Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Comment penser, comment concevoir le travail au XXIe siècle*

Nous publions la contribution intégrale de Paul Boccara, prononcée le 29 octobre dernier, à l'occasion de la première des treize agoras organisées par le journal l'Humanité, dans le cadre de son centenaire, sur le thème :  « Comment penser, comment concevoir le travail au XXIe  siècle ? ».

Dans un article du 15 octobre, Luc Ferry dénonce de façon caricaturale  « l’ idéologie qui anime la loi des trente-cinq heures » selon laquelle « le travail est l’ennemi et le sens de la vie serait à rechercher dans l’accroissement des loisirs ». Le ministre dans le cadre d’une campagne pour culpabiliser et inciter aux emplois pauvres demande de réhabiliter « la valeur du travail ».

Mais dès 1830, le communiste utopique Fourrier s’exclamait « Aimez le travail nous dit la morale : c’est  un conseil ironique et ridicule. Qu’elle donne du travail à ceux qui en demandent et qu’elle sache le rendre aimable ;  car il est odieux en civilisation que l’insuffisance des salaires, l’inquiétude d’en manquer, l’injustice des maîtres, la tristesse des ateliers, la longue durée et l’uniformité des fonctions ».

Les contradictions du travail entre :

Privation du travail et formidable productivité utilisée pour le chômage et la précarité affirmation des capacités, intégration sociale et fierté du résultat pénibilité, stress et dégoût ou plus fondamentalement  entre travail aliéné et aliénateur et travail libérateur et libéré, atteignent de nos jours un degré extrême.

Et la problématique  de ces contradictions  monte, elle aussi, aux extrêmes.

Ainsi Jeremy Rifkin justifie « La fin du travail  » en 1995 et la même année, Dominique Méda « Le travail une valeur en voie de disparition  ». Ils provoquent  de vives réponses comme l’article de Robert Castel de 1998  « la fin du travail, un mythe démobilisateur » repris sous le titre « centralité du travail... ».

Cependant au-delà des deux thèses opposées de « la fin du travail » aujourd’hui et de sa « centralité » éternelle, ne peut-on poser deux questions fondamentales. Il s’agit d’une part et comme objectif prioritaire (de portée révolutionnaire) de la transformation radicale du travail, pour un travail autrement autonome, maîtrisé et créateur,  en allant jusqu’au dépassement du travail salarié, de sa précarité fondamentale, avec un système de Sécurité d’emploi ou de formation, à construire  graduellement dès aujourd’hui, à travers des avancées concrètes,  des droits  sociaux, dans les divers domaines de retour à l’emploi des chômeurs, des licenciements et des reclassements, de la formation, de la précarité etc... Il s’agit d’autre part, mais comme perspective lointaine,  quoique posée dès aujourd’hui, en relation avec ces transformations, du début d’un très long processus historique du dépassement du travail lui-même comme forme contrainte des activités de productions  et des activités humaines transformatrices et créatrices. J’ai posé ces deux questions  en traitant seulement la première prioritaire dans une étude de 1996, précédant  un livre de 2002 sur la proposition  de Sécurité d’emploi ou de formation.

Dépassement veut dire, à la fois, abolir, répondre et développer autrement les aspects positifs. C’est dans ce sens que Marx a posé les perspectives de l’abolition du travail. Ainsi dans l’idéologie allemande de 1845-46, il proclamait : « les prolétaires s’ils veulent s’affirmer en tant que personne, doivent abolir leurs conditions d’existence, laquelle est en même temps, celle de toute société jusqu’à nos jours, je veux dire abolir le travail ». Et, dans le Capital, il évoquera l’activité libre de manifestation de soi, de la vie humaine, et au-delà de l’activité de production nécessaire, la plus efficace et donc la plus réduite possible, l’activité ayant pour but de développer les êtres humains eux-mêmes et leur manifestation créatrice.

Sur l’évolution de la dialectique du travail dans le capitalisme

Avec la révolution industrielle des machines-outils, et le capitalisme, progressent une certaine liberté et une certaine indépendance  du travail individuel à l’opposé du servage.

