Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

Economie et Politique - Revue marxiste d'économie
Accueil
 
 
 
 

Débattre des différentes approches du coût du capital

L’importance du coût du capital est en train de devenir un élément commun de plusieurs écoles de pensée hétérodoxes. Cet élargissement nouveau renforce le courant hétérodoxe et peut apporter du nouveau ainsi que des convergences créatives.

 

L’importance du coût du capital est en train de devenir un élément commun de plusieurs écoles de pensée hétérodoxes. Tout particulièrement les auteurs keynésiens (Cordonnier, Dallery, et alii, ou G. Giraud), des régulationnistes (R. Dutertre), des auteurs hétérodoxes cherchant explicitement à renouveler la pensée économique (F. Morin, A. Grandjean mais, étrangement, pas Keen), des spécialistes de l’économie financière (D. Plihon, E. Jeffers) ainsi que certains auteurs se réclamant du marxisme (Husson, mais pas C. Durand comme on le verra plus bas), outre le courant auquel nous nous rattachons.

Cet élargissement nouveau renforce le courant hétérodoxe et peut apporter du nouveau ainsi que des convergences créatives. Détaillons les débats et recherches de clarification.

Nouveau, car pendant longtemps plusieurs courants hétérodoxes, dont l’école de la régulation « salariale » ou « fordiste », ont négligé l’importance théorique et pratique des résultats des travaux statistiques montrant la montée du coût du capital au tournant de la crise ainsi que les évolutions de la rentabilité du capital et de ses déterminants, se focalisant sur la répartition salaires/profits, coupée de ses deux autres aspects (rentabilité, efficacité). Détaillons.

Éléments de convergences

Les convergences portent sur le fait de rechercher dans le coût du capital un excès et des gâchis, comme dans la notion marxiste de « suraccumulation ».

Les convergences portent aussi sur le besoin de proposer une autre régulation du coût du crédit que par le marché financier, et pas seulement des propositions de limitation (limiter le coût du capital ou la finance).

Elles ouvrent aussi sur la question de nouvelles institutions, avec une convergence sur le rôle nouveau que peuvent jouer le crédit et un système bancaire transformé (Dallery, Cordonnier et alii mais aussi E. Jeffers ou G. Giraud).

On peut aussi noter que la dénonciation de « l’obsolescence programmée » et de toute la tendance productiviste par de nombreux courants d’écologie économique renvoient à l’amortissement excessif et accéléré. Elle devrait donc s’intéresser à cette question du coût du capital.

En particulier, l’obsolescence accélérée des équipements productifs et des produits pousse à renouveler le capital beaucoup plus vite. Par exemple tous les 3 ans au lieu de tous les 5 ans. Et donc, pour servir le capital, le capital pousse à prélever sur la valeur ajoutée produite 33 % de sa valeur chaque année pour le renouveler donc en 3 ans, au lieu de 20 % (renouvellement en 5 ans). C’est dire la hausse des exigences de rentabilité. Les paradis fiscaux participent bien évidemment de ce puzzle que de nombreux économistes hétérodoxes de différentes traditions commencent à dénoncer (keynésiens, marxistes, post-keynésiens, institutionnalistes, etc.).

Éléments de différences pour chercher à converger

Mais il s’agit aussi de bien voir les différences, voire les limites actuelles de ces approches, qui sont autant de débats à pousser. J’en vois cinq principales.

a - Tout d’abord une tendance à insister essentiellement sur la répartition des revenus et non sur la production, mais je crois que l’on peut avancer dans un sens commun, à condition de partir des exigences de nouveau type de production écologique, où nous avons une sensibilité commune, pour venir vers un nouveau type social et écologique de croissance, mettant l’emploi en son cœur.

b - Deuxièmement, et cela va dans le même sens, il y a une tendance chez certains à majorer les aspects concernant la demande (salaires) au détriment de l’offre (façon de produire, qualifications, nouveaux investissements, etc.). Il faut au contraire de nouvelles dépenses pour produire autrement (dépenses de formation, R & D, services publics, etc.). Les dépenses pour les travailleurs (et le « coût du travail ») ne renvoient en effet pas seulement à la demande, mais aussi à l’offre.

