Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Protectionnisme : mais protéger quoi ? Et qui ?

Interview de Frédéric Boccara(1)

Pourquoi  les dirigeants mondiaux  parlent-ils  uniquement du protectionnisme comme d’un risque, d’une menace ? De quoi ont-ils peur exactement  ?

Frédéric Boccara : Ils craignent l’intervention populaire sur les enjeux majeurs, à savoir l’argent et ses critères d’utilisation par les banques, les entreprises, l’État. C’est pour cela qu’ils prétendent que la grève du 29 janvier n’était qu’une manifestation d’inquiétude, ou la réduisent à des revendications salariales. Or, lors des manifestations du 29 janvier les gens n’exigeaient pas des tarifs douaniers mais que les banques utilisent tout autrement les milliards qu’elles ont reçu. Ils exigent des pouvoirs sur les délocalisations.

Désignant au forum de Davos « deux dangers majeurs » « les troubles sociaux et le protectionnisme » C.  Lagarde confond intentionnellement le protectionnisme, qu’alimentent les menaces des États-Unis appuyées sur le dollar, avec les exigences populaires. Elle révèle en réalité la crainte que les peuples se mêlent d’une autre orientation internationale.

Car il est clair que la conjoncture est très grave et qu’elle met en cause tout une orientation structurelle de la politique économique et sociale : celle engagée depuis le tournant de 1983 dit « de la rigueur »  par F. Mitterrand et P. Bérégovoy Celle du choix de la déréglementation financière décidée avec l’actuel président de la BCE, J.-C. Trichet, alors directeur du Trésor – pour accompagner la guerre économique extérieure des grandes multinationales et leur modernisation anti-sociale.

Dans cette conjoncture,  les luttes sociales ne sont pas un risque, elles sont une opportunité pour des inflexions majeures sur ces grandes questions, en France et en Europe. Et il ne s’agit pas de lâcher le besoin de révolutions des gestions des entreprises et de leurs critères, du crédit et des pouvoirs des gens dessus, d’une révolution des services publics et d’une autre mondialisation de biens communs partagés de toute l’Humanité  contre le FMI et la domination du dollar.

Concernant les Américains. La protection douanière de leur marché pour certains produits ciblés peut avoir un certain effet dépressif chez nous, ainsi que sur le climat des échanges. C’est traditionnel en temps de récession de la part de leurs milieux dirigeants. Mais c’est pour l’essentiel le dollar et la politique  de pompage maintenu des capitaux du monde au profit des multinationales  US qui devrait inquiéter. Voilà des instruments fauteurs de dégâts majeurs ! Et par en dessous, nos dirigeants veulent nous enrôler dans une Union sacrée pour soutenir le dollar et la balance des paiements US et comme supplétifs d’une guerre économique avec la Chine. Or, une étude de l’Insee a pourtant montré que la majorité des délocalisations, définies pourtant de façon restrictive, se font vers les pays « du Nord », et pour une large part vers les USA (voir la note 1). Il s’agirait donc, au contraire, de s’appuyer sur les aspirations du monde entier à sortir de l’hégémonie du dollar, y compris en Chine et bien sûr en Amérique latine.

Nombre d’économistes considèrent que le protectionnisme a été définitivement discrédité avec la Grande dépression des  années  30. Est-ce aussi  votre  avis  ?

Frédéric Boccara : Dans les années 1930, face à la crise, il y a eu repli de la France et de l’Angleterre sur leurs empires coloniaux, des dévaluations monétaires, mais aussi une politique anti-sociale interne renforcée, y compris  anti-Fonction  publique.  Cela n’a pas empêché la grave récession ni les rechutes. Mais il y a eu aussi les deux réponses allemande et américaine, opposées et symétriques : crédit et intervention publique pour la relance des productions, avec, du côté fasciste, la militarisation à outrance appelant le conflit mondial, et, du côté américain, l’appui sur une « arrière-cour » en Amérique latine.

On ne s’en est sorti qu’ensuite non pas par le libre-échangisme mais par des réformes profondes dans les grands pays capitalistes (nationalisations, autre crédit, sécurité sociale, comités d’entreprise) y compris la création du FMI permettant de dynamiser la création monétaire dans le monde, quoiqu’en instaurant la domination du dollar. Et ce sont les capacités intérieures des pays qui se sont développées, et non pas d’abord l’extraversion.

Tout dépend en réalité de ce qu’on appelle protection. Protéger oui, mais protéger quoi ? Et qui ? S’agit-il   de sauver les profits des multinationales contre l’emploi ou de développer l’emploi, les productions utiles en France et dans le monde  ?

Sur le fond, libre-échange et protectionnisme sont-ils vraiment  antinomiques ?

