Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Institutions : La dérive bonapartiste

Je voudrais d’entrée lever un malentendu possible. Il est parfois considéré que la question constitutionnelle  n’est pas une question prioritaire  et qu’elle doit s’effacer devant la question sociale. Deux attitudes sont alors possibles pour ceux qui défendent  ce point de vue : ou bien on n’en parle pas et on renvoie à plus tard la réflexion sur le sujet, ou bien on l’esquive en parlant d’autre chose, ainsi pour ne pas prendre position sur les institutions on parlera du droit des travailleurs  dans l’entreprise,  ce qui évitera toute discussion sur une position de classe aussi incontestable.

Dans la campagne des élections présidentielles de 2007, l’actuel  Président de la République n’a pas hésité à opposer son « pacte républicain » au « pacte présidentiel  » de sa rivale. On sait mieux aujourd’hui ce qu’il fallait en penser. Car c’est aussi à son sujet que l’on parle de monarchie  élective, de césarisme, et pour ce qui me concerne, de « dérive bonapartiste » (1). De différentes façons, la question institutionnelle est revenue à l’ordre du jour. Sur ce terrain  éminemment politique,  il faut être évidem-ent présent, mais sans se payer de mots comme par l’évocation trop facile d’une VIème République, afin de masquer en réalité une absence de réflexion au fond.

Je commencerai par m’interroger sur la pratique actuelle du pouvoir : peut-on, comme je l’ai fait, parler de « dérive bonapartiste » ? Je dirai ensuite pourquoi je ne reprends pas à mon compte l’idée d’une VIème République, avant de m’interroger sur le fond d’une réforme institutionnelle démocratique susceptible de nous sortir du carcan actuel.

1. Sommes-nous menacés d’une «dérive  bonapartiste»  ?

L’histoire  ne se répète pas, il faut se garder de tout excès dans la recherche d’analogie. Néanmoins, nous ne devons pas écarter ses leçons. La France a connu deux « bonapartismes » si le concept  a été formé surtout par le second.

Qu’est-ce que  le bonapartisme ?

Une démarche autocratique
Je veux simplement rappeler l’ascension de Napoléon 1er  : son intervention militaire au Conseil des Cinq Cents et le coup d’État du 18 Brumaire an VIII ; son institution comme Premier Consul. Il instaure  le concordat avec l’église catholique de Pie VII en 1801. L’autocratisme se développe sous le Consulat, avant que Bonaparte devienne Consul à vie puis Empereur. Louis-Napoléon Bonaparte est tout d’abord élu Président de la République en 1848. Il renvoie ses ministres, fin octobre 1949, et les remplace par des personnalités prises à l’extérieur  de l’Assemblée. Puis c’est le coup d’État du 2 décembre 1851 et l’instauration de la constitution césarienne élaborée dans la précipitation et signée par le seul Président le 21 décembre 1852. Le second Empire est également marqué par un réveil catholique (Bernadette Soubirous et ses apparitions en 1858).

Une sollicitation démagogique
 
L’auréole des victoires révolutionnaires et la campagne d’Égypte favorisent la montée en puissance de Bonaparte. Il est important de relever qu’il  rétablit le suffrage universel pour aussitôt le stériliser en ne l’appliquant  qu’à l’élection  de notabilités.  Puis c’est le recours répété au plébiscite-référendaire (Olivier Duhamel : « Le référendum peut être liberticide, les Bonaparte en ont apporté la preuve »). Louis-Napoléon Bonaparte, lui, est passé par le suffrage universel (élu successivement député puis Président e la République). La constitution de la IIème  République (art. 52) lui permet de présenter chaque année, par un message à l’Assemblée nationale, « l’exposé de l’état général des affaires de la République ». Il s’en servira. Il procède par plébiscite : celui du 21 novembre 1852 sur le sénatus-consulte qui le fait Empereur et sénatus-consulte du 20 avril 1870 qui parlementarise l’Empire à quelques mois de son effondrement.

Une logique aventurière
Les deux Bonaparte ont fait la démonstration que la concentration du pouvoir  exécutif ne garantit pas la stabilité : le premier finit à Waterloo puis Ste Hélène, le second à Sedan avant la Commune de Paris.

La  qualification « bonapartiste » est-elle pertinente dans le contexte actuel ?

