Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Attaque en règle contre le service public hospitalier

Maitre de conférences en sciences économiques Université de Reims Champagne-Ardenne

Le dépôt, le 22 octobre dernier, d’un projet de loi portant réforme de l’hôpital et relatif aux patients, à la santé et au territoire, semble clore un long cycle de réformes entamé dans le courant  des années 1980 avec la mise en place du budget global et de la départementalisation. L’hôpital aurat-il pour autant terminer  sa mue ? On peut légitimement en douter dans la mesure où l’idéologie libérale impose dans le domaine de la santé une rupture.

Depuis une vingtaine d’années, les réformes oscillent entre deux référentiels : l’intervention croissante des pouvoirs publics dans la gestion des établissements de soins ou le marché comme seul moyen de coordination  des acteurs. Le mouvement complexe qui se dessine, dans le domaine de la santé en général et à l’hôpital en particulier, hésite donc entre étatisation et marchandisation pure et dure. De façon assez paradoxale, le processus d’amplification de l’étatisation se traduit par le développement de la marchandisation, qui prend des formes diverses. Les différents gouvernements qui se sont succédés au pouvoir ont toujours hésité entre État et marché.

D’un côté, l’État intervient de façon croissante dans la politique hospitalière via les agences régionales de l’hospitalisation. De l’autre, un mouvement de marchandisation est perceptible, notamment par l’intermédiaire d’une évolution du mode de tarification (1). Mais, le projet de loi déposé le 22 octobre  devrait  générer, à plus ou moins long terme, des effets pervers, notamment dans l’accès aux soins (2).

1. Étatiser plus pour marchandiser plus

L’étatisation ne doit pas forcément être appréhendée comme contraire à la marchandisation. Dans le domaine de la santé, et plus particulièrement en ce qui concerne les établissements hospitaliers, l’intervention grandissante des pouvoirs publics va de pair avec une marchandisation croissante

Depuis les ordonnances dites Juppé du 24 avril 1996, le secteur hospitalier est caractérisé par une intervention croissante de l’État. La création des agences régionales de l’hospitalisation (ARH) est caractéristique de cette nouvelle logique.

À l’origine ces entités ont pour objectif de rationaliser la relation entre la tutelle et les établissements, marquée par des asymétries d’informations  qui seraient à l’origine de comportements opportunistes  selon les partisans de la théorie de l’agence. En effet, dans le domaine hospitalier, la relation entre la tutelle et la direction de l’établissement est appréhendée comme une relation d’agence (où une personne exécute pour le compte d’une autre une tâche donnée) marquée par deux types de dysfonctionnements : l’antisélection et l’aléa moral.

L’antisélection se manifeste quand la tutelle ignore les capacités d’un établissement qu’elle doit financer. Elle doit donc faire face au comportement stratégique de la direction de cet établissement  avant de prendre sa décision. La seule solution consisterait pour la tutelle à inciter la direction à révéler ses caractéristiques  principales. L’aléa moral est un terme issu de l’économie de l’assurance, il suppose que les efforts et les obligations de l’agent ne sont pas directement observables par la tutelle.

L’aléa moral empêche cette dernière de savoir comment la direction de l’établissement de soins remplit effectivement sa part du contrat. La seule solution serait, pour les partisans de la théorie de l’agence, de mettre en place un contrat précisant les conditions d’engagement des cocontractants et les incitant à la réalisation des objectifs par des procédures de bonus-malus(1).

Les Agences Régionales de l’Hospitalisation  (ARH) s’inscrivent dans cette perspective. Elles prennent la forme de groupements d’intérêts publics et centralisent des pouvoirs qui dépendaient auparavant des Directions régionales de l’action sanitaire et sociale (DRASS) et des Directions départementales de l’action sanitaire et sociale (DDASS). Leur objectif est de rationaliser la politique hospitalière régionale, notamment par la mise en commun des activités publiques et privées.

Les ARH ont quatre fonctions. La première est d’attribuer aux établissements hospitaliers de la région leur budget. Depuis 2003, le ministère de la Santé attribue à chaque agence une enveloppe qui est ensuite redistribuée aux établissements via une méthode de tarification  à l’activité. Les ARH ont également en charge la définition du schéma régional de l’organisation sanitaire dont l’objectif est de limiter les capacités hospitalières en excès et de développer les complémentarités entre le public et le privé. La mise en place des contrats d’objectifs et de moyens constitue la troisième fonction des ARH. Ce contrat est un engagement réciproque  entre la tutelle et les établissements qui subordonne leur financement à une réorganisation de leurs services.

