Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Agriculture : notre planète alimentaire vit sous la menace du chaos

Des stocks céréaliers inférieurs à deux mois de consommation dans le monde, des conditions climatiques défavorables et des masses de capitaux à la recherche de profits rapides. La conjonction de ces trois données a provoqué un doublement du prix des céréales et des oléagineux sur les marchés internationaux en quelques mois. Mais le pire est encore à venir si la totale liberté d'un marché agricole devenu ultra-spéculatif l'emportait demain sur les politiques de régulation et sur la défense de la souveraineté alimentaire. Surtout que la flambée du prix du pétrole va accroître les superficies consacrées aux agrocarburants. Alors que la France vient de prendre la présidence de l'Union européenne, il est urgent de définir une autre orientation pour la politique agricole commune.

Les terres agricoles et les produits qui en sont issus redeviennent depuis quelques mois des valeurs convoitées par les détenteurs de capitaux spéculatifs. Il s'agit d'une situation inédite et dangereuse pour les populations les plus pauvres de la planète qu’il s'agisse de paysans ou simples consommateurs. Dans une moindre mesure, cette nouvelle spéculation sur les denrées alimentaires accentue aussi les difficultés des populations pauvres dans les pays riches.
Depuis l'été 2007, les prix de certains produits alimentaires de base comme le blé, le riz, le maïs, l'huile de palme ont parfois doublé sur les marchés internationaux après de longues années de relative stabilité. Le coût quotidien de l'alimentation de centaines de millions de pauvres a souvent augmenté de 50%, voire plus. Dans certains pays d'Europe centrale entrés depuis peu dans l'Union européenne, la hausse annuelle des prix des produits alimentaires se mesure désormais à deux chiffres. En France, ils ont augmenté de 5,7 % sur un an, soit deux points de plus que la moyenne des prix selon l'INSEE.

Les bourdes à répétition de la FAO et de l'OCDE Plusieurs causes cumulées sont avancées pour expliquer cette flambée des prix agricoles et alimentaires qui s'annonce durable et qu'aucun grand organisme international d'analyse et de prospective n'avait vu venir. Le travail qu'ont réalisé en commun la FAO et l'OCDE depuis quatre ans avec quatre rapports prospectifs consécutifs à échéance de dix ans illustre cette cécité. Depuis quatre ans, donc, ces deux organisations rédigent chaque année un rapport qui tente de cerner l'évolution des volumes des productions et des prix des principales denrées à échéance de dix ans. Leurs deux premiers rapports communs publiés en 2005 puis en 2006 prévoyaient une évolution linéaire de la demande comme de l'offre de produits agricoles avec une grande stabilité des prix jusqu'en 2015-2016. Le rapport publié à la fin du printemps 2007 pointait quelques risques mineurs sur la décennie à venir. Celui que les deux mêmes organisations ont publié en mai 2008 quelques jours seulement avant le sommet de Rome sur la situation alimentaire mondiale était beaucoup plus marqué par l'inquiétude. Mais il continuait de prêter aux politiques de libéralisation des échanges agricoles la capacité de faire coïncider l'offre de produits alimentaires avec la demande, moyennant toutefois une hausse sensible des prix.
On peut déjà parier que ce quatrième rapport sera démenti dès l'an prochain par le cinquième du nom. Et pour cause. Le rapport publié en 2006 retenait le baril de pétrole au prix moyen de 40 dollars sur dix ans. Le troisième, en 2007, mettait le baril entre 55 et 60 dollars en valeur moyenne sur les dix ans à venir. Le tout dernier a rajouté 35 dollars de plus en attendant d'être démenti dès l'an prochain. Bref, depuis trois ans, les études prospectives communes dont le pilotage idéologique est assuré par l'OCDE ont sousestimé le prix du pétrole et ses conséquences pour l'agriculture au point que leurs études communes deviennent ridicules et totalement dépourvues de valeurs indicatives concernant l'évolution des prix et des disponibilités en ce qui concerne les denrées alimentaires.