Sur l’autocratisme
Le thème de la « rupture  » semble répondre à une loi de nécessité après des années d’immobilisme de Jacques Chirac. Chacun a pu relever, les exemples maintenant  innombrables  de la désinvolture  avec laquelle Sarkozy use des institutions : Cecilia en Libye et son refus de comparaître  devant la commission d’enquête condamnée par tous les constitutionnalistes (sauf Pierre Mazeaud) ; le rôle du Secrétaire général de l’Élysée Claude Guéant ; son action permanente en contradiction avec l’article 20 de la constitution  : «Le gouvernement détermine  et conduit  la politique de la nation» ; les ministres  commis, le Premier ministre simple «collaborateur» ; l’occupation de tous les postes : Assemblée nationale et Sénat, Conseil constitutionnel, CSA, etc. ; le compte-rendu du sommet de Lisbonne fait par lui devant l’UMP ; l’autodéfinition de la «rupture», etc.

Plus récemment on peut relever : ses initiatives sur la suppression de la publicité  dans le service public de la radiotélévision ; son initiative en direction des élèves de CM2 sur la mémoire de la Shoah, puis sur l’esclavage ; la demande adressée à la Cour de Cassation de contourner la décision du Conseil constitutionnel sur la rétroactivité des peines de la loi de Rachida Dati, fait sans précédent, la proposition d’un service minimum dans les entreprises et services publics en méconnaissance du principe de libre administration des collectivités territoriales (art. 72 de la constitution), etc. Plus fondamentalement, le Comité Balladur de réflexion sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vème République a été institué pour préparer un véritable changement de régime constitutionnel dont le Président de la République entend être le seul maître. Les propositions du comité ont été largement prédéterminées par le discours d’Épinal du 12 juillet  2007 vers un régime présidentiel. Edouard Balladur a situé le moment actuel dans un processus en quatre étapes :

1/ 1962, avec l’instauration de l’élection du Président de la République au suffrage universel (la «forfaiture» selon Gaston Monnerville) ;

2/ L’instauration du quinquennat  avec inversion des élections présidentielles et législatives en septembre 2000 par Lionel Jospin et Jacques Chirac ;

3/ Le renforcement des droits du Parlement (thème-clé, « l’essentiel de nos réflexions », selon Edouard Balladur dans Le Monde du 25 septembre 2007) ;

4/ La suppression de la responsabilité du gouvernement devant le Parlement.

Après le «parlementarisme rationalisé» (quelque peu dénaturé dès 1962), la «monarchie aléatoire», selon l’expression de Jean-Marie Denquin (2), initiée en 1986 (1ère cohabitation), la «dérive bonapartiste» (ou « tentation autoritaire ») ne constituerait-elle pas la 3ème phase de la Vème République (3) ?

Lors de la discussion récente au Parlement du projet de loi constitutionnelle, la difficulté de réunir la majorité des trois cinquième des voix du congrès, a conduit à renoncer à certaines dispositions,  comme celle qui prévoyait une différenciation entre la détermination et la conduite de la politique de la nation (art. 20 de la constitution). Restait un projet regroupant une vingtaine de propositions essentiellement techniques dont quelques-unes pouvaient  être regardées comme de bons ajustements (fixation à un mois le délai entre le dépôt d’un projet  de loi et son examen en séance, discussion  sur le texte amendé par la commission compétente,  assistance de la Cour des comptes, partage de l’ordre du jour entre le Gouvernement et le Parlement, etc) mais qui ne changeaient rien ou presque à l’équilibre des pouvoirs  et qui surtout étaient dominées par une proposition fortement symbolique : la possibilité donnée au Président de la République de s’exprimer devant le Parlement. Cette initiative pouvait apparaître anodine, en réalité elle a une histoire. Le «discours du trône», dans les conditions de l’époque, avait été prévu dans la constitution de 1791 ; il a été pratiqué par Charles X le 2 mars 1830 sur le mode menaçant après la nomination d’un ministère impopulaire (le cabinet Polignac) ; la comparaison n’est pas déplacée. Dans ces conditions,  l’octroi de droits nouveaux aux citoyens (exception  d’illégalité  devant le Conseil constitutionnel) n’est que trompe l’œil.

L’essentiel me semble être de replacer le débat actuel dans le processus de long terme formulé par Édouard Balladur : la symbolique  du présidentialisme  est renforcée en attendant une déconnection de la responsabilité de l’exécutif devant le législatif.

Sur le populisme
C’est le recours permanent au compassionnel. On pourrait multiplier les exemples ciblés : les infirmières bulgares, Ingrid Betancourt, le pédophile, les récidivistes, les aliénés, les chiens dangereux, les faits divers. Cela s’accompagne de l’annonce de textes conséquents dans l’impréparation et le mépris du Parlement. Cette hyperactivité empêche la réplique, le débat contradictoire, l’expression de l’opposition, la préparation sérieuse de réformes véritablement nécessaires.