Depuis l’ordonnance du 4 septembre  2003, la contractualisation est obligatoire et l’ARH est dotée d’un pouvoir de coercition. À défaut de contrat, c’est l’ARH qui définit ellemême les objectifs de l’établissement. Il y a donc une certaine contradiction entre l’esprit de la réforme et les pratiques mises en œuvre.

Dans la même perspective, le projet de loi déposé par Roselyne Bachelot prône la création d’Agences régionales de santé dont l’objectif est de renforcer «le pilotage territorial de notre système de santé et le rendre plus efficace ». Ces nouvelles structures  se substituent  aux ARH, mais également aux pôles santé et médico-social des directions régionales et départementales des affaires sanitaires et sociales (DRASS et DDASS), aux unions régionales des caisses d’assurance maladie (URCAM), aux directions sanitaires des caisses régionales d’assurance maladie (CRAM). La régionalisation de la politique de santé risque d’accroître, comme en Grande-Bretagne et dans les pays scandinaves, les inégalités de soins entre régions riches et pauvres.

Depuis quelques années la novlangue gestionnaire  promeut une idée nouvelle : la corporatization (c’est-à-dire l’application des règles de la gouvernance d’entreprise aux établissements hospitaliers).  Elle correspond à un modèle hybride entre la propriété sociale publique et une forme privée. Désormais, l’objectif est de transformer  les établissements publics de soins en organisations indépendantes du pouvoir politique, notamment en les dotant d’instances nouvelles et autonomes. L’idée est d’articuler  le système de direction autour d’une direction  générale et d’un conseil d’administration chargé des orientations stratégiques.

L’ordonnance du 2 mai 2005 propose  ainsi une organisation triangulaire (conseil d’administration, directeur, conseil exécutif) des établissements de soins. Au sein du couple pivot (conseil d’administration et directeur), la première instance est chargée de la définition de la stratégie et le second se consacre à sa mise en place.

Le Conseil d’administration  dispose d’une mission exclusivement centrée sur la définition de la stratégie de l’établissement et l’évaluation de la politique. Il voit ses missions de contrôle renforcées. Sa composition  évolue. L’ordonnance prévoit que ses membres sont désormais répartis en trois collèges (au lieu de six précédemment) regroupant respectivement les représentants des collectivités  territoriales, les personnels et les personnalités qualifiées et les représentants des usagers.

À ses côtés, un conseil exécutif est créé dans les établissements autres que les hôpitaux locaux. Présidé par le directeur, il associe à parité des membres de l'équipe de direction, le président de la commission médicale d’établissement (CME), des praticiens nommés par la CME, dont la moitié au moins sont responsables de pôles et dans les centres hospitaliers et universitaires  (CHU), le directeur de l’UFR de médecine.

Cette nouvelle instance s’inscrit dans les objectifs de la gouvernance, notamment en associant les praticiens à la gestion (pilotage médico-administratif de l’établissement). Le conseil exécutif participe  à la définition de la politique générale de l'établissement et est chargé de l’élaboration de plusieurs projets (contrats d’objectifs et de moyens avec l’ARH, projet d’établissement, contractualisation interne, nomination des responsables de pôle...).

L’ordonnance du 2 mai 2005 modifie  de façon substantielle l’organisation des établissements de soins en leur imposant une structure par pôles. La mise en place d’un dispositif  de contractualisation  interne va de pair avec la création des pôles. Là encore, la logique des incitations prime.

Le responsable du pôle définit contractuellement  avec le directeur de l’établissement et le président de la Commission médicale d’établissement (CME) les objectifs d’activité et de qualité et les moyens du pôle. Il élabore, avec le conseil de pôle, un projet. La mise en place du contrat de pôle est suivie d’une évaluation qui doit permettre à l’équipe de direction de revoir les objectifs en cours d’exercice. Le responsable du pôle bénéficie d’une délégation de gestion signée par le directeur.

Dans les faits, il ne s’agit pas à proprement parlé d’une innovation dans la mesure où l’ordonnance ne fait qu’aménager des dispositions qui existaient déjà pour les centres de responsabilité.

La réforme du financement couronne ce long processus de transformation.  Désormais, le séjour devient l’élément central de la facturation. En effet, la tarification repose désormais sur un indicateur appelé indice synthétique d’activité (ISA) et calculé sous forme de points.

