Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Le « paradis de la libre entreprise » entre en enfer

L’histoire de l’Irlande contemporaine est celle d’une lente et difficile prise d’autonomie par rapport à la Grande-Bretagne, puissance coloniale. Indépendance tronquée du fait de la partition du pays, qui a coupé l’« état libre » (devenu République en 1924) de son Nord industriel. Si la République a pu au fil des années mettre à son actif un certain nombre de réussites en matière de protection pour les minorités, de droits individuels, d’éducation surtout, elle est restée très en retard dans le domaine économique e

Une île derrière une île » (Taine), elle a longtemps été dans l’impossibilité de rompre le tête à tête avec la Grande-Bretagne, et quand les classes dirigeantes, nationalistes  mais fortement liées à la finance et à la bourgeoisie rurale ont enfin été aux affaires, elles ont eu recours à des choix qui étaient ceux du conservatisme social et de la facilité économique.

La plus ancienne colonie du monde

Les Anglo-saxons débarquent en Irlande et s’y installent au xiie siècle. L’Amérique est encore inconnue et l’Irlande est déjà une colonie. Ce pays va connaître  ce qui est le lot de tous les pays colonisés : pillage de ses matières premières, saccage de sa culture, stagnation économique… L’Irlande, considérée comme peu productive du point de vue agricole, sera essentiellement vouée à l’élevage des moutons et par la suite aussi des bovins. Ses ressources naturelles  dans le domaine de la pêche et de la forêt ne seront jamais véritablement mises en valeur. Surtout, l’île va être cantonnée dans une double fonction d’arrière-cour politique et celle de réservoir de main d’œuvre :

-Arrière-cour politique : Pendant les siècles de la colonisation, c’est en Irlande que seront déplacés les esprits turbulents et contestataires de Grande-Bretagne : le meilleur exemple est sans doute celui de Swift, qui y fut

« hazebroucké » (1) doyen de la cathédrale protestante de St Patrick, et qui se solidarisa avec ce peuple dont il voyait la misère. Le célèbre pamphlet « A Modest proposal… » (2) où il suggère aux Anglais de manger les petits Irlandais, eux qui ont déjà affamé leurs parents, est à cet égard hautement significatif.

Réservoir de main-d’œuvre : En effet, plus que les taudis de Glasgow, l’Irlande s’impose à la réflexion des Européens (Marx ne sera pas le dernier à y réfléchir) comme cet endroit où prolifère une vie humaine dépourvue de tout : pas de droits, pas de dignité, grouillement terrible et choquant. Toutes  les misères, épidémies, faim, alcoolisme,  s’y concentrent. Seul référent identitaire, l’église catholique,  qui a toujours joué un rôle ambigu, se faisant tantôt l’avocat des Irlandais auprès de l’establishment, tantôt défendant avec véhémence son « pré-carré » parmi eux, tandis que Rome était surtout soucieuse de prendre appui sur l’Irlande pour reconquérir de l’influence en Grande-Bretagne.

L’Irlande a donc été, au fil des siècles, un objet et un enjeu plutôt qu’un peuple reconnu et traité d’égal à égal. Et le nationalisme  irlandais s’est nourri de trois apports contradictoires : d’une part, le catholicisme, et d’autre part une grande défiance à l’égard de la GrandeBretagne, enfin et très contradictoirement la volonté de garder vaille que vaille ses enfants sur son sol.