Frédéric Boccara : Libre-échange et protections  douanières vont souvent de pair pour la rentabilité des capitaux, y compris aujourd’hui même si ces protections  ont reculé.

La question, c’est l’emploi et d’autres règles que la rentabilité.

Aujourd’hui,  ce sont surtout les investissements à l’étranger (voir la note 2), supports de délocalisations absolues ou relatives, qui détruisent les emplois, plus que les échanges en eux-mêmes. Et les filiales utilisent la liberté de circulation des revenus financiers et des services (par opposition aux biens) pour délocaliser leurs profits au détriment des travailleurs des différents pays (Nord et Sud).

Introduire des clauses sociales ou environnementales dans les échanges pourrait se faire, mais sur les seules marchandises cela ne suffit pas. Et cela pourrait essentiellement exclure des pays du Sud, voire les enfoncer dans des difficultés, eux qui produisent souvent via des filiales de multinationales du Nord.

Ne faudrait-il  pas associer ces clauses à une action sur des critères d’investissement ? Une politique  massive de promotion de normes sociales et environnementales hardies avec nos pays partenaires, du Sud, de l’Est ou d’ailleurs pourrait se faire par un crédit massif aux investissements porteurs de meilleurs salaires, d’emplois supplémentaires, de formation, ici et là-bas, à taux d’autant plus abaissé que ces normes sont respectées, jusqu’au  PTZ (prêt à taux zéro). Au contraire, il y aurait pénalisation très forte des autres investissements à l’étranger, avec des taux dissuasifs contre les délocalisations. La bonification  de ce crédit pourrait être financée notamment par le produit de taxes douanières sur les produits ne respectant pas de telles normes.

Ce devrait être une mission majeure de pôles publics bancaires dont la constitution  est à l’ordre du jour. L’utilisation du produit de ces taxes et les investissements à l’étranger devraient être suivis par des instances nouvelles de coopération non seulement entre États mais incluant les organisations de travailleurs des pays concernés. Il s’agirait par de tels crédits d’aller vers une « mise à niveau des appareils productifs et sociaux », par exemple vers un SMIC européen ou méditerranéen d’un niveau ambitieux.

De telles mesures de protections sociales ne s’opposent pas aux échanges internationaux  en soi, elles ne sont pas discriminatoires en termes de pays ou de produits. Et surtout cela peut être mis en œuvre à partir de la France, voire de l’Europe, avec la BCE et la BEI, sans attendre  la mise en place d’autres règles au niveau du monde entier. Tout un espace de négociation peut être exploré.

Le protectionnisme est-il assimilable à une forme de nationalisme ? Ou bien  s’agit-il là  uniquement d’une confusion cultivée à des fins idéologiques et politiques ?

Frédéric Boccara : Le besoin de protections sociales nationales n’est pas nécessairement agressif. Il ne s’oppose pas aux échanges internationaux et ces protections peuvent se combiner avec des accords internationaux  nouveaux d’intérêt réciproque, à négocier.

Si, plus généralement, vous voulez dire qu’il s’agit d’oser remettre en cause les orthodoxies dominantes en matière de pensée économique et de politique, c’est à dire d’être hétérodoxe, je suis pleinement d’accord. Il y a aujourd’hui, me semble-t-il, des réflexions convergentes de multiples hétérodoxes pour refonder le rôle de la finance et du système bancaire dans la globalisation actuelle, et pas seulement s’intéresser au commerce. Et ils sont branchés sur de nombreux courants politiques.

Mais plutôt que de se satisfaire de généralités, ou de penser revenir au capitalisme de grand papa ou de simplement proposer de limiter la logique dominante il y a, je crois, besoin d’aller dans la radicalité précise : ré-examiner les critères, les objectifs sociaux, les institutions et les pouvoirs des acteurs sociaux de toute nature.

Monnaie commune mondiale : qu’en pensent-ils  ?

La sous-évaluation d’une monnaie  peut  être  un outil  de dumping  social  ? Peut-on débattre du protectionnisme, sans réfléchir au rôle de la monnaie  ? Que pensez-vous  de l’idée, avancée  par certains économistes, d’une monnaie  commune mondiale  ?

Jean-Luc Gréau.

Bien entendu, la parité monétaire est un des facteurs déterminants de la compétitivité internationale (…). Le projet de monnaie mondiale est inconsistant par nature. Nicolas Baverez.

Le retour à l’étalon-or ou la création d’une monnaie commune me paraissent soit anachronique, soit utopique. Une monnaie mondiale supposerait en effet un gouvernement économique de la planète (…) Ce qui paraît probable, c’est la fin du monopole du dollar et l’évolution vers un système fondé sur plusieurs monnaies internationales.

Patrick Artus.

Cette proposition d’une monnaie commune mondiale relève du folklore le plus total. (…) S’il doit y avoir concertation (…) ce doit être au sujet de la vitesse de réévaluation des monnaies comme le yuan chinois. Cela ne se décrète pas mais dépend de la bonne santé de l’économie.

