Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Les théories sur les crises depuis trois siècles Séminaire de la Fondation Gabriel Péri (2e séance)

Dans la première séance du séminaire de la Fondation Gabriel Péri, à propos de trois siècles de théories sur les crises dans toutes les écoles de pensée économique, nous avons vu la prédominance des analyses unilatérales et s’excluant mutuellement, sur la raison de l’éclatement des crises périodiques. Il s’agissait, d’une part, des théories d’insuffisance de consommation, comme les salaires, ou sous-consommationnistes, et, d’autre part, des théories opposées d’excès de consommation, comme les salaires contre les profits, ou de consommation contre l’épargne et l’investissement, ou théories surconsommationnistes. Nous en avons aussi alors considéré les enseignements pour les débats idéologiques, syndicaux et politiques de nos jours.

Dans cette seconde séance, il convient de considérer à propos de toutes les théories sur les crises, en relation avec mon ouvrage, Théories sur les crises, la suraccumulation et la dévalorisation du capital, publié chez Delga en 2013, une  question cruciale. Il s’agit de la question de la conciliation possible ou du dépassement des deux sortes d’analyses unilatérales opposées entre elles, et des diverses tentatives de résoudre cette question, pour avancer dans la reconstitution d’un puzzle du processus d’ensemble dans la réalité complexe, et de l’explication des crises.

Dans la pensée économique, même si les théories unilatérales opposées prédominent dans toutes les écoles, il y a plusieurs tentatives remarquables pour ne pas s’en tenir à une analyse réductrice, considérée comme partielle et partiale. Cependant, le défi considérable consiste, au-delà de la juxtaposition, dualiste, des deux sortes de théories opposées, d’arriver à les articuler pour aboutir à un processus cohérent, à des médiations et des enchaînements, montrant comment, dans la réalité économique, on passerait d’un élément unilatéral à l’autre, malgré leurs oppositions polaires.

On peut encore considérer à ce sujet les différentes écoles de pensée économique depuis des siècles.

Après quoi, on pourrait examiner la possibilité de nouveaux enseignements de ces recherches théoriques sur les crises capitalistes, aux planx idéologique et politique.

Dualisme dans les écoles classique, keynésienne, néo-classique

1. Déjà chez les économistes classiques, outre quelques suggestions chez Adam Smith, on voit chez Malthus, au début du xixe siècle dans ses Principes d’économie politique de 1820, au-delà de son insistance principale sur l’insuffisance de la demande de consommation des salariés et des capitalistes accumulateurs, la considération d’excès de consommation de la hausse des salaires contre le profit après Ricardo. Mais si Malthus prend en compte l’accroissement des machines pour montrer comment cela provoque avec leur production accrue l’insuffisance de consommation, il ne rattache pas cet accroissement du recours aux machines à la réponse à la montée des salaires, par le remplacement des travailleurs salariés par des machines.

2. Sans suivre l’ordre chronologique, passons à la célèbre tentative dualiste de Keynes, en 1936, dans sa Théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie. Évoquant l’explication qu’il qualifie lui-même comme « sous-consommationniste », il déclare que c’est la moitié de la question. Toutefois, il ne considère pas exactement l’opposé de la sur-consommation. Son dualisme consiste à parler d’une double insuffisance de la demande dite globale, pour expliquer la dépression des années 1930. Il s’agit d’abord de l’insuffisance de la consommation, en raison de l’évolution de ce qu’il appelle la propension à consommer, où tandis que le revenu croît, sa proportion consacrée à la consommation décroît. Il s’agit ensuite de l’insuffisance de la demande d’investissement, en raison de l’évolution de ce qu’il appelle l’incitation à investir. En effet, au fur et à mesure que l’investissement ou l’accumulation du capital additionnel croît, l’efficacité marginale du capital, c’est-à-dire le taux de profit des derniers investissements, tend à baisser. D’où une baisse de l’incitation à investir.

Avec l’insuffisance de la demande globale conduisant à la dépression, Keynes met en avant, contrairement aux théories alors dominantes, le caractère involontaire du chômage et du sous-emploi, face au chômage massif des années 1930.

Cependant, même s’il insiste sur l’excès d’investissement et la suraccumulation de façon assez proche de Marx, il admet seulement la nécessité de la survenue du chômage avec un équilibre déprimé et non la nécessité de l’excès d’accumulation. Cet excès serait uniquement éventuel et dû à des erreurs d’appréciation. En outre, il ne précise pas l’analyse fondamentale du progrès technique. Or, comme nous le verrons tout à l’heure, c’est le type de progrès technique issu de la révolution industrielle qui permettrait d’articuler le passage d’un processus unilatéral à l’autre. Enfin, il considère comme efficace la solution de l’intervention de l’État et tout particulièrement de l’investissement public pour sauver le système des risques de la dépression.

