Le paysage social et politique espagnol a commencé à changer avec le succès de la grève générale à la fin septembre. La référence politique des syndicats, tant de l’UGT que des CCOO, qui était jusque-là le PSOE, tend à devenir caduque. Le besoin de réformes radicales taraude la société espagnole. Il s’agit particulièrement de réorienter le système bancaire vers le financement d’activités à haute valeur ajoutée, créatrices d’emplois de qualité.
L’économie espagnole continue de perdre des emplois dans tous les secteurs, y compris dans les services. Dans la construction, le rythme des suppressions de postes est encore supérieur à 10 %. Les pertes d’emploi risquent fort de se poursuivre dans la mesure où la bulle spécu- lative est loin de s’être dégonflée. Le gouvernement a lui-même reconnu que le taux de chômage augmentera de 0,3 point en 2011. Tous les experts considèrent qu’il restera au-dessus de 20 %.
Comment en est-on arrivé là ? Les Espagnols avaient le sentiment, surtout depuis leur entrée au sein de la Communauté européenne, de s’être débarrassés des oripeaux du franquisme et de cette misère endémique qui avait contraint une partie de leurs forces vives à s’expatrier. Le pays décollait et rattrapait son retard. Avec l’euro et grâce au parapluie allemand, la pénin- sule a pu bénéficier durant un temps de taux d’intérêts abaissés. Parallèlement, la dépendance de son industrie et de sa recherche à l’égard des multinationales des pays européens dominants, notamment des groupes allemands, français et des États-Unis s’est accrue, contribuant à freiner les possibilités de développement en ces domaines au profit de secteurs à plus faible valeur ajoutée comme la construction et le tourisme mais jugés plus rentables par la grande bourgeoisie espagnole et les dirigeants du système financier.
Au début des années 2000, le pays a construit autant de logements que toute l’Europe réunie. Entre 1997 et 2005, la part du secteur immobilier en Espagne est passée de 11 à 17 % du PIB et de 9 à 14 % de l’emploi. En 2005, les investissements absorbés par le secteur immobilier (financement de la promotion, de la construction, de l’activité des intermédiaires et de l’acquisition de logements) représentaient alors 54 % du total des investissements dans le secteur privé contre40 % en 1997.
L’OCDE, l’organisation internationale qui regroupe les principaux pays capitalistes développés, dans une étude datant de 2005 saluait pourtant cette « économie espagnole qui a joui de nombre d’années de croissance vive », grâce à « des taux d’intérêts bas et une forte croissance de l’emploi et qui a été stimulée au plus haut point par des réformes structurelles et une solide politique budgétaire ». Pendant des années, le déficit public espagnol a été faible, trois fois inférieur à celui de son voisin français. En 2005, 2006, 2007, juste avant l’éclatement de la crise, le pays a même dégagé un excédent budgétaire. En 2007, la dette publique représentait à peine plus de 36 % du PIB alors qu’en France elle approchait déjà les 64 %.
Las ! ce qui s’est révélé n’être qu’un mirage, le modèle « sol y piso » (soleil et construction) s’est effondré, minépar la spéculation immobilière, la recherche du profitfacile dans des activités comme le tourisme. L’épargne intérieure étant insuffisante, l’Espagne durant toutesces années s’est endettée à l’étranger. Le marché immobilier était en apesanteur, rien ne semblait freinersa montée au ciel. La crise financière l’a crevé, comme un abcès. Le robinet du crédit international alimentantde l’extérieur l’économie espagnole a été brutalement fermé. L’assèchement a été rapide et violent.
L’Espagne, comme plusieurs pays d’Europe, est actuellement harcelée par les marchés financiers qui font la fine bouche pour lui prêter de l’argent et n’acceptent de le faire qu’au prix d’une hausse du taux d’intérêts des prêts accordés. Récemment Moody’s, après Standard
& Poors et Fitch Rating, a baissé la note de l’Espagne. Mais cette pression de la finance internationale n’est que partiellement motivée par l’importance de l’endettement public. Les finances du pays ne sont pas en plus mauvais état que celles des États-Unis, du Royaume- Uni ou même de la France. Au contraire. En 2009, la dette publique s’est élevée à 53,2 % du PIB, contre 77,6 % en France et 73,2 % en Allemagne.
Côté système financier, la situation des banques espa- gnoles est différente de celle des États-Unis ou du reste de l’Europe. Elles ont moins d’actifs « pourris » liés à la crise des « subprimes » américains. Cela n’empêche pas l’Espagne de tirer un très gros boulet : une énorme dette extérieure privée, accumulée par le système bancaire espagnol afin, particulièrement, de financer la formi- dable spéculation immobilière. Sur les 1 787 milliards d’euros de la dette extérieure espagnole, seulement 361 milliards, soit 20 %, sont dus à des engagements publics des administrations et des autorités monétaires nationales, le reste relève de l’endettement privé.