Frédéric Boccara.

Des accords monétaires sont indispensables contre le dumping social dans le cadre d’autres accords économiques internationaux. Une monnaie commune mondiale est nécessaire pour mettre en œuvre le bond social d’un nouveau crédit pour le co-développement de tous.

Un embryon existe, avec les Droits de tirage spéciaux (DTS), émis par un FMI qui devrait être refondu. Une nouvelle sélectivité favoriserait  des normes sociales, d’emploi et de formation, environnementales, avec un refinancement des banques impulsant un autre crédit. En liaison avec la monnaie se pose la question des autres biens communs mondiaux et de leur développement (la connaissance, les technologies, l’énergie, l’alimentation, les transports, la santé, la culture…).

(Extraits d’interviews parues dans L’Humanité du 14 février 2009.)

Note 1

D’après Bercy, les filiales à l’étranger de groupes français employaient 63 % de leurs effectifs salariés dans des pays capitalistes du « Nord » (17 % aux USA, 41 % UE), à comparer à 10 % dans l’Asie  hors  japon,  soit à peine plus la moitié des effectifs localisés aux seuls États-Unis. Source : Trésor Eco no 4, novembre 2006,  http://www.minefe.gouv.fr/directions_services/dgtpe/TRESOR_ECO/francais/pdf/2006-026-03.pdf

D’après  l’Insee, 53 % des emplois  de l’industrie délocalisés récemment depuis la France l’ont été vers des pays « du Nord », hors  PECO (qui sont pourtant dans l’UE) c’est-à-dire la majorité, cf. Délocalisations et réductions d’effectifs dans l’industrie française, Patrick Aubert et Patrick Sillard, in Rapport sur les Comptes de la Nation. Insee, juin 2005. p 72.

Note 2

Investissements directs français avec l’étranger

En Mds d’euros

 

2002

2003

2004

2005

2006

2007

2008

Français

à l’étranger

(sortants)

 

53,6

 

47,1

 

45,7

 

92,5

 

96,8

 

164,1

 

159,7

Étrangers en France (entrants)

 

52,1

 

37,7

 

26,2

 

68,3

 

62,3

 

115,4

 

86,1

Investissements directs nets (entrants – sortants)

 

1,5

 

9,4

 

19,5

 

24,1

 

34,5

 

48,7

 

73,6



Source : Banque de France, Balance des paiements.

En 2008 : Les investissements directs français à l’étranger  (bruts) sont restés aussi soutenus qu’en 2007 (164,1) et plus élevés qu’en 2006, presque aussi élevés que l’investissement intérieur matériel des entreprises françaises (199,8 Mds pour les sociétés non financières, source : Comptes de la Nation).

En 2007, 91,2 % des IDE français  ont été faits dans les pays capitalistes du « Nord » (UEM 63 %, États-Unis 14 %, Japon, etc.) (source : rapport annuel sur la balance des paiements de 2007, p. 33)

Investissements directs français à étrangers sortants par pays (en Mds d’euros et en %)

 

 

2005

 

2006

 

2007

2007

(en %)

Union européenne (à 27)

65,1

51,2

123,9

75,5

Union européenne et monétaire (à 13)

dont : Allemagne Belgique Espagne Irlande Italie

Luxembourg

Pays-Bas

 

48,5

3,9

13,9

8

6,3

4

0,8

11,1

 

37,7

7,1

14,7

2,4

1,1

4,1

3,3

6,9

 

102,9

11

10,1

11,4

0,9

19

10,6

37,3

 

62,7

6,7

6,2

6,9

0,5

11,6

6,5

22,7

Autres pays de l’UE

dont : Pologne République tchèque Roumanie

Royaume-Uni

Suède

16,6

0,6

0,9

0,6

10,8

0,8

13,6

0,2

0,3

0,4

11,6

0,6

21

1

0,5

0,7

16,3

0,9

12,8

0,6

0,3

0,4

9,9

0,5

Autres pays industrialisés

dont : États-Unis Japon Suisse

17,9

9,9

1,9

4,9

31,7

17,5

1,5

10,3

25,8

22,9

1,6

6,3

15,7

13,9

1

3,8

Reste du monde

dont : Brésil Chine Inde Russie Turquie

9,4

1,1

0,7

0,2

0,4

0,3

13,8

1,6

0,5

0,5

1

0,8

14,4

1,8

1,4

0,4

0,7

0,5

8,8

1,1

0,9

0,2

0,4

0,3

Total

92,5

96,7

164,1

100

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

«Ils craignent l’intervention  populaire sur les enjeux majeurs,  à savoir  l’argent et ses critères  d’utilisation par les banques... »

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