3. Les auteurs néo-classiques hétérodoxes contemporains se distinguent de Keynes. C’est le cas de Myrdal, dans l’Équilibre monétaire, de 1931 et 1939. Il considère lui aussi l’insuffisance de consommation et l’excès d’épargne. Mais il évoque également l’excès d’investissement du fait de l’insuffisance des rendements des investissements projetés, ou de la marge de profit. Contrairement à Keynes, il souligne le caractère nécessaire de l’excès d’accumulation, de la suraccumulation, car les capitalistes continuent toujours à épargner et à accumuler du capital, même si la marge de profit de l’investissement est devenue nulle par rapport au taux d’intérêt.

Il faut aussi considérer le cas de Schumpeter, dans sa Théorie de l’évolution économique, de 1912. Dans son analyse du « cycle de la conjoncture », il évoque la hausse des salaires et donc des prix, mais aussi l’insuffisance de la demande et la surproduction. Surtout, il insiste sur le rôle essentiel, unificateur, du progrès technique. Il oppose ainsi cependant les capitalistes entre eux, les innovateurs aux autres, au lieu de l’opposition entre entrepreneurs capitalistes et travailleurs salariés, avec le type de progrès technique. Cela entraînerait, avec les innovations, l’inflation du crédit, l’excès des produits nouveaux arrivant sur le marché par rapport au pouvoir d’achat, avec la déflation du crédit. D’où, en définitive, l’excès des « biens de capital » anciens puis nouveaux.

Enfin, nous pouvons examiner les tentatives dualistes ou même dialectiques des marxistes, de Marx lui-même, et de l’interprétation néo-marxiste de nos jours

1. Cela concerne d’abord le dualisme de Lénine. Il commence par s’opposer aux sous-consommationnistes russes dans Pour caractériser le romantisme économique, Sismondi et nos sismondistes nationaux, de 1897. Il souligne alors l’importance des débouchés pour la production que fournit la demande de moyens de production. Mais il critique ensuite l’opposition complète à la sous-consommation, en soulignant que les moyens de production ne peuvent se développer de façon absolument indépendante de la production des objets de consommation. Et enfin dans Le développement du capitalisme en Russie, de 1899 et 1908, il souligne l’existence, à la fois, de l’insuffisance de la consommation et de l’insuffisance de l’explication réduite sous-consommationniste. à l’opposé de Bernstein, déduisant de cette double position sur les crises reprise de Marx, la faillite de la théorie de Marx, il affirme que la contradiction  n’est pas dans cette théorie mais dans la réalité. Toutefois, il ne montre pas du tout comment on passe, dans le processus réel, d’un aspect à l’autre opposé.

2. Hilferding va ensuite, dans Le Capital financier de 1910, qui inspirera son compatriote viennois Schumpeter en 1912, insister sur des facteurs des deux côtés unilatéraux et sur presque tous les éléments de l’analyse de Marx pour le dépassement des explications unilatérales, en avançant sa théorie des crises. Il souligne les conditions des crises dans la thésaurisation, mettant l’argent de côté contre la demande, et aussi dans le crédit poussant l’excès de production. Il insiste sur le progrès technique, les innovations et le crédit, les nouveaux produits arrivant sur le marché, la déflation de crédit. Il traite aussi de la sous-consommation, notamment salariale, ou au contraire l’insuffisance d’épargne, et la surconsommation de la hausse des salaires contre le profit. Il met en avant l’insistance après Marx sur la baisse du taux de profit, du fait de l’augmentation du capital en moyens de production matériels par rapport aux salariés, baisse qui se manifesterait concrètement dans les crises périodiques. Mais il n’arrive pas à relier précisément entre eux ces divers éléments fondamentaux, surtout juxtaposés. Rappelons au passage qu’après l’avancée de l’Allemagne nazie, le libéral Joseph Schumpeter passera à Marseille pour aller aux États-Unis, tandis que le marxiste autrichien Hilferding, son compatriote, sera livré de Marseille par la police française aux nazis.

