Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Les deux visages d’une crise systémique

Pourquoi la crise actuelle est-elle dite systémique? [Partie III]

L’un des grands mérites de Marx, souvent trop ignoré, est d’avoir analysé les facteurs à l’origine des crises du capitalisme et d’ouvrir ainsi la voie à des issues possibles.

Aujourd’hui, grâce à l’expérience faite et aux connaissances nouvelles acquises, on peut mieux cerner les deux visages de la crise systémique contemporaine, crise de deux systèmes : l’économique et l’anthroponomique.

En même temps, cela renforce la nécessité, pour sortir enfin de la crise et commencer à dépasser le capitalisme et le libéralisme, intimement liés, de proposer et d’engager des transformations au cœur de chacun des systèmes.

Suite des articles précédents sur la notion de système (cf. Économie et Politique, janvier-février et mars-avril 2013), Économie et politique poursuit la leçon théorique avec ce 3e article de Pierre Ivorra.

Suraccumulation, dévalorisation des capitaux et crise systémique

La première théorisation néomarxiste de l’analyse systémique en économie et en anthroponomie, c’est-à-dire dans les domaines qui concernent tous les aspects non économiques de la vie humaine (la famille, les relations hommes-femmes…) a été effectuée par Paul Boccara dans un article de 1995 de La Pensée  (1)  qui s’intitule : « En deçà ou au-delà de Marx? Pour des systémiques ouvertes en économie et en anthroponomie ».

Poussant plus loin les analyses de Marx ou certaines de ses intuitions, dans une démarche critique, prenant en compte à la fois l’expérience de la crise des années trente et de ses solutions, les régressions opérées par certains des chantres du marxisme, mais aussi les avancées opérées dans les différents domaines scientifiques, y compris en économie et dans les sciences humaines, Paul Boccara a, dès la fin de 1967, analysé la crise du capitalisme monopoliste d’État (CME) qui ne faisait pourtant que commencer et qui depuis, notamment avec la récente crise de 2007-2008, n’a cessé de gagner en gravité.

Il a repris et développé la thèse de Marx sur la sur-accumulation considérable et relativement durable des capitaux dans la production en en faisant un élément clé explicatif des crises systémiques. Celles-ci correspondent à la phase de tendance aux difficultés des cycles longs d’une soixantaine d’années succédant à la phase d’essor. Du fait des technologies particulières dominant dans la phase ascendante du cycle de longue période, de plus en plus économes en travail humain, stimulées par la volonté des entrepreneurs de maximiser leur taux de profit, on assiste à une élévation considérable de la composition organique des capitaux. C’est-à-dire que le rapport entre le capital constant, les capitaux représentant des moyens de production, du travail mort, et l’ensemble du travail vivant représenté par l’addition des salaires et de la plus-value dégagée par les travailleurs lors du procès de production, tend à progresser (2).

L’augmentation de cette composition organique du capital est devenue si importante que les tentatives pour relever le taux de plus-value, en accentuant l’exploitation des travailleurs, ne peuvent plus la compenser et permettre un redressement du taux de profit. Les difficultés de la rentabilité des capitaux deviennent profondes et durables. Parallèlement, comme les technologies dominantes tendent à la fois à économiser le travail vivant mais aussi le travail mort cristallisé dans les moyens matériels de production, elles contribuent, sous la contrainte des efforts pour relever la rentabilité des capitaux, à développer un chômage massif.

Ce sont ces phénomènes qui sont à l’œuvre dans les crises systémiques avec, en contre-tendance, ce que Marx appelait la «dépréciation de capital» et que Boccara qualifie, en lui donnant une plus grande portée, de « dévalorisations de crise » destinées à relever la rentabilité des capitaux, le taux de profit. Mais à terme, la baisse des salaires dans la valeur ajoutée obtenue, le redressement de la rentabilité des capitaux relancent leur sur-accumulation particulièrement dans la sphère financière, conduisant à de nouveaux développements de la crise systémique et des difficultés dont elle est porteuse.

La crise systémique des années trente et les stades du capitalisme

Cette conception de la crise systémique s’est particulièrement nourrie de l’analyse de la crise des années trente et de ses suites, essentiellement des issues développées en Europe et aux États-Unis à la fin de la Seconde Guerre mondiale, marquées par une qualité nouvelle de l’intervention publique, particulièrement de l’État.

Face à l’insuffisance de la demande d’investissement et de consommation caractéristique de la crise, les interventions publiques ne se sont pas contentées de mobiliser les ressources traditionnelles des politiques anti-déflationnistes. Une authentique créativité institutionnelle, nourrie par les luttes populaires, a permis un développement sans précédent d’une mixité public-privé et de la régulation étatiste et ainsi fortement contribué notamment au relèvement de la demande en investissements, en faisant reculer l’exigence de rentabilité dans les secteurs lourds en capital fixe, et également à la progression sans précédent de la consommation publique et sociale. En Europe occidentale, ces transformations se sont illustrées avec la création de systèmes de protection sociale et de grands services publics, les nationalisations de grandes entreprises industrielles, de services et de banques.

