Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Die Linke : dynamique et fragilités d’un modèle pour... l’Allemagne

La naissance de Die Linke (la gauche) le 16 juin dernier,  constitue un événement très important en Europe. Elle exprime la montée du besoin de rupture avec les politiques néolibérales conduites par Berlin et les différents gouvernements de l’UE. Ce qui fait du nouveau venu, dont l’identité et le programme sont toujours en gestation, l’objet de toutes les sollicitudes: des attaques en règle naturellement des milieux qui entendent parer à la moindre tentative  de sortir de la pensée unique libérale  ou des pressions plus biaisées s’efforçant de récupérer ou de dévoyer les aspirations croissantes à une alternative.

La fusion du Linkspartei.PDS de Gregor Gysi et Lothar Bisky, héritier à l’Est de l’ancien parti état (SED) qui dirigeait l’ex-RDA et de l’Alternative électorale pour l’emploi et la justice sociale (WASG) de Klaus Ernst et Oskar Lafontaine qui rassemblait à l’Ouest un grand nombre d’anciens syndicalistes, dissidents du parti social-démocrate (SPD) est placée sous ces feux croisés. Cela renforce les multiples ambivalences dont elle est porteuse.

L’intérêt bien légitime qu’a suscité aussitôt l’événement en France parmi une gauche en mal de refondation – car marquée par son échec cuisant à la présidentielle  – a été instrumentalisé par certains dirigeants, prompts à dessiner les contours d’un nouveau « modèle » venu d’outre Rhin. Mais la démarche a jeté le trouble bien davantage qu’elle n’a permis de discerner la portée véritable de l’événement en appréciant lucidement ce que sont les immenses potentialités de la formation nouveau-né, mais aussi les contradictions ou les écueils auxquels elle est confrontée.

Une spécificité allemande

« Die Linke » porte la marque de l’histoire allemande. Le nouveau parti constitue en effet d’abord le couronnement des efforts d’unification  des forces progressistes de l’Est et de l’Ouest dans un pays encore profondément imprégné par ce clivage, 18 ans après la chute du mur. À sa création, sur les décombres du parti omnipotent du régime socialiste-étatiste de la RDA, le Parti du Socialisme Démocratique (PDS) a réussi à asseoir rapidement son influence à l’Est, en prenant la défense des nombreux  « Ossis » (habitants de l’Allemagne orientale) victimes des conséquences de l’annexion rapide et brutale de leur pays par le capitalisme ouest-allemand. Ce rôle lui a valu un élargissement régulier de son électorat dans l’ex-RDA au point qu’il y concurrence aujourd’hui très sérieusement (avec souvent plus de 20 % des suffrages)  les deux poids lourds de l’échiquier politique germanique, la démocratie chrétienne (CDU) et la social-démocratie (SPD). Mais il était resté en même temps un « Ostpartei », un parti régional implanté quasi exclusivement à l’Est.

Conscients  que toute survie, à terme, de la formation était liée à sa capacité à rayonner sur l’ensemble du pays, ses dirigeants ont multiplié, pendant toutes ces années, les tentatives pour prendre pied à l’Ouest. En vain. En dépit d’efforts souvent considérables la greffe n’a jamais pris et les scores du PDS sont restés voisins de l’insignifiance dans la partie occidentale du pays.

Dans ces conditions l’émergence d’un partenaire potentiel à l’Ouest à partir de 2004 – quand  fut créée la WASG, une initiative de résistance politique aux réformes antisociales inscrites sur le fameux agenda 2010 de Gerhard Schröder,  alors chancelier et président du SPD – s’est présentée comme une véritable opportunité.

Et le rapprochement s’est opéré d’autant plus vite que la WASG rencontrait un problème analogue à celui du PDS. Selon une symétrie inverse : créée majoritairement par des militants des deux syndicats les plus combatifs,  IG Metall (Métallurgie) et Ver.di (services), jusque là membres du SPD, mais de plus en plus excédés par la dérive libérale de leur parti, « l’Alternative électorale » ne rencontrait de véritable écho qu’à l’Ouest. Là où les salariés restent mieux organisés au sein de leurs entreprises (Sachant que l’ex-RDA, submergée par le chômage et les problèmes sociaux, a très vite fonctionné comme un super laboratoire de la déréglementation sociale et s’est transformé peu ou prou en désert syndical.).