À chaque pathologie soignée correspond un volume de points. Plus celui-ci est important, plus le financement est élevé. Les équipes de direction  ont donc intérêt, pour recevoir un surcroît de financement, à maximiser leur nombre de points tout en favorisant les malades dont le coût de prise en charge est faible par rapport à la moyenne des malades atteints d’une pathologie similaire.

2. Les effets pervers de la réforme hospitalière en cours

Dans les faits, la mise en place dans les années 1980 d’une révolution managériale dans les hôpitaux n’a pas séduit les personnels qui sont restés indifférents au référentiel proposé. Dans certains établissements, les équipes de direction ont expérimenté des techniques de management participatif qui ont suscité de fortes déceptions : certaines personnes ont eu le sentiment de n’avoir pas été écoutées, d’autres estiment avoir été trompées en fournissant des informations.

Ces expériences ont favorisé une taylorisation  de l’activité des établissements de soins, notamment via des techniques d’évaluation (chronométrage, contrôle...). Cette forme de rationalisation a accéléré la contestation des personnels. Pour les médecins, l’application de critères gestionnaires a également été contestée. En effet, en ne tenant pas compte de la spécificité de l’activité médicale, cette tentative de rationalisation a provoqué un rejet chez les praticiens qui se sont vus réduits au seul statut d’offreurs de soins.

Mais, malgré ces échecs, le management n’en est pas abandonné pour autant. Le projet de loi déposé par Roselyne Bachelot entend réformer en profondeur l’organisation des établissements pour la calquer sur celle des sociétés anonymes. Désormais, le conseil exécutif est remplacé par un directoire présidé par le directeur de l’établissement. Le président de la Commission médicale d’établissement prend la vice-présidence de cette nouvelle structure. L’objectif non avoué est de concentrer les pouvoirs de direction sur une entité composée de certains médecins et de membres de l’équipe dirigeante. Dans le même temps, le conseil d’administration est supprimé et est remplacé par un conseil de surveillance dont les pouvoirs sont considérablement réduits.

Sur ce point, la loi Bachelot copie le modèle anglais. Depuis le health act de 1999, le directeur et les responsables médicaux de ces structures fixent librement leurs objectifs de résultats. Leurs décisions sont soumises au contrôle d’un conseil d’établissement (board of governors). Celui-ci élit son président (chairman) et une partie des membres du conseil d’administration (management board). Il comprend en outre le directeur général, le directeur financier et deux directeurs adjoints tous recrutés par le président du conseil d’établissement (qui est également président du conseil d’administration). Cet organe est responsable de l’organisation et du fonctionnement de l’établissement. Il approuve les grandes orientations stratégiques de l’établissement et exerce un contrôle sur les performances, la qualité des soins et les résultats financiers de l’établissement.

Pour les usagers, la marchandisation croissante des établissements hospitaliers,  notamment l’évolution des techniques de financement, pose des problèmes éthiques évidents. La tarification à l’activité introduit en effet des risques de discrimination.

Elle privilégie les plus jeunes par rapport au plus vieux et incite à ne soigner que les malades qui ont un coût faible pour la société et opère une discrimination envers les patients qui nécessitent des soins coûteux. Enfin, dans la perspective d’une réforme profonde de l’assurance maladie et d’un transfert croissant du financement vers des assurances complémentaires,  on peut se douter que cette méthode conduirait inéluctablement à un système à plusieurs vitesses. La marchandisation de l’hôpital aura sans aucun doute des coûts humains.

Il faut donc s’attendre, dans les mois qui viennent, à une attaque en règle contre le service public hospitalier. L’avenir de l’hôpital public reste assez sombre. Il semble en effet que la loi Bachelot en cache une autre, plus dangereuse encore : la privatisation des établissements.

Les vastes plans de suppression  d’emploi mis en œuvre dans le secteur hospitalier inaugurent vraisemblablement une période de recherche croissante de gains de productivité. Quand les pouvoirs publics auront amélioré l’image des établissements hospitaliers  aux yeux d’éventuels investisseurs privés, ils pourront passer à l’étape suivante : l’ouverture  du secteur à la concurrence. Le risque est réel, cette question est d’ailleurs envisagée clairement dans le rapport Larcher via la technique de délégation de service public.

L’exemple anglais a montré tous les risques liés à une ouverture du secteur de santé à la concurrence (inégalités croissantes d’accès aux soins, taylorisation  croissante de l’activité des personnels...). La déliquescence de ce système devrait servir de leçon aux pouvoirs publics en France. Il semble, pour l’instant, qu’ils n’en tiennent pas compte.

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(1) La politique économique de santé repose essentiellement aujourd’hui sur une logique d’incitations.

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