L’année 2009 en France est marquée par trois évènements qui font débat :
1) Lancement d’appel à candidature pour l’attribution d’une 4ème licence mobile.
2) Instauration d’une concurrence de réseaux fibres optiques chez cinq millions de foyers situés dans les principales agglomérations françaises.
3) Batailles juridiques, politiques et financières sur les droits de retransmission, et d’exclusivité, le projet de loi Hadopi sur le téléchargement.
Le secteur des télécoms et du numérique en général enchaîne ses évolutions techniques et ses innovations au quotidien. Les usages individuels et collectifs s’adaptent plus vite que le législateur. Son rôle consiste, en principe, à déceler et anticiper les besoins de la société pour y répondre. Il en est visiblement actuellement incapable au regard des difficultés de relance des investissements à mettre en place pour une véritable politique égalitaire d’accès à l’outil et aux services du numérique (1). D’autres solutions que celle de la concurrence existent. Elles nécessitent une autre vision du secteur avec un retour à la puissance publique, des mutualisations, des coopérations.
Le transport virtuel d’informations diverses d’un point à un autre de la planète en quelques secondes, résultat de la fusion des télécommunications et de l’informatique, a transformé notre façon de communiquer. La globalisation financière et la mondialisation économique en sont sans aucun doute les résultats les plus probants. De même, le citoyen lambda dans sa vie professionnelle comme personnelle s’approprie l’outil numérique. Enfin, l’industrie numérique, bien orientée, est perçue comme un élément incontournable limitant l’impact énergétique. Les innovations qui nous surprennent chaque jour se heurtent aujourd’hui à la saturation des réseaux fixes comme mobiles, freinant de ce fait les capacités de croissance du secteur dans son ensemble. Laisser au seul marché le soin de réguler ce secteur stratégique relève de choix totalement irresponsables.
1. Le financement des réseaux fixes comme mobiles permettant un accès permanent à tous les services et contenus, en tous points du territoire.
2. Un besoin de terminaux, équipements et logiciels de fonctionnement standardisés, normalisés, interopérables, aux contenus non exclusifs.
3. Une incitation à la diversité de services et contenus accessibles à tous et un système juste de rétribution pour les créateurs.
4. Une mondialisation de la circulation des données dépassant la législation française et européenne ce qui amène à veiller à la fois à la sécurisation des données, au respect des identités de chaque État mais aussi à la liberté de création, d’expression.
Le Droit réglementaire actuel n’a pas vocation à répondre aux besoins sociaux mais au marché : L’ARCEP (2) existe avant tout pour réfléchir, organiser, impulser et maintenir une concurrence pérenne sur un ensemble de marchés des communications électroniques. Cette instance est censée être indépendante. En réalité, elle est sous la tutelle du pouvoir politique en place. Gouvernement, Conseil de la Concurrence et Commission de Bruxelles veillent au grain. La marge de manœuvre est d’autant plus étroite qu’il y a un Droit européen encadrant le secteur (3), celui-ci évoluant au fil des années et transcrit en Droit français. La visée théorique à atteindre des libéraux serait que le marché, à terme, « s’autorégule » avec pour « gendarme » le Conseil de la concurrence. Si nous en sommes très loin au regard des dernières décisions de l’ARCEP et des projets de lois, la tendance navigue entre le « laisser-faire » et « l’hyper-régulation » bloquant de ce fait des politiques d’investissement à long terme.
L’esprit concurrentiel est omniprésent et bien identifié en marchés, les règles reposent aussi sur les bonnes intentions ultralibérales des acteurs, ce qui laisse diverses interprétations possibles selon que l’on soit industriel, opérateur de réseau, prestataire ou créateur de contenu, élu d’une collectivité territoriale, client, salarié,...
Nous assistons aussi à une stratégie d’intégration verticale de l’ensemble des acteurs. C’est ainsi que des litiges nombreux naissent et se terminent par des jurisprudences ou décisions politiques, qui statuent sur des décisions subjectives en matière de tarifications de gros et de détails, implantation de réseaux, périmètres d’interventions, règles concurrentielles non respectées, normes environnementales, droits de retransmissions,…
L’industrie numérique s’est profondément judiciarisée, plongeant le secteur de la communication dans des controverses nuisibles à son évolution qu’il faudrait sociale, efficace et démocratique.