Bien accueilli ainsi par les « bases »  des deux partis le processus de fusion a été entamé à la fin du printemps 2005 alors que se profilaient  les élections anticipées qui allaient désigner l’actuel Bundestag. L’entrée en piste d’Oskar Lafontaine a alors joué un rôle décisif. Après avoir quitté en 1998 avec fracas le poste de président du SPD et le ministère des finances dans le nouveau gouvernement (SPD-Verts) – pour cause de désaccords de fond avec le chancelier Schröder, sa ligne néolibérale et la participation  de Berlin à la guerre de l’OTAN contre l’ex-Yougoslavie il est sorti en effet de sa retraite en annonçant qu’il était prêt à rejoindre la WASG. Il y mettait toutefois une condition: un processus d’unification devait être lancé avec le Linkspartei.PDS. La suite est connue : les deux partis lancent effectivement le processus de fusion et mènent campagne ensemble. Le Linkspartei.PDS qui décide d’accueillir les candidats de la WASG sur ses listes obtient 8,7 % des suffrages et une cinquantaine de députés au Bundestag.

Un édifice encore inachevé

Le processus de création de «Die Linke» s’est donc étalé sur deux ans. Il n’est toujours pas totalement achevé puisque les délégués des deux ex-partis réunis lors du congrès fondateur ont décidé de poursuivre pendant un an la discussion sur le programme. Le projet de société qu’entend porter la nouvelle formation reste donc ouvert sur de multiples possibles. Les débats, voire les controverses sur la ligne qu’il convient d’adopter, ont été très intenses jusqu’au bout du processus de fusion et ils restent, on va le voir, omniprésents aujourd’hui. Les mouvements  qui traversent désormais la société allemande n’ont pas été sans influencer la démarche des délégués du congrès fondateur. L’accroissement du scepticisme à l’égard du bien-fondé des réformes libérales et l’approfondissement de la crise de la social-démocratie sont passés par là. L’émergence de luttes «dures», atypiques dans la tradition très « intégrée » du mouvement social germanique, traduit aussi ce changement d’état d’esprit, comme au printemps chez Deutsch Telekom  (6 semaines de grève contre l’externalisation et la baisse des salaires) ou cet été même, à la Deutsche Bahn (chemins de fer) (pour les salaires et contre la privatisation).

Du coup les forces les plus mobilisées au sein du nouveau parti dans les luttes sociales et pour des transformations radicales – les communistes, organisés déjà en « plate-forme » au sein du PDS, le « réseau anticapitaliste » mis en place de concert par des militants des deux anciens partis ou des syndicalistes très engagés, désireux  de dépasser le vieux modèle social consensuel en crise – ont pu se faire entendre et sortir quelque peu de la marginalisation que voudrait leur imposer une bonne partie des directions des formations fusionnées.

Le ton, les discours, les déclarations et les engagements du congrès sont ainsi « très à gauche ». L’objectif est le « changement de système », ont martelé Oskar Lafontaine et Lothar Bisky, élus à la direction bicéphale du nouveau parti. Les priorités définies sont éloquentes : la nationalisation du secteur de l’énergie (de longue date dans les mains du privé outre Rhin), l’extension du droit de grève, la lutte contre les dégâts infligés à l’environnement par les « logiques prédatrices » du capitalisme, le retrait immédiat des troupes allemandes d’Afghanistan pour ne pas sombrer dans une guerre, conduite par les grandes puissances ,« non pour la démocratie et la liberté » mais pour « contrôler l’accès aux réserves en hydrocarbures » de  la mer Caspienne toute proche, l’introduction d’un salaire minimum (inexistant dans la législation allemande) ou l’abrogation de la réforme Hartz IV du marché du travail qui a «littéralement spolié les chômeurs».