Avec l’explosion de cette bulle spéculative, les crédits accordés aux promoteurs se sont révélés plus difficiles à récupérer. Le système financier espagnol est ainsi soumis à une double pression, celle de la charge de la dette extérieure et celle des impayés des entreprises, des ménages et des promoteurs immobiliers. Cela explique la situation très difficile du réseau des caisses d’épargne ibériques que le gouvernement a dû assister et restructurer. Entre 2010 et 2015, l’Espagne va de- voir rembourser le principal des emprunts contractés à l’étranger pour financer l’immobilier espagnol. On comprend dès lors le maintien d’un certain rationne- ment du crédit intérieur : tout est soumis à l’impératif du remboursement de la dette extérieure.
Il est d’autant plus difficile de sortir de cette impasse que l’Espagne s’est endettée pour acquérir des biens, les logements, qui ne permettront pas de payer les dettes dans la mesure où ils n’ont pas pour finalité de produire des richesses nouvelles. Raison de plus pour réorienter le système bancaire vers le financement d’activités à haute valeur ajoutée, créatrices d’emplois de qualité, ce qui rejoint d’ailleurs un défi commun à tous les pays européens. C’est dire le besoin de réformes radicales qui taraude la société espagnole.
C’est dans ce contexte d’une vive interrogation sur l’avenir de tout un peuple que s’est déroulée le 29 septembre dernier la grève massive à l’appel des deux principaux syndicats, qui recueillent quelque 80 % des suffrages des salariés dans les élections professionnelles, l’UGT et la Confédération des Commissions ouvrières (CC. OO). Ce retour à une conflictualité n’a pas été simple.
Après le choc de la crise, en 2008-2009, à l’annonce des premières mesures de régression sociale du gou- vernement de José Luis Rodriguez Zapatero, les deux grands syndicats, proches de la gauche, sont restés dans l’expectative. Ils ont attendu, tenté de négocier avec le patronat et les pouvoirs publics. Les CCOO ont interpellé le gouvernement, l’invitant à mettre en œuvre un plan de sauvegarde des réseaux de caisses d’épargne plutôt que de tenter de reculer l’âge de la retraite. Des manifestations ont été organisées dans le pays, en juin les fonctionnaires ont fait grève. En vain. Finalement, les deux grands syndicats ont dû se résoudre à appeler à cette grève générale.
Il faut mesurer le défi que représente une telle orienta- tion : de fait, les syndicats demandent aux salariés, pour une bonne part électeurs socialistes, de s’opposer aux hommes qu’ils ont élus. La dernière grève générale, en 2002, était relativement simple à organiser, en face il y avait le gouvernement de droite d’Aznar.
Au total, le succès de la grève générale va peser sur les choix économiques et sociaux de l’équipe au pouvoir. Il a eu pour premier effet à la fin octobre d’obliger le Premier ministre à remanier son gouvernement et, notamment, à remplacer son ministre du Travail. Il va également montrer à la droite et au patronat, à l’affût, que le discrédit croissant du PSOE (selon les sondages, il recueillerait aujourd’hui moins de 30 % des suffrages) ne leur ouvre pas pour autant un monde de possibilités. Mais il est aussi le signe d’une évolution, d’un tout dé- but de changement dans le paysage politique espagnol. Avec la réapparition d’une conflictualité sociale, on assiste en effet aux prémices d’un débat alternatif aux orientations néolibérales de la droite et du PSOE, qui se sont succédé au pouvoir depuis la chute du franquisme. La référence politique des syndicats, tant de l’UGT que des CCOO, qui était jusque-là le PSOE, tend à devenir caduque. De toutes nouvelles relations s’établissent entre eux et le Parti communiste d’Espagne et avec Izquierda Unida, seules forces politiques de dimension nationale en concordance avec leur action.
Le mouvement social ne risque pas de s’endormir. Le gouvernement remanié entend imposer au pays une cure de super-austérité afin de réduire le déficit public d’environ 8 points de PIB, ce qui représente une réduction de la dépense publique supérieure à 80 milliards d’euros. Le gouvernement – mais la droite le serait tout autant ‒ est pris dans une terrible contradiction : s’il poursuit dans la voie de l’austérité, il va enfoncer le pays dans les pires difficultés. S’il ne le fait pas, il sera sanctionné par les marchés financiers et par les instances européennes qui, sous la pression de l’Allemagne et de la France, viennent de durcir les sanctions en cas de non respect du Pacte de stabilité renforcé. Cela doit inciter les forces progressistes espagnoles à trouver les voies pour préserver progressivement leur pays de l’emprise des marchés financiers.
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