Mais monte aussi son exploitation marchande, la précarité du contrat de travail et le rejet du chômage. Cependant le travail salarié va se généraliser à toutes  les activités. Et Hegel va magnifier l’activité transformatrice ou créatrice du travail avec « le travail de l’esprit ». Mais ce sont aussi les luttes  des ouvriers et des salariés pour la réduction  du temps de travail, la protection des droits sociaux, l’éducation des enfants, jusqu’aux congés payés et aux congés formation. Déjà Marx exaltait ces luttes. Dans le Capital, il parle du « royaume de la liberté  » fondé sur le recul du « royaume de la nécessité » à partir de la réduction du temps de travail. Ailleurs, il évoque sa transformation  en manifestation libre des ses facultés et de sa sociabilité et de son apport aux autres.

De nos jours avec la révolution informationnelle surgissent des défis radicaux :

Maximum ou apogée de la généralisation du travail salarié, avec la salarisation des activités intellectuelles et de service, la salarisation massive des femmes et celle du monde entier.

C’est l’exigence d’implication personnelle  la plus grande possible. Mais c’est aussi la montée du chômage et de la précarité, des discriminations et dominations, entre hommes et femmes, et entre salariés mis en concurrence à l’échelle de la planète.

C’est l’exigence sans précédent  de formation jusqu’au principe de formation continue tout au long de la vie.

C’est aussi l’inégalité extrême de cette  formation, la faiblesse de ses moyens et de sa maîtrise

.C’est aujourd’hui, avec la révolution informationnelle, la prédominance  des informations comme la recherche, même pour la production. Et donc le besoin de partager ses résultats,  ses coûts, ses opérations.  En effet, une même information comme une recherche,  contrairement  à une machine qui est ici ou là, peut être partagée dans le monde entier. Mais dans le système  actuel, cela développe  les monopoles multinationaux mondialisés pour partager à l’échelle mondiale les coûts de recherche  mais de façon monopolisatrice, en rivalisant avec d’autres pour les détruire, de brevets d’exploitation, de suppressions d’emplois. Alors que le partage maximum des coûts de recherche et des opérations  voudrait  que l’on développe  le plus possible les capacités, la formation et l’emploi de tous les êtres  humains et de tous les peuples, précisément  pour utiliser et améliorer ces recherches et ces formations pour leur vie.

Propositions et visée de transformations radicales et de dépassements

La priorité, ce sont de nouveaux droits, luttes et conquêtes pour transformer radicalement le travail. Toutefois, il ne faut pas boucher  mais ouvrir la perspective  révolutionnaire d’un dépassement du travail lui-même.

A partir des luttes et propositions  contre le chômage , pour un retour durable à l’emploi, contre les licenciements, etc, on pourrait aller jusqu’à un système de Sécurité d’emploi ou de formation.

Pleinement réalisé, ce système viserait à assurer à chacun et chacune, un bon emploi ou une bonne formation pour revenir à un bon emploi avec une continuité de bons revenus et de droits et des passages du travail à l’activité de formation maîtrisés par les intéressés.

Avec la rotation  emploi/formation des activités à finalités professionnelles,  il s’agirait d’un véritable dépassement du chômage. Encore une fois dans la théorie de Marx, « dépassement » cela veut dire arriver à supprimer  vraiment un phénomène social, ici le chômage. Car on conserve le problème auquel il prétend répondre mais en lui donnant une autre solution par ce progrès fondamental.

Ainsi le chômage est un mal terrible économique, social, moral (huit fois plus de suicides chez les chômeurs) mais c’est aussi une force formidable du capitalisme, car les suppressions d’emplois poussent fortement au changement et au progrès technique. On pourrait conserver cette force sans le mal et la souffrance, avec le passage de l’emploi à la formation, avec le maintien ou la continuité de hauts revenus et de droits pour revenir à un meilleur travail. Il ne s’agit pas pour autant  d’un simple revenu d’existence, déconnecté  de l’activité sociale et tendant vers un minimum. Bien sûr, il ne s’agit pas d’installer ce système d’un coup. C’est une visée pour un projet de société qui peut amener des avancées immédiates et concrètes. Il s’agit de progresser  pour arriver, à travers les luttes et les propositions  législatives, à arracher de nouveaux droits sociaux et un nouveau droit social d’ensemble, comme on a jadis avancé vers la Sécurité sociale.