La communication sur des thèmes appropriés  est instaurée comme méthode de gouvernement. On connaît ses thèmes de prédilection : « travailler plus pour gagner plus », la sécurité, les immigrés. Le recours aux sondages d’opinion  s’il n’est pas nouveau est devenu un véritable instrument de régulation de l’activité  politique.  L’accaparement sans précédent des médias est une autre caractéristique essentielle, prolongée par une réforme définie par lui  seul (suppression  des recettes publicitaires de Radio France). On n’insistera pas sur la vulgarité de certains propos, indignes de la fonction présidentielle.

Sur l’aventurisme
Son atout est sa faiblesse : il a du talent. Sa singularité par rapport à ses prédécesseurs ? de Gaulle avait une stature, Pompidou une solidité, Giscard d’Estaing de l’intelligence, Mitterrand une culture politique, Chirac un enracinement, Sarkozy a du talent, mais il n’a que du talent, qualité précaire s’il en est. Le talent médiatique est particulièrement évanescent et les retournements de l’opinion et de ceux qui la font peuvent être brutaux.

On relève également une absence de culture  historique. Je pense l’avoir montré s’agissant de la fonction publique. Il en ignore à l’évidence les trois principes d’égalité, d’indépendance, de responsabilité; tout comme l’existence d’une école française du «service public». La concurrence, le marché, le contrat contre

la loi, l’argent sont ses choix. J’ai dénoncé sa «forfaiture» comme exemple d’autodéfinition de la réforme par blanc-seing de l’élection présidentielle  (4).

C’est également vrai en ce qui concerne un autre exemple : le droit d’asile : la création du ministère de l’Immigration, de l’Intégration,  de l’Identité nationale et du Codéveloppement comme le recours aux tests ADN de la loi Hortefeux contestent le droit du sol de l’Ancien Régime et de la Révolution française (5).

Nicolas Sarkozy n’a pas la culture du pacte républicain (mise en cause du service public, du modèle français d’intégration et d’asile, de la laïcité, etc.), ce qui nous fait courir  le risque de l’aventure,  débouchant  soit sur la désagrégation de l’État soit sur la dérive autoritaire du régime.

2. La nécessité de nouveaux choix institutionnels

La proposition d’une VIème  République n’est pas la bonne réponse

Dans la crise des institutions qui répercute la crise plus générale de la société, la revendication déclamée d’une VIème République est l’exemple même de la facilité qui le plus souvent dispense d’une réponse sérieuse au fond. Invoquée de droite  comme de gauche, on ose cependant penser qu’il ne s’agit pas de la même VIème République, mais on ne peut sérieusement le vérifier, car les projets présentés sont le plus souvent formulés de manière lacunaire, multipliant les slogans, abondant en propositions alternatives, sans aucune preuve de cohérence. L’exemple le plus frappant de cette vanité confuse est le projet de VIème République dont Alain Montebourg avait fait un fonds de commerce et qui, à l’examen, de contours  en concession, se révèle au bout du compte n’être rien d’autre qu’une Vème  République-bis aux dispositions parfois même aggravées par rapport à la constitution en vigueur (transferts de souveraineté accrus, création de nouvelles autorités administratives indépendantes, reprise de la réforme Raffarin en matière d’organisation décentralisée de la République et du caractère expérimental  de certaines lois et de réglements, assujettissement accru au droit européen, choix d’une fonction publique des  « dépouilles », etc) (6).

La VIème République est une revendication illusoire car aucune des cinq républiques qui ont marqué notre histoire récente n’est née d’une gestation spéculative. La Convention déclare le 21 septembre 1792 : « La royauté est abolie en France » et un décret du 25 septembre proclame : « La République est une et indivisible » ; ainsi est née la première République parachevant la Révolution française. La deuxième est issue des émeutes de février 1848 aboutissant à l’abdication de Louis-Philippe et à la constitution républicaine du 4 novembre 1848 ; elle sera, on le sait et l’on doit s’en souvenir, balayée par le coup d’État du 2 décembre

1852 et le référendum-plébiscite de Louis-Napoléon Bonaparte des 21 et 22 décembre. La troisième émerge à une voix de majorité de la confrontation des monarchistes et des républicains moins de quatre ans après l’écrasement de la Commune de Paris. La quatrième est issue de la seconde guerre mondiale, de l’écrasement du nazisme et de la résistance, après un premier référendum négatif le 5 mai 1946, elle est promulguée le 27 octobre  1946. La cinquième voit  le jour par le référendum du 28 septembre 1958, portée par le putsch d’Alger dans un contexte de guerre coloniale. S’il y a bien crise sociale aujourd’hui, qui oserait soutenir qu’elle s’exprime du niveau des évènements qui viennent d’être évoqués ? Jamais en France on a changé de république sans événement dramatique.  Dans une société en décomposition sociale profonde, il manque encore l’Évènement.

