Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Le capitalisme français et la question universitaire

La loi que Sarkozy a fait passer précipitamment,  et en force concernant l’Université  Française a été mûrement réfléchie et au plus haut niveau par les cercles dirigeants du capital, français et européen. Le rapport Lévy-Jouyet (1), commandité par T. Breton, (lequel dès réception s’est empressé de dire que les conclusions dudit rapport serviraient de trame inspiratrice à l’UMP) donne déjà, quasiment, verbatim le contenu de cette loi.

Au-delà de ce qui est déjà en soi une trahison de l’Université française et de son rôle original dans le concert de la science mondiale, au-delà des aspects purement organisationnels de la loi, autonomie managériale, pleins pouvoirs aux présidents, baisse de la représentation des instances universitaires, soumission financière au bon vouloir de bailleurs seulement intéressés par leur « retour sur investissement (2)» ; la caractéristique première de cette loi, c’est la déclinaison politique, directe et brutale, des exigences du capitalisme français et européen à sa phase actuelle. C’est l’irruption de la lutte des classes par la grande porte dans le champ universitaire (3).

La mondialisation  capitaliste apparaît  en creux dans ce dispositif. L’aspect principal en étant la déclinaison européenne qui entend «découpler» les universités des politiques nationales dans une démarche de négation des États nations et de construction d’une Europe des régions. Les États jouant un rôle d’adaptation de leurs systèmes nationaux aux critères de la mondialisation capitaliste vue de Bruxelles. C’est la suite du «processus de Bologne(4)» initié en France par un gouvernement social-démocrate.

Le bavardage autour de «l’autonomie des universités» sert en fait à masquer la perte d’autonomie de l’Université par rapport au capital. L’un des buts est de liquider l’Université française en tant qu’entité (i.e. institution) nationale spécifique et de faire des universités françaises actuelles des éléments de l’ensemble des universités  européennes au service du capital. L’enseignement et la recherche étant alors enrôlés dans la guerre économique inter-impérialiste, mâtinée éventuellement de localisme régional.

Du point de vue du capital français et européen, il y a urgence. Le capital a pris du retard en France, le «Non» au référendum lui a servi d’alerte et a été pris très au sérieux.

Cette marche forcée ne se produit  pas à n’importe quel moment. Déjà F. Fillon au moment de la contre-réforme sur les retraites avait pris la mesure de l’effondrement idéologique de la social-démocratie prétendant à l’hégémonisme «à gauche» en dépit des échecs successifs des gouvernements qu’elle dirigea et qui n’avaient de pluriels que le nom. Effondrement idéologique et culturel qui a touché l’ensemble  de la société, forces syndicales incluses. Dans les milieux intel

lectuels dont certaines formes du marxisme constituaient une référence obligée, souffla soudain un vent «d'antimarxisme flamboyant» selon l'historien Eric Hobsbawm(5).

Le PCF pour sa part a pris du retard dans cette période. Il a tenté de combler ce manque dans une démarche qui fait pour l’essentiel l’impasse quant à la nature des problèmes à résoudre et sur l’intensité de l’effort intellectuel nécessaire, il se mit à «déconstruire» à tour de bras. Il se contente ainsi essentiellement de «surfer» sur des problèmes sociétaux sans les relier au fonctionnement  même du système de production et d’échange.

Les mises à jour fondamentales exigées par l’évolution de la situation mondiale et par la révolutionnarisation des forces productives matérielles ne peuvent dès lors ni germer ni prendre le moindre essor. Mais en tant que parti politique, ses initiatives à tous égards affaiblies dans leur portée stratégique, sa visée communiste étant à la peine pour s’affirmer et se clarifier, il reste le seul pôle politique contestant réellement le capitalisme. C’est à ce titre que le PCF est combattu par tous les moyens, à la hauteur du parti qu’il n’est plus, mais aussi à la hauteur de celui qu’il pourrait être. Jamais auparavant,  y compris durant la guerre froide, l’escamotage, la déformation systématique de ses positions publiques, les interdits médiatiques, les ignorances calculées, la déformation et criminalisation de son histoire (6), le refus catégorique et orchestré du moindre débat contradictoire, n’avaient atteint une telle intensité.