C'est l'absence de politiques agricoles qui provoque la hausse des prix

Plusieurs raisons sont avancées depuis un an pour expliquer l'augmentation sensible des prix de nombreuses denrées alimentaires. Rarement évoquée, la première est politique. Hormis la Chine, rares sont aujourd'hui les pays qui ont encore la sagesse de constituer des stocks céréaliers de sécurité pouvant assurer six mois de consommation au moment de la soudure entre deux récoltes. Les stocks mondiaux, eux, sont inférieurs à 60 jours de consommation. Dès lors, il a suffi que des sécheresses estivales affectent les rendements céréaliers dans plusieurs régions du monde en 2007 pour que les cours de certaines matières premières agricoles se mettent à flamber. S'informer sur l'évolution probable de la météo dans les zones affectées par les aléas climatiques était alors devenu le sport favori des traders qui avaient abandonné les valeurs immobilières pour spéculer sur le blé, le soja ou le maïs
Plus généralement, l'offre mondiale de céréales et d'oléagineux peine désormais à suivre la demande. Certes, on annonce une récolte en hausse sensible pour 2008. Mais les perturbations climatiques qui ont affecté des pays comme la Chine, la Birmanie et les Etats-Unis en mai et juin montrent que rien n'est définitivement acquis dans ce domaine. Or la demande de céréales, de graines oléagineuses et protéagineuses va continuer de croître. La population mondiale augmentera régulièrement jusqu’en 2050 pour se stabiliser à plus de 9 milliards d'habitants contre 6,4 milliards aujourd'hui. Avec un niveau de vie qui augmente, les populations de pays émergents comme la Chine, l'Inde, le Brésil et quelques autres vont manger de plus en plus de viande et des produits laitiers, ce qui passe par une consommation accrue de céréales et de protéagineux dans les élevages. Enfin des grands pays agricoles dont les Etats-Unis et le Brésil ont mis en route de vastes projets de production d'agrocarburants, ce qui diminue en proportion la production de céréales pour l'alimentation humaine et réduit aussi la part de l'alimentation animale en dépit du recyclage des dresches après distillation.

Une Commission européenne infiltrée par les lobbies de l'agro-business

Aujourd'hui, la situation alimentaire des peuples est de plus en plus soumise aux risques que lui font courir les marchés spéculatifs. On en est là parce
que trop de décideurs politiques ont arrêté de décider des politiques agricoles et alimentaires à mettre en œuvre pour s'en remettre au libre jeu d'un marché mondialisé et libéralisé à l'extrême. Et ce sont les dirigeants politiques européens qui sont allés le plus loin dans cette irresponsabilité collective. En Europe, le monopole de la proposition et de l'initiative a été confié à la Commission européenne depuis déjà 45 ans. Depuis 2004, ce pilotage de la politique agricole est confié à Mariann Fischer Bœl, une danoise ultralibérale qui ne connaît pas grand chose aux dossiers dont elle a la charge. Pour définir une stratégie et proposer des réformes aux ministres des pays membres, elle-même et ses services consultent régulièrement des lobbyistes, lesquels représentent les intérêts de firmes multinationales intéressées par le marché intérieur européen et sont pourvoyeuses de conseils conformes à leurs intérêts. Oui, la Commission européenne est infiltrée par les lobbies des firmes multinationales de l'agro-business et cela transparaît jusque dans les discours de la commissaire Mariann Fischer Bœl. A partir des orientations fournies par la commissaire européenne, les ministres de l'Agriculture des 27 se mettent ensuite d'accord sur des réformes issues de mauvais compromis sur fond d'intérêts divergents. Pendant ce temps, les principaux décideurs politiques des pays membres regardent ailleurs, parlent d'autres choses et se désintéressent de la question alimentaire.
Ainsi, la principale disposition contenue dans la réforme commune du marché du vin européen en décembre 2007 a été la suppression de toute mesure de régulation du marché conformément aux revendications des firmes alcoolières comme Pernod-Ricard qui plantent désormais d'immenses vignobles dans les pays du Nouveau Monde et veulent aussi déplacer une bonne partie des vignobles des pays qui bordent la Méditerranée vers ceux qui bordent la Mer Noire, là où les terres et la main d'œuvre coûtent moins cher. Sous l'influence des lobbies, la Commission veut aussi imprimer cette orientation des avantages comparatifs chers à David Ricardo, à la production laitière, la viande bovine, la viande ovine, les fruits et légumes.