Le risque d’OPA d’Oskar Lafontaine

L’ex-président du SPD a acquis une place considérable dans le processus de fusion et au sein de la nouvelle Gauche, sachant épouser avec tous ses talents de tribuns  les aspirations au changement de la base. Après une longue traversée du désert à la suite de sa décision de couper les ponts avec la « ligne Schröder » de son  ex parti, il est redevenu l’un des personnages centraux de la vie politique, les choses s’accélérant encore ces dernières semaines après son avènement à la tête de «Die Linke». La poussée du nouveau parti dans les sondages (crédité de plus de 11 % des suffrages). L’hémorragie qui s’accélère dans les rangs du SPD dont de nombreux militants décident de passer « à gauche » avec armes et bagages – comme l’ancien président du syndicat Ver.di en Sarre, Rolf Linser, au début  du mois d’août  –, conforte naturellement sa position.

Le phénomène inquiète au plus haut point les dirigeants de la social-démocratie (qui a chuté à environ 28 % des intentions de vote dans les enquêtes d’opinion contre près de 39 % en 2002). Ils tentent d’allumer des contre-feux en retrouvant ici ou là des accents «plus sociaux» dans leurs discours mais sans aucune crédibilité,  tant ils sont coincés dans leur accord de grande coalition avec la droite. Le processus de recomposition politique lancé par... Gerhard Schröder lui même, voici près de dix ans – lorsqu’il a fait une priorité du repositionnement de son parti en un « Neue Mitte » (nouveau centre) à l’occasion du scrutin de 1999 – semble ainsi s’accélérer.

Cette dynamique qui bouscule aujourd’hui « le parti unique néolibéral » (Lafontaine) possède incontestablement de quoi réjouir. Mais elle n’est pas sans ambiguïté, du fait précisément de la stature acquise par l’ex-président du SPD. Ce dernier impose ses priorités tactiques, au jour le jour, et la crainte qu’il n’opère une véritable OPA sur la nouvelle formation est loin d’être infondée. D’autant que s’il rejoint les aspirations les plus conséquentes et transformatrices exprimées par «la base» sur l’environnement et la paix, ses propositions sur le plan économique et social sont imprégnées strictement d’une démarche néokeynesienne.

Estimant que le capitalisme «s’affranchit des régles», le coprésident de Die Linke. explique qu’il faudrait «lui en imposer de nouvelles » comme le revendiquait déjà le philosophe français  Jean-Jacques Rousseau, à l’époque des lumières quand il écrivait « entre le faible et le fort c’est la liberté, qui opprime, et c’est la loi, qui libère. » Il a fait inscrire cette citation, maintes fois répétées dans ses discours, au fronton  de la salle de réunion du groupe parlementaire du parti de gauche à Berlin.

Ses plaidoieries contre la dérégulation néolibérale et en faveur d’un retour à l’État social, dans les dimensions qu’il possédait  dans les années 70, parlent naturellement au cœur de syndicalistes qui ont baigné dans cette culture et reprochent au SPD de l’avoir abandonnée.  Elles ne le conduisent pas à envisager un dépassement des marchés ou un désarmement du capitalisme financier. Il théorise au contraire sur le bien-fondé de « la concurrence », aujourd’hui « entravée par la position dominante de quelques grands groupes», alors que le marché est « facteur de démocratisation ». Et de proposer que la gauche « renforce le contrôle des cartels » afin de libérer les PME PMI et plus généralement « l’initiative ».

Le parti serait-il condamné à devenir  un «meilleur parti socialdémocrate »? Oskar Lafontaine a jeté le trouble en multipliant les déclarations assurant que le nouveau parti serait « sur la même  ligne  que le SPD d’avant 1998 »(1) (C’est-à-dire d’avant l’ère Schröder).  Le message est destiné d’évidence à conforter le mouvement d’adhésion à Die Linke d’ex-syndicalistes jusque-là membres du SPD et orphelins du vieil État social. Si cette démarche venait à être confirmée, on imagine combien le nouveau parti pourrait être facilement neutralisé par le social-libéralisme en cas de participation à un gouvernement avec le SPD et les Verts. De nombreux militants, dont des syndicalistes qui ont fait l’expérience de la crise du modèle social germanique, en relèvent l’insuffisance et les limites, Les débats restent très vifs et sont bien loin d’être clos.

