Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Choix économiques et recomposition du paysage politique des pays de la rive sud de la Méditerranée

 

L’idée de ce papier est de revisiter les rapports complexes qu’entretiennent politique et économie (certains d’entre eux du moins) dans les pays de la rive sud de la Méditerranée depuis les indépendances. L’occasion nous en est, bien évidemment, fournie par cet immense espoir qui a jailli avec les révolutions et que l’on a un peu vite baptisé « Printemps arabe ». Bien entendu, il ne s’agira que d’un éclairage succinct, car il ne peut être question ici de restituer avec toute la finesse du détail les dynamiques spécifiques et propres à chacun des pays de cette zone. Aussi nous attacherons-nous à mettre l’accent sur des processus d’évolution, très similaires, obéissant à des logiques et des impératifs prégnants et partagés. De fait un ensemble récurrent et quasi séquentiel de contradictions qui débouche sur des crises intérieures, et dont l’effondrement de certains régimes n’est que la manifestation la plus avancée.

L’objectif ici est moins de restituer le constat immédiat de l’incapacité des pouvoirs politiques à offrir une vie décente à leur population, que de remonter à la source des causes profondes du « comment en est-on arrivé là ».

Tâchons de démêler un tant soit peu l’enchevêtrement de mécanismes souvent enfouis à l’œuvre, dont nous souhaitons ici restituer au moins un des fils conducteurs.

D’évidence, ces économies n’ont pu franchir les seuils au-delà desquels les besoins sociaux sont raisonnablement satisfaits. Le sous-emploi massif des populations en âge de travailler, le chômage des jeunes, celui des diplômés, sont là pour en témoigner. Mais aussi une pauvreté qui semblait avoir reculé un temps pour revenir en force sous des formes nouvelles de précarité et de paupérisation (20 à 25 % au Maghreb, 40 % en Égypte).

Simple précision, nous n’abuserons pas de statistiques partiales que les organismes locaux et internationaux diffusent et qui ne restituent que très médiocrement les réalités. Pour preuve, l’existence d’une économie informelle qui oscille entre 20 et 30 % des PIB officiels.

Ce qui saute aux yeux dans ces pays, c’est aussi une impression forte de dualité : « une consommation, une éducation, une santé, à deux vitesses ». Deux populations, l’une plus ou moins en mesure de satisfaire ses besoins, l’autre déclassée, marginalisée. Des inégalités sociales redoublées d’inégalités régionales. En réalité un continuum alimenté par des mécanismes contradictoires qui jouent avec plus ou moins de force et d’intensité selon les périodes, autorisant des mouvements d’aspiration vers le haut comme d’autres vers le bas.

Dès lors, et si l’on veut bien se référer à une définition générale du développement proposée, en son temps, par Adam Smith « apporter le plus grand bien-être au plus grand nombre », alors effectivement le compte n’y est pas ! Loin s’en faut !

À l’origine des crises politiques : les interprétations dominantes

Commençons par un bref rappel des arguments avancés à destination d’opinions publiques troublées, des deux côtés de la Méditerranée, en mal de compréhension. Le plus souvent des vérités tronquées voire des contre-vérités.

Les crises politiques s’expliqueraient par le caractère prédateur et népotique des régimes, à la corruption généralisée qui y règne. Les classes « dirigeantes » (sans jamais les circonscrire) se seraient ainsi accaparé les richesses produites usant de pratiques quasi mafieuses. Certes, la corruption a cheminé profondément dans ces sociétés. Mais de facto, ces lectures débouchent sur cette conclusion hâtive et équivoque : « Il suffirait de se débarrasser de cette corruption et de reconstruire un État de droit pour que ces pays retrouvent le chemin de la croissance et du développement. »

Mais tout de même, c’est faire peu de cas, et oublier un peu vite que, pour l’essentiel, les mécanismes de partage des richesses produites comme redistribuées sont parfaitement légaux et que les maux des sociétés concernées n’ont qu’un lointain rapport avec le népotisme à l’instar de l’extrême polarisation sociale, de la misère des campagnes et des quartiers populaires des centres urbains.

En réalité, des dérives corruptives qui pourraient s’expliquer, en partie du moins, par les luttes auxquelles se livrent les différentes fractions du capital sur des espaces étriqués.