On partirait des mesures et des dispositifs institutionnels existants et des débats et propositions pour les modifier afin d’avancer par des sécurisations  et des promotions  des emplois et des formations. Cela pourrait concerner ces chantiers concrets et les discussions et luttes en cours sur :

L’indemnisation des chômeurs et le retour à l’emploi, les licenciements, les territoires,  la responsabilité sociale des entreprises  contre le déclin industriel et pour les reclassements si mauvais aujourd’hui, les emplois précaires et leur stabilisation, la formation continue avec toutes les luttes et propositions sur le nouveau droit individuel , les mesures en faveur de l’emploi des femmes, des jeunes, des travailleurs âgés. Cela viserait de nouveaux droits sociaux .

Et ces nouveaux droits sociaux, dans une mobilité avec sécurité et non rejet, demande de nouveaux pouvoirs des CE, des élus,... et de nouveaux moyens financiers. Il s’agit d’une autre utilisation des fonds publics, de l’avancée d’autres critères d’efficacité sociale des entreprises  et surtout d’un autre crédit. Ce crédit serait attribué avec des taux d’intérêt très abaissés. D’autant plus que les investissements programmeraient de l’emploi et de la formation. Avec des fonds régionaux de Bonification des intérêts (leur prise en charge publique en tout ou partie). Et une autre action de la BCE pour « refinancer » des crédits à des taux très abaissés pour l’emploi.

Cela fournirait des conditions décisives pour la transformation radicale du travail et de la formation. Éradication des discriminations et dominations concernant les femmes, les jeunes, les travailleurs âgés, ceux d’origine étrangère.

Participation effective grandissante à la direction de son propre travail à l’organisation, à la gestion. Maîtrise des dispositifs ergonomiques pour éradiquer la pénibilité, le stress, etc.

Participation à la recherche  et à l’innovation de tous les travailleurs, bouleversement  du rôle et du contenu de la formation continue contre toutes ces inégalités et insuffisances pour sa maîtrise par les intéressés.

Au-delà de l’économie cela contribuerait à la maîtrise et à l’épanouissement de la vie hors travail et à la réduction graduelle des oppositions entre travail et hors travail ; à la promotion  et à la sécurisation  de tous les moments du cycle de vie de la formation initiale à la retraite active, à la culture, à toute la régénération humaine et ce que j’appelle l’anthroponomie.

Le propre des êtres humains ce sont les activités transformatrices et créatrices dont le travail est une forme historique. On peut poser la perspective d’une société où elles seront progressivement désaliénées par le passage graduel à des  activités de libres manifestations de soi, créatrices de soi, créatrices pour autrui et la société. Cela concernerait un long processus  de suppression de la contrainte extérieure des monopolisations et des dominations sociales sur les activités, et de l’instrumentalisation des êtres humains.

Dans le dépassement du travail avec ces suppressions, on pourrait conserver, avec la progression de l’attractivité et de la variété des activités, la contrainte de l’effort et l’écoute d’autrui pour vaincre ces difficultés afin d’obtenir les résultats recherchés. On conserverait l’effort pour dépasser ses propres limites personnelles.

L’attractivité et même la passion des activités créatrices pourraient  redonner  libre cours  comme on peut le voir déjà dans le loisir culturel ou dans le jardinage de masse sans négliger la nécessité des activités de production. Cela dépasserait aussi la vision élitiste de la liberté et du temps non compté  de l’artiste et du chercheur  qui faisait dire  avec orgueil à Baudelaire : « j’ai grandi  dans le luxe et l’oisiveté, les autres sont de vils piocheurs  ». En définitive, chaque  femme chaque  homme devraient  pouvoir développer pleinement et librement ses capacités et ses activités avec des valeurs de partage et d’inter-réactivité dans « ce futur d’humanité ». ■

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