c - Troisièmement, il y a une tendance à dénoncer uniquement l’avidité des capitalistes, leur rémunération et le capitalisme « financier » en l’opposant à un capitalisme « réel » qui serait un « bon » capitalisme, alors qu’ils forment une unité organique, même si elle est traversée par certaines contradictions. Par exemple, la dénonciation par Th. Dallery, L. Cordonnier et alii du « surcoût » du capital composé des dividendes et des intérêts bancaires, tandis que l’amortissement n’est pas du tout questionné et serait un coût normal. Or ceci met de côté le gâchis de capital matériel qui peut exister, ou les besoins énormes d’emplois et de services publics, qui sont des besoins pour l’efficacité économique même. Il faut, au contraire, s’intéresser aussi au coût du capital matériel (sans hésiter, si nécessaire, à le mettre en cause), qui peut renvoyer à son gâchis, à son excès et à l’insuffisance des dépenses humaines. Le gâchis de capital matériel, ce peut aller jusqu’à la mise en place de machines très coûteuses mais avec des dépenses salariales et humaines si insuffisantes qu’elles sont mises en œuvre par des salariés insuffisamment formés et qualifiés, ce qui se manifeste notamment par une production et une valeur ajoutée insuffisantes relativement au capital mis en œuvre, et entraîne des coûts d’inefficacité.

d - Quatrièmement, on peut observer quelques différences transversales entre le fait de s’intéresser au coût net du capital (Husson) ou à son coût brut (nous + Cordonnier-Dallery) (voir encadré).

e - Enfin, on peut faire la différence entre une approche : « limiter la rentabilité » (logique négative) versus « une autre logique positive » (services publics, capacités humaines, transformations technologiques). Vers cette seconde approche, des convergences intéressantes peuvent se faire jour pour une nouvelle régulation. Ce point me semble le plus important.

Il s’agit ainsi de relier la nécessaire baisse du coût du capital au besoin d’autres dépenses (emploi, qualifications, recherche, services publics) qui entraîneraient justement une accumulation de capital matériel bien moindre (en relatif ou en absolu).

Ne pas voir les besoins d’emploi et de services publics, c’est ne pas voir la suraccumulation, la surexploitation, et les besoins de nouvelle efficacité posés par les technologies actuelles.

Éléments de différences plus importants

Parmi les auteurs se réclamant du marxisme certains, comme Cédric Durand de filiation trotskyste, nient au contraire l’intérêt d’une analyse du coût du capital et d’une approche en ces termes. C. Durand le fait à partir d’une interprétation de Marx qui lui est propre, et que nous jugeons erronée, selon laquelle le capital ne produisant pas de valeur, il n’a pas un coût, mais une rémunération – son profit. C’est passer bien vite sur sa provenance, en tant qu’équipements matériel (« artefacts » comme dit Keynes), qui est d’être issu en grande partie de travail passé (« travail mort », selon l’expression de Marx) : s’il ne crée pas de valeur, il transmet sa valeur. C’est ne pas voir la double nature du capital chez Marx – bien matériel de production et valeur monétaire qui cherche sa mise en valeur. C’est aussi ignorer le processus concret de production (« le procès de travail ») dans lequel se produisent des dépenses et transformations de matière, et la nécessité de biens matériels de production ou d’avances nécessaires à la production.

Son approche se combine en outre avec une erreur sur la notion de capital financier. Il considère que tout le capital financier est du « capital fictif » (cf. C. Durand, 2014). Il y ajoute la monnaie. C’est une erreur, car le capital, comme l’expliquait Marx avec justesse c’est une valeur qui cherche à devenir plus de valeur (une valeur A qui cherche A’=A +ΔA). C’est bien le cas du capital financier, et ceci même si le montant de la valeur de ce capital financier n’est pas assuré et est en partie une anticipation, il agit bien comme une valeur. Mais bien sûr en lien avec les moyens matériels de production accumulés, sans s’y réduire, et en lien avec la production. Le capital est un rapport social avec les moyens de production et avec les travailleurs. C’est pourquoi la notion de « capital fictif » chez Marx est utilisée bien plus précisément : il la réserve pour désigner les titres financiers de dette des états, parce que ces titres sont essentiellement représentatifs de dépenses salariales, et non pas parce qu’ils ne sont que des titres-papiers, non matériels. Le réel et le matériel sont des choses profondément différentes. Julien Vercueil a raison de relever les apories de C. Durand en ce sens (Vercueil, 2014).