Lancer une 4ème licence mobile relève de l’absurdité et du gâchis.
Gouvernement et régulateur portent l’entière responsabilité du laxisme en matière de couverture incomplète du territoire ou de tarifs trop élevés puisque ce sont eux qui fixent le cahier des charges. Les dirigeants des trois réseaux mobiles actuels Orange, SFR et Bouygues se contentent simplement d’appliquer ce qui leur est imposé, le reste relevant de la bonne volonté de chacun, de longues tractations et de lobbying. Les marges très correctes des opérateurs, (4) soucieux de rémunérer leurs actionnaires n’ont pas intérêt à aller au-delà de leurs obligations puisque des mesures législatives incitent les collectivités à cofinancer un réseau mutualisé sur des zones blanches, difficiles d’accès et moins rentables. Il serait pourtant simple d’obliger les opérateurs à s’entendre pour financer une couverture totale du territoire.
Une 4ème licence, et donc un 4ème réseau, à l’exemple d’autres pays européens comme la Grande Bretagne, aggraverait la situation. Les opérateurs, soucieux de préserver leurs marges, compensent la baisse des tarifs par des réductions drastiques de coûts (entretien du réseau, points de contact, baisse des emplois, externalisation des activités,…) Le consommateur, dans un premier temps semble être gagnant, mais les coûts induits sont considérables (qualité de service rendu, prestations payantes, conséquences sociales). Que dire des répercussions des ondes électromagnétiques qui nécessiteraient plus de sérieux de la part de la puissance publique pour coordonner les recherches et engager des démarches visant à éliminer tout risque pour la santé autant pour le citoyen que pour les salariés. Les résultats des études préconisent des précautions d’usages pour les terminaux. Prenons en acte. Une mutualisation des infrastructures et des réseaux permettraient une implantation intelligente des sites sensibles. Au regard des choix actuels, nous nous éloignons de cet objectif.
Même logique concernant le réseau fixe. Jusqu’alors, la plupart des réseaux alternatifs concurrents à celui de France Télécom ont été financés en très grande partie par les collectivités ou les services publics. Ces réseaux (réseaux câblés, SNCF, autoroute, voie fluviale, réseaux départementaux et régionaux,…). sont aujourd’hui concédés ou vendus à des sociétés privées. Ils sont aujourd’hui « récupérés » par trois principaux opérateurs SFR, Free et Numéricable dans le cadre de consolidations aux effets dévastateurs sur l’emploi et du service rendu au consommateur.
Ces réseaux alternatifs en fibre optique sont pour la plupart des transports reliant les centraux de France Télécom. Les opérateurs doivent ensuite louer une ligne « fil cuivre » de France Télécom pour la déserte locale entre le central et l’abonné (dégroupage).
Ce « fil cuivre » doit aujourd’hui être remplacé par de la « fibre optique ». Le coût évalué pour ce nouveau réseau national de déserte locale à construire est évalué à ce jour à 40 Milliards d’euros. Ce prix peut baisser si des investissements de masse sont engagés. Chaque prise coûte de 300 euros pour les zones denses à 2 000 euros pour les zones rurales.
Le choix du régulateur et du gouvernement est pour le moins très discutable. Il s’agit de favoriser l’émergence de plusieurs réseaux en fibre optique sur 5 millions de prises concentrées sur les principales agglomérations. Une mutualisation serait seulement envisageable sur le reste du territoire avec une implication plus ou moins forte des finances publiques proportionnelles aux zones de population à couvrir. Les opérateurs alternatifs (5) pèsent de tout leur poids auprès des politiques et du régulateur pour que le financement de ce réseau soit supporté au maximum par l’opérateur historique et par les finances publiques.
L’opérateur historique (6) refuse en partie cette alternative estimant que nous ne sommes plus dans la logique précédente du dégroupage mais d’un réseau à construire et à rentabiliser. France Télécom craint être contraint d’investir pour la concurrence, ce qui ferait désordre pour ses actionnaires…
C’est ainsi que les investissements sont à nouveau gelés pour des conflits d’intérêts entre capitalistes !
Les opérateurs historiques télécoms mobiles comme fixes possèdent des ressources pour augmenter et redimensionner les réseaux. Ils possèdent un réseau, des experts techniques, un savoir faire. Ils ont des capacités d’investissement au regard des marges considérables affichées lors des résultats financiers, y compris sur le deuxième semestre 2009. Telle est d’ailleurs leur priorité puisqu’ils font le choix de rémunérer très largement leurs actionnaires.