Ces interprétations d’évidence ne saturent nullement l’explication. Elles cherchent prosaïquement à dissocier les viles pratiques d’un système économique, d’un modèle de développement jugé sain et efficient la doxa libérale implicite n’est jamais très loin. Ces thèses font ainsi l’impasse sur la « croissance appauvrissante » et autres évidences.

D’autres interprétations, apparemment antinomiques, recueillent aussi un large assentiment. Le « mal développement » serait la conséquence du néocolonialisme, de la domination de « l’Occident » qui empêcherait toute velléité de développement réel et autonome. Des arguments, inspirés des mécanismes de l’impérialisme et du développement inégal de Lénine, mais tous dévoyés et instrumentalisés à des fins inavouables, comme le laisse apparaître la disparition des concepts de capitalisme et de classes sociales.

Un corpus néotiers-mondiste qui va cimenter les fonds de commerce idéologiques de souverainistes bon teint, de nationalistes ombrageux, de la mouvance islamiste de retour dans le paysage (ils sont anti-impérialistes), comme de celui d’extrême gauche.

Un fatras d’arguments mis bout à bout qui donne une certaine vraisemblance mais qui fait des ravages sur des opinions, depuis longtemps largement « dépolitisées ».

Au total des perceptions simplistes qui ne s’adressent qu’à la surface des choses, au mieux des amalgames peu édifiants au pire à usage idéologique, celui des luttes que se livrent diverses forces politiques (anciennes et nouvelles) en vue d’accéder au pouvoir.

Mais revenons à notre question initiale : comment en est-on arrivé là ?

Pour ce faire il convient de s’inscrire dans une perspective historique, qui est seule en mesure de restituer – même à grands traits – les contradictions sociales inhérentes à des choix politiques (conception du développement mise en œuvre), qui au fil du temps ne feront que s’exacerber, certaines se cristallisant dans la révolution du Jasmin (sic) ou des places Tahrir du Caire, de Benghazi, d’autres en gestation en dépit du toilettage de façade.

Les parenthèses échouées de développement autocentré

Au lendemain des « moments d’euphorie » des indépendances, seule la puissance publique est en mesure de prendre à « bras-le-corps » les graves et lancinantes questions du moment. Les bourgeoisies foncière et commerçante sont bien trop faibles pour relever les défis qui se présentent. Les figures emblématiques de cette période sont (et resteront pour l’histoire) Nasser en Égypte, Bourguiba en Tunisie, et Boumediene en Algérie. Leur trait commun – nationaliste et réformiste – aura été d’avoir tenté de poursuivre un projet de souveraineté économique, que les économistes vont appeler à l’époque, développement autocentré ou modèle de « substitution aux importations ». Des dirigeants, de pays très différents, s’appuyant sur des légitimités populaires incertaines et des équilibres politiques instables, mais tous animés par une réelle volonté de s’affranchir des mécanismes coloniaux. Des tentatives qui certes échoueront, mais prétextes aujourd’hui à un négationnisme diffus qui va jusqu’à affirmer qu’aucune « parcelle » de souveraineté n’aura réellement été reconquise. Une remise en cause dont on trouve la trace dans la rhétorique islamique étrangement partagée par les tenants du « panarabisme » laïc.

Les nationalisations, du canal de Suez (1956), des hydrocarbures en Algérie (1963), loi d’expropriation en Tunisie (1964), chacun à sa manière avec les forces qui le soutiennent (UGTT en Tunisie, armée en Algérie, Égypte) cherchera à rompre le face-à-face avec les ex-puissances coloniales. Des choix programmatiques qui n’hésiteront pas à se réclamer de l’option « socialiste » ! Mais « endogénéiser » le développement est une toute autre affaire !

Rompre et sortir du « modèle exportateur colonie-métropole » supposait aussi de mener de front plusieurs batailles : celle de l’éducation, de la santé, du remplacement de l’encadrement étranger, de la transition démographique (avec des succès très contrastés du planning familial). Toutes choses dont les effets se feraient attendre.

