Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

Economie et Politique - Revue marxiste d'économie
Accueil
 
 
 
 

Pour une autre globalisation ! Une perspective marxiste et au-delà

Nous reproduisons ici la deuxième partie d’une présentation faite par l’auteur au IIe congrès mondial de marxisme à l’Université de Beijng, les 5 et 6 mai 2018. La première partie est parue dans le numéro 768-769 (juillet-août 2018).

 

Une autre mondialisation : lignes d’alternatives

La question d’une autre mondialisation est prioritaire à l’agenda, à la fois pour des raisons de classes et pour des raisons nationales, mais aussi pour des motifs civilisationnels et anthroponomiques.

Nous pourrions avancer comme idée commune au niveau international, celle d’une mondialisation de développement des biens communs, pour une nouvelle civilisation de partage de toute l’humanité.

La résurgence des nationalismes est une façon pour les peuples eux-mêmes d’appeler à une autre mondialisation, particulièrement la classe ouvrière et les plus opprimés.

En Europe, nous avons aussi à bien tenir compte des deux aspects : 1. la montée de cette dynamique nationaliste, y compris de l’intérieur de la gauche favorable au développement d’une construction européenne, mais elle est très diverse, et une partie importante des progressistes européens peut tendre à être silencieuse et tétanisée dans l’abstention lors des échéances européennes. La séduction des fausses solutions est là – même pour les partis communistes – la séduction des solutions de facilité ou de l’opportunisme, qui conduisent à se jeter dans des alliances avec un contenu très faible et de façon complémentaire dans une agitation stérile.

Principes

De nos jours, on l’a dit, limiter la rentabilité ou limiter son jeu, comme dans les recommandations de Keynes, voire en appeler simplement à « réguler » le marché financier n’est pas un moyen de sortir de la crise systémique. Ce ne sera pas suffisant pour éviter un nouvel éclatement de suraccumulation, avec le collapse qui s’ensuit. Il faut une logique « positive » alternative à celle du taux de profit, pas seulement en diminuer le niveau d’exigence.

Pour cela, nous devons agir aux trois pointes complémentaires du triangle systémique (objectifs sociaux, moyens financiers, pouvoirs) et promouvoir d’autres critères d’efficacité que ceux de la rentabilité (les critères organisent et orientent les liens entre les trois pointes).

Cela rencontre aussi le développement culturel de la société, des peuples, leur exigence dans le monde entier à une démocratie réelle, effective et efficace, leur capacité à intervenir ; avec les connaissances qu’ils ont sur leur travail, sur leur territoire et sur la société elle-même, leur aspiration à une autogestion.

La globalisation financière et les multinationales

Ce que nous appelons « révolution informationnelle » change profondément la donne, à la fois dans la sphère de la circulation, de la reproduction mais aussi – il faut bien le prendre au sérieux – dans la sphère de la production industrielle et de services. Le nouveau rôle de l’information dans le processus de production est le point crucial des transformations technologiques actuelles. L’information, c’est par exemple la formule chimique pour fabriquer un médicament, ou encore l’ensemble de programmes qui indiquent à des machines les opérations à effectuer pour fabriquer un objet, ce médicament par exemple.

Cela est porteur d’une nouvelle relation entre les êtres humains et les machines. C’est un potentiel fondamental. Car d’une part l’information se partage par nature, contrairement à un produit matériel ou une machine qui n’est que dans un seul endroit à la fois ; d’autre part, son utilisation et son développement (R&D, programmation…) exigent de faire prédominer le développement des êtres humains et leur culture ; enfin, en termes de coûts, la mise au point des informations peut exiger des avances importantes et incertaines avant de produire, mais une fois le résultat mis au point, l’utilisation de fait à un coût qui tend vers zéro, incitant à partager les coûts de mise au point comme des coûts fixes.

Mais ces potentiels sont tordus, refoulés, réprimés, dévoyés par le maintien de la domination du capital. Et cela entretient des cercles vieux mortifères : accumulation financière sans précédent, exclusions, insuffisances de la demande.