Le spectre de l’émigration

L’émigration est en effet une constante de la démographie irlandaise : la Grande Famine de 1830 (à l’occasion de laquelle les gouvernants de la Grande-Bretagne firent preuve d’un exceptionnel cynisme, revendant à prix d’or aux Irlandais le peu de pommes de terre qui avaient échappé à la maladie) a donné le signal de départ d’une émigration massive des survivants, d’abord en Grande-Bretagne même, puis aux états-Unis (dans une moindre mesure au Canada), puis en Australie, voire en Afrique du Sud. Immigration considérable aussi au point de vue qualitatif : de nombreux entrepreneurs, lassés des structures archaïques de l’économie irlandaise (prépondérance de la bourgeoisie rurale, de la petite entreprise, fragmentation extrême du marché) allèrent tenter l’aventure, souvent avec succès, de l’autre côté du Canal St Georges, voire de l’Atlantique. On insiste souvent sur cet aspect des choses, certes à bon droit : le niveau traditionnellement bon des établissements scolaires et universitaires fait que, maintenant plus encore qu’avant, de nombreux jeunes diplômés trouvent des emplois qualifiés et bien rémunérés dans les institutions européennes, dans la finance notamment : le cas de Francfort est souvent allégué. Oui, mais l’essentiel est ailleurs : l’émigration irlandaise reste fondamentalement ce qu’elle a toujours été, une émigration pauvre. Les jeunes non qualifiés ont rarement le choix, et maintenant que l’agglomération Manchester-Liverpool, au large de Dublin, n’est plus guère pourvoyeuse d’emplois, il leur faut aller plus loin… Notons par ailleurs que les Irlandais  émigrés en Grande-Bretagne ont traditionnellement eu la réputation d’être prêts à travailler pour n’importe quel salaire, fût-il de misère : le patronat britannique a su très habilement se servir d’eux pour contourner les statuts  et le droit du travail, divisant profondément la classe ouvrière britannique et faisant naître un sentiment anti-irlandais très fort… Beaucoup de jeunes Irlandais sans qualification, garçons et filles, alimentent en Grande-Bretagne un sous-prolétariat de la misère et de la prostitution.

« L’Irlande se vend bien »

Au début des années soixante, les milieux économiques irlandais, mais aussi l’essentiel des responsables politiques et même syndicaux, voient la croissance des autres pays européens galvanisée par l’aide Marshall (à laquelle l’Irlande ne peut prétendre). L’idée s’impose alors à beaucoup, y compris dans l’opinion, que pour enrayer une reprise de l’émigration, il convient de prendre des initiatives tendant à favoriser coûte que coûte l’activité économique et l’emploi. Le Premier ministre de l’époque, Sean Lemass, prend alors toute une série de mesures, notamment au plan fiscal, destinées à attirer en Irlande des entreprises  étrangères.  On peut dire que le pays va étrenner les premières délocalisations. Cette politique industrielle, dépourvue de tout lien avec une politique de qualification et de consolidation de l’emploi, et surtout de toute stratégie de remontée des filières, rencontre vite ses limites : attirées par les avantages fiscaux (deux ans nets d’impôts), les entreprises s’installent de façon éphémère, implantant essentiellement des activités de montage : c’est ainsi que dans les mêmes locaux, plus ou moins les mêmes ouvriers vont pendant deux ans monter des pianos, puis des sièges de voiture pour un équipementier automobile, puis conditionner des produits pharmaceutiques,  etc. Ces activités de montage se sont faites au détriment d’une recherche de reconstitution de filières : par exemple, alors que l’Irlande exporte une grande quantité de bétail sur pied (notamment vers les pays musulmans, d’où la prudence de sa diplomatie  au moment de la guerre du Golfe), elle est importatrice de conserves de viande…

L’« opportunisme économique » de l’ère Lemass a eu au moins deux conséquences importantes : la première est d’ordre social : des banlieues immenses se sont constituées à la périphérie des villes, sans réelle unité sociale, pour des travailleurs hantés par le spectre de la précarité. Les problèmes de drogue, d’alcoolisme, de violence, de grande pauvreté, sont tout à fait importants dans ces banlieues souvent repliées sur elles-mêmes.