Se faisant, et dans un contexte géopolitique international relativement favorable (reconstruction européenne, guerre froide, alternative socialiste), ces dirigeants politiques inspirés notamment par toute une littérature de la décolonisation vont concevoir le développement comme un processus global d’industrialisation (économique, social et culturel). Les théories de Rostow, Perroux, Destrannes de Bernis vont faire fureur : pôle de développement, industries industrialisantes, effets d’entraînement. La première sidérurgie africaine verra le jour en Tunisie (El Fouledh 1962), le premier complexe pétrochimique sera créé (Sonatrach 1964) en Algérie. De vastes programmes d’infrastructures seront mis en œuvre, dont il est difficile ici de restituer l’ampleur (grossièrement 40 % des PIB de l’époque) à l’image du barrage d’Assouan (1972).

De puissantes entreprises publiques suite aux nationalisations vont aussi voir le jour.

Toutefois et a contrario de l’adjectif « socialiste » souvent accolé à ces expériences, force est d’observer qu’il s’agira d’un développement décrété et conduit du « haut vers le bas » par des élites modernistes, processus largement bureaucratisé, à marche forcée, dépendant aussi de deux conditions essentielles à son élargissement et à sa pérennité. L’une socio-économique, dans la capacité du système productif à générer – via l’essor de la productivité d’ensemble – l’épargne sociale nécessaire au financement des infrastructures comme aux importations de technologies. L’autre socioculturelle qui supposait la formation d’un travailleur collectif apte à relever les défis de production.

Or au cœur du processus voulu – la transformation d’une formation sociale archaïque en une société salariale moderne – vont se condenser des contradictions qui vont se déployer en effets non anticipés (absentéisme, pannes, sous utilisation des capacités productives, recul de la production agricole) suite à la généralisation hâtive de formes d’organisation du travail, tant dans l’industrie que dans l’agriculture, plus inspirées du « taylorisme ambiant » que de critères plus authentiquement socialistes.

De fait les entreprises étatiques aux process importés n’atteindront pas les objectifs fixés (emplois et salaires), pas plus qu’elles ne réussiront à constituer dans leur sillage un tissu industriel suffisamment dense et résilient. L’accumulation primitive restera cantonnée sur ces activités traditionnelles à l’étroit entre une agriculture et un commerce étatisés.

La thèse des industries industrialisantes présupposait aussi une réserve de main-d’œuvre « performative ». Une prédisposition qui tardera et qui n’apparaîtra que plus tard. Une approche qui aura des effets dévastateurs sur l’agriculture et les populations qui en vivent. Si les pouvoirs procéderont à une restitution ambiguë des terres coloniales (tantôt vers des domaines d’État, tantôt vers les propriétaires fonciers existants), ils embarqueront l’essentiel de la paysannerie dans une collectivisation « mal pensée ». Coopératives de production (Tunisie), fermes d’État (Algérie, Égypte) et autres mutualisations de moyens.

Les options modernistes n’iront jamais au bout de la problématique de transformation en profondeur de ce monde rural arc-boutée sur ses croyances : Quelles finalités productives ? Quels statuts agraires associés ? Plus de la moitié de la population vit à l’époque de ce secteur : grands propriétaires « absentéistes », métayers, petits fermiers indépendants, journaliers en très grand nombre.

Des modalités d’enrôlement productivistes auxquelles les intéressés ne comprennent rien, maladroites, brutales le plus souvent, qui déboucheront sur des soulèvements sporadiques. Un choc dont cette paysannerie et ses territoires auront du mal à se remettre. Un secteur qui, s’il avait trouvé un dynamisme nouveau, aurait pu restituer des marges de manœuvre. Sans aucun doute une erreur grave, et à vrai dire jamais résolue, qui se paiera fort cher dans les décennies qui suivront : exode rural massif, formation d’un lumpen prolétariat urbain, mais aussi une autosuffisance alimentaire qui n’en finira pas de se dégrader tant au plan quantitatif que qualitatif. Un grave problème aujourd’hui hérité de cette époque.

Alors se repose légitimement la question : pouvait-il en être raisonnablement autrement ? Une aporie insoluble mais grosse des re-questionnements d’aujourd’hui. Certaines de ces questions demeurent intactes comme possiblement une incapacité de l’époque (mais renouvelée depuis) à imaginer et à asseoir une agriculture familiale viable qui aurait peut-être mieux correspondu aux attentes.