Nicolas Sarkozy face aux objectifs de son discours de Rennes

De juillet à décembre 2008, la France présidera toutes les réunions de chefs d'Etat et les divers conseils des ministres de l'Union européenne tandis que le «Bilan de santé de la politique agricole commune» doit se concrétiser par un projet d'orientation pour l'après 2013, année de la fin des garanties budgétaires de la PAC décidées en 2003. Une présidence de six mois est bien courte pour redéfinir une politique agricole adaptée aux enjeux de notre époque. Surtout quand elle se décide entre 27 Etats aux intérêts contradictoires. Au moins permet-elle d'engager le débat de fond à condition d'en avoir la volonté politique. Lors de son premier discours de politique agricole prononcé à Rennes le 11 septembre 2007, Nicolas Sarkozy affirmait que la politique agricole commune devait répondre à quatre objectifs qu'il avait ainsi déclinés : «Assurer l'indépendance et la sécurité alimentaire de l'Europe ; contribuer aux équilibres alimentaires mondiaux ; préserver les équilibres de nos territoires ruraux ; participer à la lutte contre les changements climatiques et à l'amélioration de l'environnement». Afin de ne rien laisser au hasard, le président de la République ajoutait que la PAC devait «être établie selon le principe indiscutable de la préférence communautaire».Ces objectifs affichés ont soulevé un intérêt certain dans le monde paysan hexagonal. Mais il est à craindre que l'auteur de ces fortes paroles n'ait pas mesuré la portée de ses propos, probablement rédigés par un tiers qui connaissait son sujet. La concrétisation de ces quatre objectifs complétés par le rappel du principe de la préférence communautaire implique plusieurs décisions politiques fortes.

Ne rien céder sur l'agriculture à l'OMC

Pour assurer l'indépendance et la sécurité alimentaire de l'Europe, il faut que cette dernière produise davantage sur ses propres terres. Ce qui suppose de produire sur les terres fertiles comme sur celles qui ne sont dotées que d'un faible potentiel agronomique. Ce qui implique de ne rien céder sur les tarifs douaniers aux frontières de l'Europe quand il s'agit de la viande, des produits laitiers, des céréales et des fruits et légumes hors produits tropicaux. D'où le besoin de pérenniser les politiques diverses de compensation des handicaps naturels en maintenant des dispositifs comme la prime au maintien du troupeau de vaches allaitantes (PMTVA) qui permet de maintenir l'élevage dans les zones agricoles peu fertiles. Certains pays membres ont transformé cette prime en aide forfaire découplée depuis 2003. Leur production de viande bovine a diminué depuis en accentuant le déficit européen tandis que la production française a légèrement augmenté grâce au maintien du couplage dont la commissaire Fischer Bœl a fini par reconnaître l'utilité tout en plaidant pour sa suppression à terme.
Dans le même ordre d'idées, il vaut mieux maintenir les quotas laitiers et les faire évoluer de manière intelligente afin de maintenir des productions laitières de qualité pour des fromages de haut de gamme dans des régions herbagères inconvertibles des zones de moyenne montagne comme la Franche Comté ou l'Auvergne pour la France. Or la Commission européenne veut supprimer les quotas en 2015 et les augmenter chaque année d'ici cette date afin de faire chuter le prix de chaque litre de lait payé aux producteurs, ce qui concentrera la production laitière en plaine et à proximité des ports où arrive le soja.
Plutôt que de pousser les feux du découplage des aides de la production commencé lors de la réforme de 2003 dans le seul but de camoufler les soutiens internes accordés aux paysans européens face aux négociateurs de l'OMC, il vaudrait mieux que l'Europe joue cartes sur table et fasse savoir clairement que la conjoncture agricole mondiale implique que chaque marché agricole régional définisse une politique de souveraineté alimentaire qui limite les risques de pénurie et réduise les transports de marchandises à travers le monde. Dans ce cadre, seule la politique de démantèlement des restitutions aux exportations décidées lors de l'accord douanier de Marrakech en 1994 mérite d'être poursuivie jusqu'au bout.