Le secteur étant devenu concurrentiel, les réseaux et les accès étant régulés, l’opérateur télécom historique, comme toute société soumise aux contraintes boursières, prend des mesures conservatrices. La stratégie industrielle qui prévalait dans le cadre du monopole et service public n’est plus de mise. L’objectif consiste à compenser, voire anticiper, les pertes de sa base clientèle et de son chiffre d’affaires concédés aux opérateurs alternatifs par la réduction de ses coûts en investissements, en fonctionnement et en personnels. Seules les activités les plus rentables et sans risque sont privilégiées. La recherche fondamentale est remplacée par l’innovation. Le marketing est au cœur des préoccupations des décideurs avant le lancement d’un produit. C’est enfin la recherche de la croissance hors hexagone. Aujourd’hui, plus de la moitié du chiffre d’affaires de France Télécom se réalise à l’étranger. La facturation a évolué sur des forfaits, des offres optionnelles payantes par centres d’appels ou physiques, d’offres d’exclusivités de contenus (offres triple-play autour des box). Au final, la facture téléphonique d’un ménage a considérablement augmenté et atteint en cette période de crise économique ses limites (96 euros en moyenne contre 30 euros en 1990) (7). Il faut donc faire des choix. La relance industrielle étant grippée, toute la chaîne du secteur est en crise (R&D, équipementiers, centre d’appels, sous-traitants...)
La valeur marchande se déplaçant plus vers les contenus que vers les réseaux, tous les acteurs du secteur cherchent à passer la frontière jusqu’alors très étanche entre équipementiers, opérateurs de réseaux, créateurs et fournisseurs de logiciels et de contenus. Les investissements réseaux sont alors sacrifiés, apportant peu de valeur à court terme par rapport aux capitaux investis. Relancer la concurrence sur les réseaux dans ce contexte est donc totalement incompréhensible si ce n’est le fait de constater que régulateurs et politiques en Europe refusent de remettre en question toute leur législation destructrice d’un secteur économique qui ne demande qu’à croître. Tout report d’investissement des réseaux risque d’aboutir à une situation critique pour les utilisateurs (indisponibilité, lenteur, déconnexions intempestives,…) principalement ceux qui déjà disposent d’un accès à débit faible.
Les États-Unis ont compris ces enjeux puisque bien que précurseurs de la déréglementation des télécoms à l’échelle de la planète, un retour à la situation monopolistique est fragrante. Même logique en Corée du Sud. L’Europe reste quant à elle campée sur ses positions.
La reconquête d’un véritable service public de la communication passe par une prise en compte de nouveaux critères économiques et sociaux prenant en compte tous les besoins : aménagement du territoire/politique tarifaire/politique industrielle et de développement à long terme/recherche/développement/innovation/réseaux/services/contenus/création/financement/enjeux culturels/nouveaux droits d’intervention des salariés/emplois stables et qualifiés/formation professionnelle/,…
L’Europe, enfermée dans ses choix ultralibéraux laisse passer le train de la croissance pendant que d’autres pays comme les États-Unis ou la Chine, malgré leurs propres contradictions, ont lancé de vastes programmes d’investissements et de R&D. Des coopérations sont souhaitables avec tous les pays et continents. Elles doivent se travailler dans un souci de responsabilité, de partage équitable des savoirs et des compétences. Ce qui n’est pas le cas actuellement puisque nous constatons la mainmise d’oligopoles passant des partenariats stratégiques entre « gros » dans une seul but, devenir incontournables et imposer leur technique et modèle économique (ex : Phone) (8) Le développement de l’industrie du numérique en France comme en Europe passe par une révision complète de la régulation permettant une réappropriation publique des réseaux et infrastructures actuelles et une mutualisation des investissements à venir, cette appropriation publique intégrant les services exclus de la sphère marchande. Une institution type CESR (9) aurait la responsabilité de lier l’expression des besoins marchands comme non marchands, les préconisations en matière d’investissements et de financements. Une autre instance toute aussi transparente et démocratique devra s’assurer à posteriori des résultats obtenus comme la Cour des Comptes. Celle-ci aurait pouvoir de sanction. Le pôle public financier aurait pour mission de collecter, emprunter, redistribuer, subventionner ou prêter à partir des décisions prises par l’instance. Une liste des contenus exclus de la sphère marchande (santé, école, culture, éducation,…) serait établie pour déterminer l’expression de besoins essentiels en matière de communication. L’idée d’indicateurs de performance ne doit pas nous effrayer s‘il intègrent des critères d’efficacité sociale (10). Actuellement, la performance est plus basée sur une logique de restriction de coûts de fonctionnement et de rentabilité financière.