Une tentative de développement qui s’essoufflera assez vite sous les effets conjugués de cette agriculture bousculée par des réformes inassimilables et d’une industrie naissante étatique et taylorisée. Un processus qui viendra aussi butter sur la double contrainte intérieure et extérieure : d’un côté, un marché intérieur toujours insuffisamment solvable, de l’autre, des exportations peu valorisées incapables de combler leur écart avec des importations toujours plus consommatrices en devises. Au bout, une crise de la balance courante et des paiements se traduisant à son tour en crise sociale.

Mais au total un ensemble d’« impensés » de l’époque, qui ré-interpelle la question de la division sociale du travail dans les problématiques du développement. Un ensemble de préalables, comme la nécessaire densification des qualifications des procès de travail en rapport avec les complexes d’aspirations sociales ou encore les psychologies au travail.

La discipline sociale des industries manufacturières privées ne fera guère mieux dans les décennies suivantes où gaspillages, rebuts, pertes d’efficience, continueront à proliférer.

Retour au modèle extraverti sous perfusion

Il aura souvent fallu moins de dix ans pour que les pouvoirs issus des indépendances finissent par tourner le dos à cette recherche de souveraineté du développement. À la faveur de changements politiques (Tunisie 1969, Égypte 1970, Algérie 1978) les options « socialisantes » seront abandonnées et céderont la place au retour progressif mais irrésistible du modèle d’ouverture économique, qui sera cette fois-ci tiré par la « promotion de l’initiative privée locale ». Une aubaine partagée par le capital local et la Banque mondiale. Il est vrai qu’entre-temps se sont constituées de nouveaux équilibres politiques. Le sous-emploi aggravé à la suite de la liquidation des expériences collectivistes, pousse les « sans-voix » à soutenir ce changement de cap. À l’autre bout, des « possédants » qui voient s’éclaircir l’horizon politique et s’ouvrir de nouveaux espaces de valorisation.

C’est autour des années 1980-1990 que prend racine la spirale de l’endettement. Un enracinement à double vocation. D’une part, combler le déficit des échanges extérieurs (réserve de devises). Les exportations (à contenu croissant d’intrants importés) courent toujours derrière des importations moins contraintes, suite à l’abaissement progressif de barrières douanières. D’autre part, assurer une manne d’argent frais qui renouvelle le cycle des PME et assure une croissance économique à plus fort pouvoir de création d’emplois. Les vannes du financement international s’ouvrent toutes grandes. Des lignes de crédit offrant subventions d’équipements et prêts bonifiés, au point qu’il est courant de voir des mises de fonds propres n’excédant pas 20 % de l’investissement total.

Mais voilà, cette libéralisation encore « timide » ne va pas sans soubresauts.

Des systèmes productifs toujours fragiles, soumis aux caprices des variations climatiques et plus encore des marchés internationaux. Lors d’un retournement de conjoncture, la mécanique s’enraille : les déficits courants se creusent, alimentant ceux des finances publiques. Le tout débouche sur une crise de liquidité extérieure (le besoin de devises). Invariablement et de manière récurrente, les dirigeants de cette période tenteront de réduire les subventions accordées (via leurs caisses de compensation : 15 % à 30 % des budgets publics, jusqu’à 10 % des PIB) aux produits de première nécessité (pain, huile, sucre). S’en suivront émeutes du pain à Casablanca en 1981, Tunisie en 84, Égypte en 1991.

Une seule issue apparaît inévitable, celle du recours au FMI. Une logique d’endettement qui trouve vite son corollaire, celui des plans d’ajustement structurels. Des plans de stabilisation subtils aux apparences indolores comme la désindexation des salaires de l’inflation ou encore l’application généralisée de la retenue d’impôts à la source, puis prolongés par l’introduction de la TVA (Maroc en 1985, Tunisie 1988, Algérie 1992).

Au Politique la stabilité et l’ordre, au Privé la paix sociale par la croissance des emplois. Un pacte national, sur fond de dérégulation mondiale consentie, difficilement tenable.

De fait mais entamé depuis quelques années, et devant la montée des mécontentements, les pouvoirs en place se durcissent et œuvrent à se défaire d’une opposition démocratique et progressiste. Des vagues successives de répression vont s’abattre sur les mouvements revendicatifs et de contestations politiques allant jusqu’à de véritables chasses aux sorcières. Progressivement, coupées des luttes ou recroquevillées sur les rares bastions ouvriers et universités rebelles, ces organisations seront interdites et réduites à la clandestinité. Mieux, leur éviction, l’impossibilité de constituer une opposition démocratique, va verrouiller toute possibilité d’alternance à l’avenir. Une obstination qui bouleversera le paysage politique et laissera une empreinte profonde dans les dynamiques sociales, idéologiques et politiques futures. Paysage qui, comme chacun sait, comblera progressivement ce vide par l’islamisme renaissant.