Les agro-carburants sont une bombe à retardement Au regard de ce qui c’est passé sur le marché céréalier depuis un an, le retour à un couplage des aides assorti de contreparties en faveur de l'approvisionnement du marché de la nutrition animale serait plus juste que le découplage adopté par une majorité de pays et imposé à la France par la Commission européenne à hauteur de 75% des aides versées. Pour comprendre la proposition qui suit, il faut savoir que la réforme de la PAC effectuée en 1992 avait fait baisser le prix des céréales européennes au niveau du prix mondial tandis qu'une aide forfaitaire à l'hectare venait compenser partiellement la perte subie avec l'abandon des prix garantis qui prévalaient avant 1992. Depuis la réforme de 2003, une aide forfaitaire calculée sur les droits à produire antérieurs à 2003 est versée aux céréaliers des pays membres de l'Union qui ont opté pour le découplage, sans obligation à produire. Au point que la production de blé dur italien a reculé d'un tiers en deux ans ! Avec la récolte 2007, le cumul des aides couplées ou découplées avec le doublement des prix s'est traduit par un doublement du revenu des grandes exploitations céréalières. Mais les éleveurs paient les céréales au prix fort au point que l'élevage porcin connaît la plus longue et la plus coûteuse crise de son histoire tandis que les autres métiers de l'élevage ne vont guère mieux. Il suffirait pourtant de maintenir le couplage de l'aide aux céréales et d'assortir son paiement annuel d'une obligation de livraison d'une bonne moitié de la récolte aux organismes stockeurs à des prix non spéculatifs fixés en conseil des ministre de l'agriculture pour que l'industrie de la nutrition animale puisse livrer des aliments composés aux éleveurs à des prix compétitifs. Les céréaliers percevraient leurs primes et pourraient, de surcroît livrer l'autre partie de leur récolte au prix du marché. Ce type d'accord gagnant-gagnant sécuriserait aussi bien les céréaliers que les éleveurs et favoriserait une stabilité des prix pour les consommateurs.

Avec l'augmentation continuelle du prix du baril de pétrole, de nombreux pays se lancent dans une production massive d'agro-carburants. C'est le cas des Etats-Unis avec le maïs, du Brésil avec la canne à sucre, de l'Indonésie avec l'huile de palme tandis que des capitalistes comme Vincent Bolloré prennent le contrôle de milliers d'hectares de palmiers à huile en Afrique et ailleurs. Plus perverse que les Etats-Unis ou le Brésil, l'Union européenne s'est fixé un objectif de 7,5 % de carburants d'origine végétale en 2010 et 10 % en 2020. En suggérant fortement aux pays membres d'importer ces carburants, ce qui revient à les mettre en concurrence avec les productions vivrières dans les pays pauvres. Autant il paraît difficile d'interdire à un pays de ne pas produire d'agro-carburants sur son sol s'il en a la possibilité, autant on ne peut laisser piloter leur production par la main invisible du marché, ce qui conduirait très vite à affamer des milliards de pauvres pour permettre à quelques millions de riches de circuler en voiture. Pour éviter d'en arriver là, il est urgent qu'une décision qui pourrait être prise au niveau de l'ONU interdise toute forme d'exportation de carburants d'origine agricole. La encore la décision revient aux politiques.

LA   F LA M BÉE  DES   PR IX  A LI M ENTAIR ES constatée  à  partir  de l'été 2007 souligne l'urgence d'une gestion  nouvelle des res­ sources agricoles de la planète. Le XXIe siècle sera celui de la rareté de l'eau, des risques climatiques majeurs,  de l'épuisement des matières premières énergétiques, alors que  les besoins  alimentaires vont continuer de croître. La France dispose en­ core d'une des meilleures agricultures du monde, diversifiée et forte du savoir faire de ses paysans.

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