s’en extraire. Ce que les orientations politiques spontanées de la banque centrale ne feront jamais d’elles-mêmes, l’intérêt institutionnel bien compris peut peut-être y pourvoir plus efficacement…

Que peut-on faire pour pousser les banques centrales à développer le volet service public ? Quelle institution peut-on mettre en place ? Quelle bataille peut-on construire pour pousser vers ces pratiques de sélectivité des crédits ?

Denis Durand :

Cela a aussi une portée qui peut intéresser des forces à l'extérieur de la Banque centrale. Si la banque centrale a des contacts avec la société (comme, par exemple, la Banque de France par son réseau de succursales), les luttes sociales qui se passent à l'extérieur du système financier peuvent trouver des interlocuteurs ou des points d'appui au cœur même du système : dans les luttes syndicales à la Banque de France, nous en avons eu l’expérience.

D’un point de vue plus général, je ne crois pas que l'on puisse revenir à un système de contrôle de l'État sur le système financier comme on l'a connu dans les années 60. D’abord parce que la prise de pouvoir par la finance a été la conséquence de la crise de ce système dans les années 70. Ensuite parce que la vie économique a beaucoup changé : on passe plus de temps maintenant à manipuler de l'information qu'à manipuler de la matière. Ce n'était pas le cas il y a encore 40 ans. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des politiques économiques et des institutions à construire au niveau national, européen ou mondial. Mais à mon sens cela ne peut marcher qu'avec l'exercice par les citoyens, les salariés de pouvoirs nouveaux qu’il faudra conquérir. Ce qui veut dire, pour être concret, qu'il faut intervenir sur la finance à différents niveaux hiérarchiques et géographiques. Déjà, il y a le niveau européen. Il faut remettre en cause les structures, les objectifs, les missions de la Banque centrale européenne et son organisation, c'est certain. Cependant, sans attendre une révision du traité, une des caractéristiques de la BCE est qu’elle possède la palette d’instruments la plus riche de toutes les grandes banques centrales. Au vu de cette diversité des instruments

d’intervention, je ne suis pas sûr qu'un usage sélectif des instruments  de  la politique monétaire  soit contraire à la lettre du traité. Évidemment, c’est aujourd’hui tabou. Mais gagner des batailles politiques au niveau européen, c'est possible puisqu'on a gagné le référendum en 2005. Même si tout est fait pour nous convaincre du contraire, je reste persuadé que la victoire du non a produit des effets et qu’elle va continuer à en produire.

Il y a un niveau supra européen : le type de construction monétaire qu'on a en Europe et le type de politique monétaire qu'on y mène pose le problème du dollar, donc de la Fed et aussi du FMI. Or s'il est une institution qui aujourd'hui semble en plein désarroi, c'est bien le FMI (voir l'article de Paul Boccara dans le numéro précédent d’Economie et Politique (5). Là encore, les instruments existent : il ne faudrait pas grand-chose, du point de vue technique, pour transformer les droits de tirage spéciaux en monnaie commune mondiale servant à financer des projets concertés entre pays développés et pays en développement et portant par exemple sur le développement de la production de biens communs à l'humanité.

Si on s’intéresse, à l’inverse, aux possibilités d’intervention à l’échelon local et régional, on peut imaginer des moyens de pousser les banques à choisir le financement des projets qui développent l'économie réelle.

Concrètement on veut que le financement s'opère sur la base de critères d'accroissement de la valeur ajoutée, de développement de l'emploi économiquement efficace. On ne veut pas faire une création monétaire inefficace pour alimenter l'inflation. Cela renvoie à la problématique des critères de gestion de l'entreprise, de calcul économique public et privé. Il me semble que cela met en évidence la dimension la plus intéressante à mes yeux de ta proposition de SLAM : pas seulement confisquer les profits exagérés, mais pousser les entreprises à réviser leurs critères d’investissement et de financement. J’ajoute que le mouvement syndical me semble capable de s'emparer de cette problématique, dans le cadre de convergences entre les salariés du secteur bancaire et les salariés des entreprises industrielles.

Comment peut-on organiser institutionnellement cela ? On dispose de la proposition de s’appuyer sur des fonds régionaux pour l'emploi et la formation (FREF), défendue par le mouvement syndical, et qui a été aussi pris en charge, jusqu’à un certain point, par plusieurs conseils régionaux depuis 2004. L’idée sous-jacente est celle d’une participation des luttes sociales au processus de sélection de projets à financer par des crédits bancaires, en s’appuyant sur les pouvoirs et sur les moyens d’intervention des régions. Mais cela va plus loin. Des crédits validés par les FREF parce qu’ils répondraient à des critères de développement de l’emploi, de la formation et du potentiel de création de valeur ajoutée des territoires pourraient être refinancés par le Système européen de banques centrales à un taux privilégié (dans le même temps, la BCE ferait au contraire des conditions dissuasives pour des crédits qui iront alimenter la spéculation financière). La Banque de France est équipée pour le faire, et la généralisation de cette pratique à l’ensemble de la zone euro a été décidée en 2005.

On est en pleine actualité car je suis frappé de voir à quel point, dans les suites de la crise des subprimes, la question de la qualité des crédits qui sont refinancés par les banques centrales est devenue centrale. Alors qu’il y a encore quelques années, l’orthodoxie était de ne refinancer que des titres des Trésors publics, toutes les banques centrales ont été obligées d’élargir la liste à toutes les catégories de crédits pour faire au besoin de liquidité du système bancaire.

Le problème c'est que soit l'on a la pression sociale suffisante et on n'a pas vu qu'il y avait un moyen technique pour y répondre. Soit on a le moyen technique, mais on n'a pas la pression sociale suffisante. Le jour où on aura les deux ensembles, on sera très forts !

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ROE : Return On Equity, rendement des capitaux propres.

  • La proposition d'un crédit sélectif avec, d'une part, des taux d'intérêt abaissés pour les crédits finançant des projets d'investissements créateurs d'emplois et, d'autre part, des taux relevés pour les crédits favorisant l’accumulation financière, a été avancée par Paul Boccara dès les années 1980 et 1990. Voir notamment l'article : «Exaspération de la crise et défis d'une restructuration pour une nouvelle mixité à prédominance sociale». Numéro 199-200, novembre décembre 1993 d’Economie et Politique. Cette proposition s'articule à d'autres propositions systémiques (nouveaux critères de gestion des entreprises, pouvoirs d'intervention des salariés, sécurisation de l’emploi et de la formation, etc.), et se décline aux niveaux régional, national, européen et mondial. [NDLR].
  • «Affamer la bête financière», L’Humanité, 16 octobre 2007.
  • «Une mesure contre la démesure de la finance», Le Monde Diplomatique, février 2007.
  • Paul Boccara «vers un replâtrage ou vers une refondation du FMI.?» Economie et Politique n° 638 639.

 

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