Une complaisance bienveillante et hasardeuse qui se paiera au prix fort.

Tandis que l’Algérie sombre dans une effroyable guerre civile, les autres pouvoirs de la région vont tenter d’isoler cette sensibilité – à son tour réprimée – des embryons de couches moyennes très sensibles au relatif mieux-être auquel elles accèdent et au discours de modernité. Des dirigeants mâtinés de laïcité qui affecteront des postures du dernier recours et qui trouvent là, et à bon compte, des légitimités « désespérées ».

Avec des fortunes diverses selon les pays, les appareils socio-productifs vont se densifier autour d’une myriade de PME produisant cette croissance factice et plus tard frelatée, tantôt sur des segments intérieurs aux limites de rentes de situation, tantôt à l’exportation sur les créneaux de sous-traitance internationale (just-in-time textile ou automobile).

Une « vraie-fausse » croissance, à très faible valeur ajoutée, donnant lieu à un partage inégalitaire « redoublé ». Il serait bien trop long de décrire ici les pratiques auxquelles s’adonne un « entreprenariat » sans culture industrielle, pratiques que l’on appellera provisoirement « trappe à patrimoine » : de la surfacturation de leurs besoins d’équipements ou d’intrants (source de fuite de capitaux ou d’évasion fiscale) aux encaissements sans facturation, ou encore aux techniques de vases communicants entre filiales de groupes familiaux. Un éventail licite, voire « toléré ».

L’écart constant de plus de 10 points dans la répartition des « valeurs ajoutées » de ces pays comparativement à celle de leurs homologues du Nord n’explique que pour partie cette mystérieuse mais ostensible richesse patrimoniale qui s’accélère. Un hiatus que confirme en miroir le faible niveau d’investissement en fonds propres, mais complété il est vrai par un crédit local bon marché sous perfusion internationale, et qui autorise cette croissance reflétée par les indicateurs.

Mais une « compétitivité » qui se maintient par le jeu de la seule variable d’ajustement possible que constituent les salaires et des effectifs modulables. Plus tard, la légalisation du travail intérimaire. Mais aussi et partout une économie informelle bien présente, sorte d’amortisseur social, qui se rétrécit ou gonfle à nouveau au gré des cycles de valorisation des capitaux. Une autre trappe, celle-ci à pauvreté, qui fait refluer les sans-emploi vers les petits boulots. Des mécanismes que l’on ne peut, faute d’espace, approfondir ici.

Une nouvelle classe entreprenante (familiale et clanique) et des couches sociales aux intérêts associés, vont pousser les personnels politiques, dont elles se sont dotées au fil du temps, à s’engager encore plus avant dans l’ouverture. Une extraversion d’autant plus urgente que la solvabilité du marché intérieur se fragmente : une consommation mimétique de celle des pays du Nord réservée à des pouvoirs d’achat conséquents d’un coté et, de l’autre, un marché de productions à faible prix pour les couches populaires et laborieuses.

Tout compte fait, une réponse à la reproduction différenciée de la force de travail, qui ne cesse de se morceler. Une réponse qui finira aussi par ouvrir toutes grandes les portes à l’importation massive des produits asiatiques à vils prix.

Un vrai mythe que celui des PME. Un mythe qui va s’incruster durablement dans les mentalités avec son cortège de chimères : plus créatrices d’emplois, moins gourmandes en devises, plus flexibles aux fluctuations des marchés. En réalité des structures usant plus d’emplois précaires que de postes fixes (2/3 dans le textile, le bâtiment) ou saisonniers (3/4 dans le tourisme). Une flexibilité qui ne doit sa survie qu’à cette variable d’ajustement évoquée plus haut. Un potentiel de création d’emplois, qui plus est, qui va en s’amenuisant au fil du temps, sous l’effet de l’évolution de la composition organique du capital.

Last but not least, un tissu de PME, à faible proportion de travail qualifié, incapables d’absorber les cohortes de diplômés primo-demandeurs d’emploi qui sortent tous les ans des universités. Incidemment, on comprend mieux la présence de blogueurs et autres hackers d’Anonymous dans les mouvements de contestation qui agitent ces pays.