Ne nous y trompons pas, l’entrée des employeurs dans les C.A.(7) des universités et le renforcement de leur rôle dans le CNESER(8) est significatif. Il ne s’agit pas des employeurs pris individuellement, c’est le patronat en tant que tel, le Medef qui entre dans les conseils d’administration, avec ses capacités organisationnelles, financières et ses relais politiques au gouvernement français et à Bruxelles.  C’est en tant que classe consciente d’elle-même (9) que le capital organisé entre dans les CA avec la volonté d’influer directement ou par relais interposés, arguments financiers aidant, sur les programmes de recherche et de formation. Et ce n’est qu’un aspect. Il convient de bien prendre la mesure de ce phénomène qui casse tout ce qui au long des siècles a fait la spécificité et l’aura internationale de l’Université française.

Cette situation est la manifestation du basculement qui s’opère dans les forces productives humaines, dans les pays les plus développés d’abord, comme cela avait été pointé dans l’ouvrage Cyber Révolution(10). Le centre de gravité de la production de la plus-value s’est déplacé des chaînes de fabrication vers les bureaux d’études. Ce sont les ingénieurs, les techniciens, les ouvriers hautement qualifiés qui jouent aujourd’hui  de ce point de vue (celui de la production  de la plus-value), pour l’essentiel (même s’il reste pour quelque temps encore des travailleurs  rivés au travail simple) le rôle que jouaient dans la première partie du XXe siècle, les ouvriers.  On a vu au cours du XXe siècle apparaître le métier de chercheur qui est resté longtemps numériquement marginal, lesdits chercheurs restant relativement confinés dans leurs laboratoires, loin du procès de production.

Ce qui a changé depuis les années soixante-dix (11) du XXe siècle, c’est le renversement des rapports dialectiques entre science et production. La science, dans toutes ses dimensions prend une place centrale complètement inédite, le métier de chercheur prend un caractère de masse et se diffuse dans les grandes industries,  la société prend conscience en même temps de son rôle décisif (en témoigne le courant de sympathie autour du mouvement des chercheurs de 2005). Le capital entend encadrer cette irruption dans le champ économique et social, tant pour des raisons politiques,  que pour des raisons économiques, c’est la source d’une grande partie de la plus-value à venir. Il s’agit de ne pas laisser échapper la formation de ceux qui vont structurer le système productif,  il lui faut se l’approprier.

Les écoles d’ingénieurs n’y suffisent plus, il ne s’y fait que très marginalement de la recherche, au mieux de l’innovation, et plutôt du développement, surtout pas d’enseignement par la recherche. La force de travail doit être de plus en plus qualifiée et les cadres non strictement techniques, doivent être acquis corps et âme à l’idéologie du capital sous peine de remise en cause du système. Nombre d’ingénieurs, cadres ou techniciens sont plus ou moins impliqués dans le processus d’élaboration de décision ou d’encadrement et il faut donc qu’ils soient acquis aux objectifs et aux méthodes, à la «culture d’entreprise». Les ingénieurs et concepteurs commencent à prendre conscience de leur état de sujétion au capital, il faut donc porter la bataille idéologique au cœur même de la formation  non seulement des ingénieurs mais de tout l’appareil intellectuel de la société, il faut au capital essayer d’oblitérer les sources mêmes de toute réflexion critique. L’offensive est générale (12), la bataille de classes s’exacerbe. Le capital se réorganise, la concurrence internationale s’accentue, les contradictions inter impérialistes et la crise économique, alimentaire et énergétique mondiale pointent.