3. Si nous passons à Marx lui-même dans Le Capital, et ses trois livres de 1867 à 1894, il a davantage précisé que Hilferding les éléments fondamentaux, se rapportant aux deux côtés unilatéraux et des facteurs permettant d’avancer vers leur articulation. Cela se rapporte à des éléments sous-consommationnistes et aussi surconsommationnistes. Cela précise le gonflement ou le dégonflement cycliques de l’armée de réserve du travail des chômeurs. Cela concerne tout particulièrement l’élévation du rapport moyens matériels de production/salariés, caractéristique de la technique de la révolution industrielle de remplacement des travailleurs par des machines, pour rendre compte de la baisse du taux de profit et de la suraccumulation du capital à la base des crises. Il souligne le rôle du crédit pour favoriser l’accumulation en machines, avec le gonflement des prix qui l’accompagne et la spéculation. Il dit bien que l’insuffisance de la consommation explique les crises en dernière analyse, même si on ne peut réduire l’explication des crises à la sous-consommation. Mais dans son ouvrage inachevé, il manque surtout  l’articulation de l’éclatement périodique des crises à la sous-consommation qui se manifeste précisément en fin de cycle. Tandis que la sous-consommation est réduite à l’insuffisance de la consommation en général. Cette lacune concerne donc tous les enchaînements du processus conduisant à l’éclatement cyclique de l’excès d’accumulation et des crises capitalistes.

4. C’est pourquoi, notre analyse néo-marxiste cherche à préciser le déroulement effectif du processus complexe et ordonné conduisant aux crises capitalistes. Elle peut montrer comment on passe d’abord des excès de salaires surconsommationnistes, suivant l’essor cyclique, à la réponse du remplacement des travailleurs salariés par des machines, avec la technique de la révolution industrielle, la montée du crédit et l’inflation du boom. C’est cette élévation de l’importance des machines par rapport aux travailleurs salariés productifs qui finit par entraîner l’insuffisance cyclique de consommation de ces travailleurs salariés et d’autres travailleurs salariés et à revenus fixes, comme dit Marx, par rapport à la production accrue et aux prix gonflés par l’accroissement des machines et du crédit. D’où, non seulement la baisse du taux de profit en valeur, mais en prix avec la  surproduction, l’éclatement de la crise de surproduction, de la suraccumulation, la déflation du crédit et des prix, la dépression et le chômage.

Quels enseignements principaux peut-on tirer maintenant de cette recension des théories sur les crises concernant le dépassement des analyses unilatérales, pour les débats idéologiques et politiques de nos jours ? Cela concerne d’abord le rôle crucial du type de progrès technique, issu de la révolution industrielle, au-delà des rapports de répartition. Cela concerne ensuite le double aspect des dépenses liées entre elles pour les travailleurs mais aussi pour des éléments objectifs de productivité, comme les machines pour la révolution industrielle. Cela vise encore l’insuffisance ou les excès de ces dépenses, au cours du processus de croissance, en liaison avec la révolution informationnelle.

Ces enseignements se rapporteraient à des propositions d’alternative fondamentale d’une autre régulation économique, pour le dépassement des crises capitalistes, devenu  possible aujourd’hui. Ces propositions devraient d’abord s’appuyer, au-delà des exigences actuelles de répartition pour davantage de consommation et d’autres critères de production, contre les politiques d’austérité des salaires et des dépenses publiques, sur les potentialités actuelles de la révolution technologique nouvelle. Il s’agit de la révolution informationnelle si différente de la révolution industrielle.

Cela permettrait d’aller au-delà de nos propositions déjà connues sur la maîtrise et le dépassement des marchés, comme pour la sécurité d’emploi ou de formation, d’autres critères de gestion, ou un autre crédit. Cela viserait des propositions pour développer, avec la révolution informationnelle, le double aspect des dépenses de formations des travailleurs mais aussi des dépenses de recherche-développement, avec l’audace de nouvelles organisations des formations et des recherches. Le développement de ces dépenses contre l’austérité ravageuse, dans les entreprises et aussi par les services publics, contribuerait d’abord à s’opposer à la surproduction et donc au chômage, malgré la croissance de la productivité, économisant le travail dans la production, tout en favorisant l’efficacité productive. Mais, sans se contenter de dépenser plus, il faudrait s’attacher à l’organisation de réponses réalistes à l’excès ou l’insuffisance éventuels des formations comme des recherches, dans le processus de progression économique. Cela concernerait le passage d’un excès éventuel des dépenses de formation traditionnelles voire gaspillées, au recours à de nouvelles recherches pour les économiser et par suite à l’insuffisance de nouvelles formations transformées pour correspondre aux exigences des recherches nouvelles. Cela viserait enfin la mise en place de nouvelles qualités de ces deux dépenses informationnelles, avec des expérimentations en ce sens. Cela participerait à la construction d’une autre civilisation favorisant l’épanouissement de la créativité de chacun.

[3e et dernière séance à paraître dans le prochain numéro]

 

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