Exacerbation des contradictions d’un système « à bout de souffle »

La dérive libérale s’accentue dans les années 2000. Un nouveau seuil est franchi avec l’adhésion de ces pays à la zone de libre-échange européenne et l’obtention du statut de partenariat privilégié (Tunisie 1998, Maroc 2000, Égypte 2004, Algérie 2005). Ces accords (prolongeant ceux du GATT et de l’OMC) confirment la libre circulation des marchandises, et accélère celle du capital par la levée des obstacles aux fameux investissements directs étrangers (les IDE). Une ouverture à la concurrence « crainte », vite canalisée par un donnant-donnant (asymétrique) de mise à disposition de fonds dits de « mise à niveau » (programme MEDA). Un « marché de dupes » auquel souscrivent néanmoins ces dirigeants politiques, qui va voir s’installer un flux d’investissements industriels « délocalisés » à la recherche de ce différentiel de coût salarial par unité produite.

Les pays de la rive sud se convertiront, chacun à sa manière et non sans quelques réserves, aux conditionnalités du consensus de Washington (1998).

L’illusion tenace d’une économie mixte se dissipera avec le recul de l’État (dumping fiscal qui conduit d’une logique de mieux disant à celle du moins disant), le démantèlement de son appareil productif (privatisation rampante), mais surtout le lancement de programmes d’ouverture du capital des monopoles publics (sic) (cimenteries, banques), mais aussi d’octroi de concession (eau, transport) ou de licence (télécoms).

Des consentements difficiles face à des opinions nationalistes et hostiles, mais qui ont le mérite de renflouer quelque peu les caisses et de soulager les charges de remboursement de la dette extérieure, du moins provisoirement. En réalité une fuite en avant qui va s’accélérer. Bientôt le flux de re-sortie des dividendes deviendra à son tour un problème.

Au total, des croissances oscillant entre 4 et 6 %, chaotiques (grèves tournantes au Maroc, émeute du pain en Égypte, soulèvement du bassin minier de Gafsa en Tunisie, 2008) qui ont donné cette illusion de développement (doublement des PIB par tête), mais une croissance économiquement non viable et socialement insoutenable.

À titre de conclusion provisoire : quelques enseignements

Quelques mots pour finir. Un mal-développement que ne peuvent occulter des chiffres de croissance souvent élogieux. Une agriculture sacrifiée et anémique, mais il est vrai de longue date. Des territoires et des quartiers abandonnés à l’action caritative islamiste et des solidarités éprouvées de longue date. On ne meurt pas de faim dans ces pays !

Une industrie naissante, mais sous la férule d’une continuité de choix libéraux qui finissent par la livrer aux seules forces du marché. Il est vrai qu’il n’y a pas que des perdants.

Des politiques sociales se voulant correctrices mais qui ne peuvent enrayer les effets mêmes de choix d’un mode de développement qui l’ont enraciné durablement.

Une pauvreté partiellement en recul (ni au Maroc, ni en Égypte) mais qui ressurgit sous des formes nouvelles de précarité insupportable : salaires incapables d’assurer une reproduction « digne » d’une majorité de la force de travail. Des emplois qui ne sont que des ersatz de travail. Les mythes tombent les uns après les autres. Celui des couches moyennes censées être représentées par cette montgolfière sociale qui s’avère en réalité être en forme de sablier. Le miracle de la croissance qui se transforme en mauvais rêve : quelques groupes familiaux et étrangers qui prospèrent, des finances publiques exsangues, un secteur public industriel et bancaire perclus de dettes, un lumpen prolétariat qui enfle, des jeunes diplômés en désespérance. La suite, du moins provisoire, est connue : le social-libéralisme s’effondre au profit d’un islamo-libéralisme. Une nouvelle traverse sans issue. Les plans d’ajustement structurels sont déjà là sous la forme pudique de crédit stand-by.

Un « printemps arabe » encore sous le choc et quelque peu engourdi ; peut-être alors, un « été méditerranéen » viendra-t-il redonner un second souffle à toute cette région qui se cherche une alternative économiquement viable, socialement plus juste, et écologiquement soutenable… à suivre. 

Sraieb Hedi

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