Il s’agit pour la classe dominante  de contrôler  tous les aspects de la société. Il s’agit non seulement de contrôler la formation de ceux qui seront directement  dans l’appareil productif, mais il s’agit aussi de contrôler la formation des

« élites intellectuelles » et nous sommes ici au cœur même de la nouveauté. Les canons de la guerre économique mondiale, voilà l’alpha et l’omega de toute nouvelle réforme. Face à la naissance de nouveaux enjeux centraux de la lutte des classes, les forces du capital sont prises de vertige (obsession de

«disciplines inutiles», on commence par supprimer l’archéologie, et on se demande bien dans une telle démarche ce que viennent faire les recherches sur le boson de Higgs). Une réponse fait consensus dans tous les cénacles du capitalisme : il s'agit de créer un métissage entre le scientifique chevronné et le manager, intégration  poussée de l'ensemble de la communauté scientifique aux dogmes du système. Un autre métissage était jusqu’ici à l'œuvre dans la société française : celui qui fait s'estomper la barrière entre tâches d'exécution et de conception ; métissage très avancé dans la communauté scientifique, au plan mondial. Métissage porteur de la coopération libre entre individus libres, égaux en droits et en devoirs.  De ce métissage là, le capital ne veut pas entendre parler.

La logique de service public doit favoriser des coopérations nouvelles ; mais la coopération n'est pas l'asservissement et la science ne supporte pas le métissage avec la logique du profit. Qu'une partie de la gauche en arrive à ne plus faire la différence donne une idée de l'effondrement évoqué.

Les réformes progressistes, nécessaires et urgentes, ont au contraire, besoin d’une création collective continue. C'est l’antipode absolu de la méthode Sarkozy. La nouvelle loi , par les luttes qu’elle appelle, porte en ses flancs une révolution sociale d’un type et d’une portée inédites.

Ce n’est pas par hasard que Sarkozy entend faire de la réforme des universités le phare de son mandat. Réussir dans cette démarche ouvrirait un champ comme jamais aux logiques du capital en France, à l’échelle de la société. C’est le cœur de la bataille idéologique en cours.

L’enjeu de l’actuelle réforme universitaire est là ■

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(1) Rapport remis le 4/12/2006 à T. Breton et qui commence par ces mots « L’immatériel est aujourd’hui le facteur clef de croissance des économies développées (…) la connaissance, l’imagination, l’innovation et la recherche sont aujourd’hui au cœur de la création de richesses. ».

(2) Pour lequel le court terme est six mois, le terme normal un an et le long terme trois ans !

(3) Elle y était déjà mais sous des formes plus cachées, indirectes.

(4) Le processus de Bologne (1999) est un engagement pour construire un espace européen de l'enseignement supérieur avant 2010 sur le modèle anglo-saxon et faisant fi des spécificités nationales, le maître mot y étant « marché du travail européen », c’est-à-dire soumission au capital.

(5) Eric Hobsbawn « L'Âge des extrêmes Le Court Vingtième Siècle 1914-1991 » Complexe Historiques 2003./810 pages. Ouvrage paru une première fois en France en 1999 (Complexe).

(6) La petite saloperie (il n’y a pas d’autre terme) du Monde du 23/06/2007 concernant Guy Môquet, pour anecdotique qu’elle soit n’en est pas moins caractéristique. On peut regretter de plus que le PCF ne soit pas plus vigilant concernant sa propre histoire et celle du mouvement communiste international. Sur la ré-écriture de l’Histoire, on lira avec profit l’ouvrage d’Annie Lacroix-Riz ; L’histoire contemporaine sous influence, Pantin, Le Temps des Cerises, 2004, 145 p., 2e édition.

(7) Conseil d’Administration

(8) Conseil National de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. C’est un organisme à l’échelon ministériel qui regroupe des représentants syndicaux (pas seulement du monde universitaire), des « personnalités », des représentants du ministère de l’éducation et de la recherche.

(9) Le patronat, la bourgeoisie et les « beaux quartiers » votent à plus de 90 % à droite, ils ont une conscience de classe. Les ouvriers et travailleurs pauvres votent à 70 % à droite, cherchez l’erreur…

(10) Editeur Le Temps des Cerises 2002.

(11) Lire La civilisation au carrefour (édition française 1968) du tchèque Radovan Richta et aussi Pour une prospective marxiste de Léon Lavallée, Editions sociales (1970).

(12) Il suffit dans un autre domaine pour s’en rendre compte de voir comment le capital s’empare directement des médias.

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