Ces transformations ont ouvert une issue à la crise ; l’organisation de dévalorisations structurelles de capital a en effet permis « la transformation de tout le système: de ses structures, de ses opérations techniques, de sa régulation par la modification des règles du marché et du jeu du régulateur du taux de profit, sans parler des transformations non économiques », anthroponomiques (3). C’est ce que l’on a pu appeler le capitalisme monopoliste d’État social. Ainsi, par exemple, le fait que l’activité des entreprises nationalisées se soit développée avec une exigence de profit à taux zéro, voire négatif, a permis de relever la rentabilité du privé. La nationalisation du système bancaire a donné accès à un crédit abondant et bon marché, élément clé de la phase d’essor que l’on a appelée la période des Trente glorieuses.

Cette mixité, rapidement dominée par la recherche de rentabilité et l’accumulation des capitaux a stimulé la croissance, contribué à des progrès sociaux mais a débouché sur une nouvelle suraccumulation de capitaux et de nouvelles difficultés et sur l’entrée à la fin des années soixante dans une nouvelle crise systémique, mettant notamment en cause l’importance du secteur public avec les privatisations, avec un allongement indéterminé de la longue phase de tendance aux difficultés.

Ces deux dimensions: dévalorisation du capital et changements qualitatifs du système, de ses rapports sociaux, de ses modes opératoires et de sa régulation sont présentes dans toutes les crises systémiques, toutes les évolutions qualitatives du système, toutes ses transformations d’un stade à l’autre, avec le passage du stade manufacturier (du xvie à la fin du xviie siècle) au stade classique (durant presque tout le xixe siècle) puis au stade monopoliste ou impérialiste, le capitalisme monopoliste d’État étant un sous-stade de ce dernier.

Chacun de ces stades est marqué par des processus de dévalorisation des capitaux différents et est lié à des modes opératoires spécifiques : la main dans le capitalisme manufacturier, la machine-outil dans le stade classique, l’automatisation et les différents changements technologiques, portés par la révolution informationnelle dans les développements du stade monopoliste.

Crise économique et transformations non économiques

Il est important de mesurer que si chacune des crises systémiques qui a secoué le capitalisme s’est traduite par des transformations économiques et des rapports sociaux, elle s’est également accompagnée de bouleversements culturels, politiques et sociétaux touchant notamment aux rapports hommes/femmes, parents/enfants ou relevant des évolutions démographiques. Cette simultanéité a d’ailleurs incité un chercheur comme Emmanuel Todd à considérer que « le mécanisme économique n’est en rien le moteur de l’histoire, une cause première dont tout découlerait. Il n’est lui-même que la conséquence de forces et de mouvements dont le déploiement intervient à un niveau beaucoup plus profond des structures sociales et mentales. » (4) Il y aurait donc inversion des déterminations, les transformations sociétales conditionnant l’économique. N’y aurait-il pas plutôt effets de l’un sur l’autre, conditionnement réciproque ?

Au-delà de toutes les simplifications, même si le plus gros de son œuvre a porté sur les questions économiques, Marx, lui, depuis ses œuvres de jeunesse jusqu’à celles de la maturité, a établi un lien entre système économique et système de reproduction des hommes, même s’il l’a souvent effectué de manière partielle et trop « tirée » du côté du premier de ces deux éléments.

Dans plusieurs textes de jeunesse (5) il se prononce d’ailleurs en faveur de ce conditionnement plutôt réciproque sans aller pourtant jusqu’au terme de sa réflexion sur le sujet. Ainsi, dans  L’Idéologie allemande, il évoque à la fois «le travail des hommes sur la nature» et «l’autre aspect: le travail des hommes sur les hommes… Origine de l’État et rapport de l’État à la société civile » (6). Dans ce même ouvrage, il développe une réflexion sur la notion d’individu qu’il ne réduit pas à la fonction de producteur de biens matériels. Évoquant de manière encore fort idéaliste les effets de la « révolution communiste » qu’il assimile alors à « l’abolition de la propriété privée », il affirme qu’avec elle, « chaque individu en particulier sera délivré de ses limites nationales et locales, mis en rapports pratiques avec la production du monde entier (y compris la production intellectuelle) et mis en état d’acquérir la capacité de jouir de la production du monde entier (création des hommes) » (7).

Il y a chez lui une conception plus dialectique qu’il n’y paraît des relations entre les différentes facettes de cette création historique qu’est l’individualité. Dans l’introduction à son manuscrit de 1857-58, intitulé Fondements de la critique de l’économie politique, il définit l’homme d’une manière plus générale, plus complète et à bien des égards plus ouverte à d’autres potentialités, comme un «animal politique» au sens d’un membre de la politis, de la cité, qui s’est hominisé au fil d’une histoire millénaire (8). Dans Le Capital également, évoquant l’activité humaine de transformation de la nature, il indique qu’en même temps que l’homme « agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent » (9).