La tentation du «meilleur parti social démocrate» Le risque est cependant d’autant plus avéré que cette transformation en « meilleur SPD » constitue une tentation de longue date au sein de la direction  de l’ancien PDS. Mise en relative minorité lors du congrès fondateur, compte tenu du climat dans le parti et au sein du pays, elle resurgit, avec force ces jours-ci. Le député européen André Brie qui passait pour l’un des « stratèges » du PDS dans les années 90, s’est lancé ainsi – dans une interview publiée le 30 juillet par le magazine Der Spiegel –, dans une violente diatribe contre les orientations les plus à gauche de la nouvelle formation qu’il considère comme un obstacle à une coopération  au gouvernement  avec le SPD. « Nous devons nous bouger vers le SPD », affirme-t-il plaidant pour la constitution d’une éventuelle coalition gouvernementale dès la prochaine échéance électorale en 2009.

« Populisme, manichéisme » tout y passe, dans cet entretien, pour qualifier les priorités du nouveau parti. Comme l’exigence du retrait des troupes allemandes d’Afghanistan ou la demande d’abrogation de la loi Hartz IV. Et de déplorer une « reSEDisation, une démarche bolchevique » incompatible, dit-il avec « la construction d’un parti moderne, capable de rester au sein d’un bloc hétérogène de centre-gauche. »

Ce sont naturellement  les aspirations de la base à une vraie rupture avec les réformes libérales, si présentes lors du congrès fondateur, qui sont ici visées. Mais l’attaque comporte une dimension très personnelle, dirigée, elle, explicitement contre Oskar Lafontaine, coupable certes de « jouer perso » mais surtout de s’être appuyé sur les ailes gauches des deux partis fusionnés. Elle porte la signature de l’un de ces cercles au sein de l’ex-PDS – comme  le « forum des socialistes démocratiques » – favorable à une participation gouvernementale, coûte que coûte. Comme à Berlin, en dépit des couleuvres libérales qu’il a fallu avaler (suppression de milliers d’emplois de fonctionnaires, casse des conventions collectives, création de milliers de jobs à « 1 euro » imposés aux chômeurs de longue durée, vote en faveur de la constitution européenne au Bundesrat etc.) et de la cuisante défaite électorale qui l’a suivi, il y a tout juste un an (perte de la moitié des électeurs berlinois).

Ce plaidoyer pour une « normalisation » définitive de l’ex-PDS est le fruit d’une pensée qui n’en finit pas de régler ses comptes et surtout ses complexes  à l’égard de son lourd héritage socialiste – autoritaire. Il ajoute encore à la complexité des débats et des rapports de force au sein du nouveau parti. Il place les communistes et tous les progressistes qui sont attachés à un vrai processus de transformation sociale devant un terrible dilemme : conscients des risques de dérives induits par les choix et la place prise par Oskar Lafontaine dans le nouveau parti, ils prennent néanmoins avec fermeté sa défense contre les accusations de populisme qui visent, au-delà de sa personne, certains des vrais engagements de gauche du parti.

On le voit la nouvelle Gauche au sein de laquelle se sont réunis nos partenaires progressistes de l’autre côté du Rhin est un sujet à la fois dynamique et extrêmement fragile. Il vaut qu’on s’y intéresse de très près. Mais surtout pas qu’on le sacralise. Interviewé, il y a quelques jours, longuement(2) sur ce qu’est, dans ces conditions, «le vrai visage de Die Linke.» la porte-parole nationale de la plate-forme communiste au sein du nouveau parti, Ellen Brombacher, répond seulement en deux mots : « la contradiction. »  ■

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(1) notamment in Der Tagespiegel du 19 mars 2007.

(2) in Unsere Zeit, du 10 août 2007.

 

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