La deuxième est, si l’on peut dire, morale : ayant imposé une vision de la société où la seule alternative à l’émigration est l’acceptation de « n’importe quoi », l’ère Lemass a généré chez une masse d’Irlandais une mentalité empreinte d’une sorte de pragmatisme désespéré : car il est bien vrai que, bon an mal an, une génération et demie d’hommes et de femmes ont pu ne pas quitter le pays, échapper au chômage, élever leurs enfants, construire une vie certes précaire et difficile, mais supportable et même honorable malgré tout…

Le tournant des années 1990

La désindexation de la livre irlandaise (le punt) par rapport à la livre anglaise, puis l’adhésion de l’Irlande à l’euro, ont été les signes forts d’une stratégie économique désormais de plus en plus orientée vers la finance et les activités spéculatives. Dès les années 1980, les services des banques et des organisations de crédit occupent une place de plus en plus visible dans les grandes agglomérations, et drainent une quantité considérable de salariés, eux-mêmes souvent de statut précaire. Adossée à une Grande-Bretagne réticente, l’Irlande fait figure d’élève zélée du libéralisme européen. Certains milieux médiatiques et syndicaux, voire politiques (le petit Parti Travailliste notamment, bientôt rejoint par la Democratic Left, aile droite d’une dissidence du mouvement nationaliste tombée dans l’économisme) commencent à théoriser l’idée  que l’Europe  est seule capable de créer le dynamisme économique, le « plein-emploi », avec la constitution d’une classe salariée centrée sur les activités « modernes », productrices de services et non de richesses. Quelques succès enregistrés dans le commerce extérieur (avec par exemple un excédent vis-à-vis de l’Espagne) mais aussi dans le tourisme,  ont un temps donné corps à cette théorie. Mais très vite, les contradictions inhérentes à un mode de croissance fondé sur le montage, l’opportunisme industriel et la spéculation se font ressentir : d’abord la faiblesse du niveau de vie et donc de la consommation, avec les conséquences déjà évoquées mais encore aggravées, les entreprises des secteurs économiques  traditionnels (brasseries, miroiteries, textile) se voyant de plus en plus massivement rachetées par des capitaux étrangers. Enfin, le développement  massif du « cheap labour » (3) a créé un véritable appel d’air pour l’immigration économique, phénomène absolument nouveau, amplifié par une législation très accueillante à l’égard des nouveaux arrivants et par les crises violentes consécutives au démembrement du bloc de l’Est : on a donc vu arriver en Irlande une masse de réfugiés venant du Kosovo, d’Albanie, etc., phénomène sans précédent, d’où le cortège habituel d’incompréhension, voire de racisme. On a vu aussi des milliers de jeunes Européens, notamment Français, se faire embaucher dans les industries de montage, notamment dans l’informatique, acceptant des contrats « off-shore » totalement inadmissibles pour les salariés irlandais. Certains  conservateurs cyniques le disent bien : « Nous sommes punis par où nous avons péché ». La pression fiscale, enfin, ne s’est jamais desserrée, et les lois de décentralisation votées par les différents gouvernements ont fortement aggravé les inégalités  entre les territoires,  mettant à mal le consensus républicain datant de l’Indépendance.                                                           

En d’autres termes, on peut dire que tous les fronts se sont retournés dans les années 1990-2000, au moment même où l’émigration reprenait, et alors que la croissance dopée par la financiarisation de l’économie européenne commençait à montrer ses limites. Quelques incontestables  progrès  réalisés au niveau des infrastructures (transports et distribution de l’énergie notamment) ne peuvent dissimuler la grande misère des industries portuaires, forestières et surtout des industries de transformation.  Le paradoxe est d’autant plus cruel que les formations techniques assurées dans les « vocational schools » sont le plus souvent de qualité.

La crise qui s’est  abattue sur « l’île  des saints et des sages » devenue  de façon éphémère « le tigre celtique » est tout le contraire d’un coup de tonnerre dans un ciel serein. Seules les élites autoproclamées  qui avaient, en Irlande plus qu’ailleurs, prêché les déréglementations et l’opportunisme économique, et les gouvernements qui les ont soutenues, ont pu en être surprises. 

(1) Expression se référant à un déplacement de magistrat à Hazebrouck qui fit scandale en son temps. (NDLR.)

(2) écrit par dr Jonathan Swift en 1729. (3) main d’œuvre bon marché.

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