Il est également utile de pointer les différences importantes avec Th. Piketty qui dénonce aussi les excès du capital et de son revenu (pour plus de détails, voir ma critique dans F. Boccara, 2014b). Pour lui, le coût du capital ne serait qu’un revenu, qui en outre peut durablement croître plus vite que le PIB. Et on ne pourrait agir que par la redistribution (fiscalité mondiale du capital) sur les ménages. Et d’ailleurs pour lui l’accumulation du capital peut être infinie (c’est la thèse qu’il prête par méconnaissance à Marx). Plus précisément, dans l’analyse de Piketty le capital produit sa valeur seul et séparément, le « travail » produit sa valeur seul et séparément. Il n’y a pas donc répartition des revenus sur la base d’un produit d’abord indifférencié, mais production directe des revenus. Il n’y a donc pour lui pas de répartition primaire, il n’y a qu’une répartition secondaire, par les impôts. C’est exactement la théorie néo-classique1. En la matière, comme le remarque aussi Gaffard (2014), il s’appuie sur la charpente analytique néo-classique qu’il reprend à son compte. Derrière cela, il y a la négation de la production de valeur ajoutée, découverte d’Adam Smith et pierre de touche de toute l’économie classique jusqu’à Marx inclus (qu’on peut considérer à la fois comme le dernier classique… et le premier marxiste). Dans ce cadre, la production n’est qu’un assemblage, un collage pondéré de valeurs pré-existantes : Y = rK + wL. 

 

De l’analyse empirique des coûts à la théorie marxiste

 

Pour aider à clarifier les choses, on peut proposer un rapprochement entre l’analyse-empirique-des coûts présentée ici et l’analyse théorique marxiste.

Dans l’analyse marxiste, on a :

– Premièrement des avances : le capital matériel (fixe et circulant), C, et des salaires, V (les salaires sont payés avant que toute la production soit vendue, voire même avant qu’elle soit entièrement effectuée) : notons C + V = K.

 Deuxième temps, la production : les salariés produisent l’ensemble des richesses nouvelles, la valeur ajoutée VA, en correspondance avec V + P (si on note p la plus-value). Ils font cela en utilisant le capital fixe (les machines) et le capital circulant (les consommations intermédiaires de matières premières, d’énergie, ou de produits intermédiaires). Le capital C ne peut que reproduire sa valeur, les machines voient la leur transmise par morceaux d’un cycle de production à l’autre, les consommations intermédiaires transmettent intégralement les leur.

 Troisième temps, après coup (ex post), on voit toutes les dépenses, et on peut les analyser comme des coûts. C’est ce qu’on retrouve, plus ou moins dans l’analyse empirique :

• Des dépenses (ou coûts) qui ont reproduit leur valeur, en une fois (les consommations intermédiaires) ou en plusieurs fois (les équipements et machines)

• Des dépenses (ou coûts) qui ont permis de créer de la valeur : les salaires (qui rémunèrent les salariés qui eux créent la valeur ajoutée = salaires + profits)

• Des dépenses (ou coûts) qui peuvent démultiplier la capacité humaine à créer de la valeur par la technologie. à savoir :

            - Investissements matériels (dominants dans le passé).

            - Recherche, formation, qualifications (qui pourraient commencer à prédominer).

• Des dépenses (ou coûts) de prise sur les richesses créées, devenant de plus en plus des dépenses de prédation : comme les intérêts bancaires ou les dividendes versés aux actionnaires (s’accumulant à un capital situé ailleurs).

 

1. C’est aussi ce que Guerrien (2004) souligne lorsqu’il expose la théorie néo-classique dans son ouvrage de référence.

 

 

Il y a actuellement 0 réactions

Vous devez vous identifier ou créer un compte pour écrire des commentaires.