Enfin, particulièrement dans ce fameux Livre troisième du Capital, Marx donne une base critique et analytique plus tangible, plus effective, à ses anticipations de jeunesse des voies et moyens d’une sortie par le haut des crises du capitalisme permettant un changement de système. Si dans L’idéologie allemande notamment, il conçoit le communisme comme un mouvement de « contrôle et de domination » de la puissance aveugle du « marché mondial » (10) afin de la soumettre à « la puissance des individus unis » (11), dans Le Capital, il associe cette émergence d’un nouvel ordre social avec l’instauration d’une nouvelle régulation «rationnelle», «consciente» des «producteurs associés», par opposition à celle opérée par crises successives dévastatrices du capitalisme sous la pression tyrannique et aveugle du taux de profit (12). Il met ainsi en relation la sphère de l’économique avec celle du politique, de l’intervention consciente et collective d’une communauté humaine qui est l’un des « moments » décisifs du système de transformation de la nature humaine, du système anthroponomique. Pour autant il ne donne pas les clés de cette nouvelle régulation « rationnelle ».

Une crise peut en cacher une autre

À partir de ces avancées et de ces intuitions de Marx, et en prenant en compte à la fois l’expérience historique et les progrès de la connaissance particulièrement dans les domaines des sciences humaines et de la nature, Paul Boccara a développé une théorie systémique de ces deux composantes de la vie humaine avec d’un côté «le système de transformation de la reproduction matérielle sociale» et de l’autre celui des «transformations […] des êtres humains eux-mêmes» (13) ou anthroponomie.

Reprenant l’idée de Ludwig Bertalanffy, selon laquelle un système se définit à la fois par ce qui le rattache et le différencie de son environnement, Boccara l’élargit en présentant « tout système comme un système de transformation défini entre deux systèmes encadrants » (14), insistant au passage sur l’opération de transformation. Pour ce qui concerne le système de reproduction matérielle sociale ou économique, il s’insère entre le système d’environnement de la nature extérieure – l’homme transforme en produits des matières premières extraites de la nature – et le système de regénération anthroponomique de la nature humaine – l’homme se transforme en transformant la nature et transforme le système de reproduction matérielle en se transformant. Par ailleurs par son activité économique, l’homme transforme la nature extérieure.

Par là même, on comprend qu’il puisse y avoir simultanément crise systémique au niveau économique, crise du système de regénération anthroponomique et crise du système d’environnement. Le tout sera défini plus précisément et élargi comme une crise de civilisation (15) quelques quinze ans après cet article fondateur de 1995 dans  La Pensée, dans un texte reprenant et développant une audition au Conseil économique, social et environnemental en date de septembre 2010. Ainsi une crise peut en cacher plusieurs autres. 

Suite au prochain numéro…

(1) La Pensée, n° 303, 1995.

(2) Cf. sur cet aspect : Paul Boccara, Transformations et crise du capitalisme mondialisé, quelle alternative?, deuxième édition actualisée, Le Temps des Cerises, 2009, p. 20 à 25.

(3) Idem, p. 23.

(4) Emmanuel Todd,  L’illusion économique, essai sur la stagnation des sociétés développées, Gallimard, 1997, p. 16.

(5) Cf.  Les Manuscrits de 1844 et  L’idéologie allemande.

(6)  L’Idéologie allemande, Éditions sociales, 1968, p. 65.

(7) Idem, p. 67.

(8) « Plus nous remontons dans l’histoire, plus l’individu, et l’individu productif, dépend et fait partie d’un ensemble plus vaste, de la famille d’abord et de manière toute naturelle; puis de la famille élargie à la tribu; plus tard, des communautés aux structures diverses, nées du heurt et de la fusion des tribus. Ce n’est qu’au xviiiesiècle, dans la “société bourgeoise”, que les divers liens sociaux apparaissent à l’individu comme de simples moyens pour atteindre ses buts particuliers, comme une nécessité extérieure. Pourtant, l’époque qui crée cette conception de l’individu isolé est justement celle où les rapports sociaux (devenus généraux à ce niveau) ont atteint leur plus grand développement. Au sens le plus fort, l’homme est un animal politique; il n’est pas seulement un animal social, mais encore un animal qui ne peut s’individualiser que dans la société. » Karl Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, Éditions Anthropos, 1970, p. 12.

(9) Le Capital, Livre premier, tome I, chapitre VII, Éditions sociales, 1971, p. 180.

(10) L’Idéologie allemande, op. cit., p. 67.

(11) Idem, p. 91.

(12) Paul Boccara, « En deçà ou au-delà de Marx ? Pour des systémiques ouvertes en économie et en anthroponomie », La Pensée n° 303, 1995, p. 29.

(13) Cf. « En deçà ou au-delà de Marx ? Pour des systémiques ouvertes en économie et en anthroponomie »,  La Pensée, n° 303, 1995, p. 23.

(14) Idem, p. 34.

(15) Paul Boccara, La crise systémique: une crise de civilisation. Ses perspectives pour avancer vers une nouvelle civilisation, note de la Fondation Gabriel Péri, décembre 2010.

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