Cela ne veut pas dire qu’il ne surviendra pas, mais on doit au moins inviter  à la prudence et au refus de la démagogie qui masque la vacuité des projets de VIème République. La question des institutions est une question sérieuse qui doit  être traitée  avec rigueur. Loi suprême, loi des lois, la constitution n’est pas pour autant un texte sacré. Cela est si vrai que la France a connu quinze textes constitutionnels depuis la Révolution française, soit une moyenne d’âge de quatorze ans par constitution. On est donc en droit  de se demander si dans une société qui change rapidement, dans une Union européenne qui impose de plus en plus ses normes juridiques  en droit  interne,  dans un contexte de mondialisation à la fois financière et culturelle, la constitution de la Vème  République, qui aura bientôt  cinquante ans, est bien adaptée aux besoins actuels de la nation française.

Les institutions de la Vème Républiques ont fait leur temps La constitution de la Vème République peut être regardée comme le produit hybride de deux lignes de forces qui ont marqué l’histoire institutionnelle de la France. L’une, césarienne, peut prendre comme référence la constitution du 14 janvier  1852 de Louis-Napoléon Bonaparte. L’autre, démocratique, retiendra la constitution  montagnarde du 24 juin 1793, qui n’a malheureusement pas pu s’appliquer en raison de la guerre. L’actuelle constitution a été présentée à l’origine comme un essai de parlementarisme rationalisé ; on a dénoncé ensuite son caractère présidentiel en raison de la personnalité  de son initiateur, le général de Gaulle, et de l’instauration de l’élection du Président de la République au suffrage universel en 1962. L’inadéquation de cette constitution à la réalité sociale est effectivement attestée par la constatation  qu’elle aura fait l’objet de quatorze modifications, engagées ou abouties, depuis 1992. Dans le débat récurrent sur le sujet, jusqu’à l’émergence récente du discours éclectique sur une VIème République, la discussion principale a lieu entre ceux qui se contenteraient  d’une modification mineure de la constitution existante et ceux qui souhaiteraient une évolution vers un présidentialisme moins ambigu sur le modèle américain (le Président est détenteur de l’exécutif ; il n’est pas responsable devant le Parlement ; il ne peut le dissoudre). Mais le véritable débat n’est pas entre deux formes de présidentialisme  ne différant  que par le degré de prééminence de l’exécutif, mais entre les deux modèles fondamentaux prolongeant à notre époque les lignes de forces précédemment  évoquées : régime présidentiel ou régime parlementaire.

Il est donc temps de remettre sur le chantier  une réflexion délaissée par intérêt ou négligence et reprise avec désinvolture (7). L’originalité d’un travail sur les institutions tient au fait qu’il n’est pas possible de le mener sérieusement sans replacer chaque proposition dans l’analyse d’ensemble du système institutionnel qui, en retour, confère à toute proposition constitutionnelle ainsi traitée, la force de la cohérence de l’ensemble. Car une constitution n’est rien d’autre qu’un modèle exprimant la conception de l’organisation des pouvoirs  existant dans une société déterminée. Son schématisme en fait la force et en relativise l’importance : l’Etat de droit ne résume pas toute la société ; les institutions ne résument pas tout l’Etat de droit.

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(1) A. Le Pors, « Dérive bonapartiste », L’Humanité, 27 août 2007.

(2) J-M. Denquin, La monarchie aléatoire, PUF, 2001.

(3) B. Le Gendre écrit dans Le Monde du 17 octobre 2007 : «Depuis Napoléon III, le régime présidentiel est synonyme de césarisme», et il ajoute : «Nicolas Sarkozy est surtout fort, tout bien pesé, de la faiblesse du Parlement».

(4) A. Le Pors, «La révolution de la fonction publique est une forfaiture», Le Monde, 26 septembre 2007.

(5) A. Le Pors, «L’asile, au nom du peuple français», L’Humanité, 19 septembre 2007.

(6) A. Montebourg et B. François, La constitution de la VIèmeRépublique, Éditions Odile Jacob, 2005.

(7) On rappellera toutefois que le Parti communiste français avait fait cet effort en rendant public en décembre 1989, sur mon rapport, une Déclaration des libertés placée en tête d’un Projet constitutionnel complet.

 

 

 

 

 



 

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