Derrière la gratuité, il y a toujours un financement. Il convient de définir comment rémunérer de façon juste et équitable, l’ensemble des acteurs : créateurs, opérateurs et prestataires de services.
Si certains services et contenus, même en accès gratuit ou libre, resteront marchands, il reste à réinventer une régulation sociale des réseaux services contenus sortis de la sphère marchande et où la gratuité d’accès peut être décidée. Ces prestations d’accès gratuits pourraient justement être rémunérées par les revenus de services marchands.
Les choix stratégiques des entreprises privées ou privatisées du secteur priorisent la rentabilité et la rémunération des actionnaires. Réduire leur domination sur l’ensemble de la filière de la communication exige une appropriation publique et sociale de ce secteur actuellement aux seules mains des marchés financiers, surprotégés par les politiques mondiales, bruxelloises et nationales.
Deux régulations à opérer, l’une sociale, l’autre économique. La crise systémique actuelle nous oblige à repenser le rapport entre la nécessaire satisfaction des aspirations individuelles dans un cadre collectif et les moyens pour y parvenir.
Enfin, le financement ne doit pas être essentiellement assuré par des prélèvements sur le consommateur ou les collectivités. Il n’est pas utopique de penser que le secteur puisse s’autofinancer si les investissements lourds sont inscrits dans des contrats de plan à long terme et adossé à un pôle public financier.
Principaux indicateurs financiers des opérateurs 2008/2007 (en millions d’euros)
Source : bilans financiers consolidés disponibles sur Internet
Nota : Les chiffres 2008 tiennent compte de l’intégration d’Alice pour Free et de 9-Cegetel pour SFR, ce qui explique sur certains ratios des écarts importants. Ces consolidations sont ensuite répercutées sur les coûts sociaux et d’investissements par des restructurations.
Notons aussi les importants goodwills, conséquences de fusions/acquisitions prouvant que les actifs achetés entraînent ensuite des dépréciations importantes. C’est aussi une dette et des frais financiers issus des acquisitions qui privent les opérateurs de liquidités.
CA : Chiffre d’affaires RE : résultat d’exploitation ETP : Equivalents temps plein CAPEX : Investissements biens corporels -
Nd : non disponible en italique, données incertaines R&D : Recherche & Développement.
(1) Le rapport du sénateur Bruno Retailleau N°559 de juillet 2009 sur la « lutte contre la fracture numérique » fait un constat objectif de la situation tout en exposant des propositions sans autre originalité que de taxer les usager et les collectivités et en dédouanant les opérateurs.
(2) ARCEP : l’Autorité de Régulation des Communications Électroniques et des Postes est composée des sept membres irrévocables et non-renouvelables. Ils sont nommés pour six ans par le Président de la République, le Président du Sénat et le Président de l’Assemblée nationale.
(3) Voir site www.arcep.fr l’ensemble des textes réglementaires. (4) Les bilans financiers des opérateurs en France indiquent des marges brutes opérationnelles avoisinant les 30% par rapport au chiffres d’affaires.
(5) Voir le dossier sur le site Arcep.
(6) L’Arcep n’a pas adopté la technologie préconisée par France Télécom, à savoir une fibre multiplexée évitant ainsi de saturer le génie civil et revenant moins cher. Le choix de Free, une fibre par abonné a été préféré.
(7) Chiffre Arcep.
(8) A l’opposé de coopérations équitables entre pays et industriels, les partenariats consistent à s’échanger des brevets, partager les risques financiers et de R&D, favoriser l’exclusivité commerciale et technologique pour écarter un concurrent ou du moins prendre de l’avance.
(9) Conseil économique et social régional.
(10) Intervention de Paul Boccara au séminaire PCF sur les services publics le 19 juin 2008.
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