Pour les FMN, cela amène des défis radicaux nouveaux. L’information est à la base du développement d’un nouveau type de FMN. Elle est semblable à une sorte de facteur de production « global », transversal aux pays et partageable. Dans la théorie des FMN que j’ai développée, je propose notamment de distinguer la fonction de la FMN – partage des ressources et des capacités pour une co-production internationale – et la forme, la logique par laquelle elle répond à cette fonction : par transferts et monopoles en faveur du taux de profit et du capital qui domine ces FMN. C’est ceci qui doit être aboli, et la fonction doit être assurée, même développée, mais sous une autre forme et selon une autre logique.

Dans la globalisation financière, les transferts de valeur permettant des prélèvements entre pays prennent place essentiellement au sein des FMN et pour leur propre bénéfice, et pour celui de leurs capitaux dominants (cf. graphiques). Cela entre de plus en plus en contradiction avec le développement des territoires et celui des êtres humains. Le contrôle du et par le capital est à la base de la définition des périmètres des FMN. C’est un moyen fondamental de « privatiser le partage » des ressources informationnelles1 (F. Boccara 2013 et 2005).

Le système financier international globalisé de « libre circulation » mis en place sous l’égide du FMI et de l’impérialisme américain, appuyé par les autres États capitalistes dominants, permet aux multinationales de transférer « librement » leurs valeurs (monnaie et capitaux), informations et autres ressources, ainsi que d’en prendre le contrôle par les investissements directs étrangers (IDE) ou de portefeuille (IP).

Utilisant ce système financier international, les FMN jouent sur une opposition qu’elles développent entre facteurs globaux de production – comme l’information avec ses coûts globaux – et facteurs locaux de production – comme le travail et les salaires locaux, avec des coûts locaux.

Ainsi, les questions des droits de propriété intellectuels (DPI), du contenu des accords internationaux d’investissement2, des prix de transfert3, et des capacités humaines comme du développement territorial tendent dans tous les pays à venir en tête de l’agenda des luttes sociales comme de l’opinion. Cela renvoie, pour partie, à des besoins internationaux transversaux aux relations internationales, particulièrement les relations Nord-Sud.

Pour un nouveau type de traités internationaux

En effet, la co-production internationale et les transferts des FMN permettent le partage des coûts au sein de l’immense ensemble que constitue une FMN donnée. Ils sont facteurs de baisse réelle de coûts et de gains d’efficacité, mais dans le même temps ils sont monopolisés et pilotés par le capital et dans certains territoires (paradis fiscaux, états-Unis, etc.). D’autre part, ils sont utilisés pour une concurrence à la baisse du coût du travail et des prélèvements publics ou sociaux, destructrice pour les travailleurs, les services publics et les droits sociaux. Cette concurrence tend à déprimer la demande sociale, renforce les inégalités, elle favorise l’accumulation financière qui met en péril l’environnement et prépare l’éclatement d’une nouvelle crise de suraccumulation.

De nouveaux traités économiques internationaux sont nécessaires à la fois pour permettre ces gains d’efficacité et contre cette concurrence anti-sociale, anti-écologique.

Il faut permettre les gains d’efficacité, mais selon une autre logique.

Ces traités auraient pour principe la maîtrise du commerce et des investissements internationaux pour le co-développement des biens communs (emploi, santé, environnement), c’est-à-dire d’inverser buts et moyens.

Au lieu que, comme actuellement, le but des traités (TAFTA, etc.) soit le commerce international et les IDE avant tout et à tout prix, au risque de détruire l’emploi, la santé et l’environnement, de nouveaux traités affirmeraient comme but de développer l’emploi, la santé et l’environnement dans les différents pays concernés. Cela inverserait les normes en faisant prédominer celles d’emploi, de santé et d’environnement : est-ce que le moyen (commerce international et IDE) permet de développer l’emploi des deux côtés, la santé et l’environnement ? De même que les traités actuels incluent des éléments institutionnels et de pouvoirs (instance supra-nationale de règlement des conflits, etc.), ces traités incluraient des institutions et droits démocratiques nouveaux pour juger du développement effectif des biens communs, avec des moyens financiers à l’appui (sanction mais aussi incitation, avec des fonds issus de taxations et des lignes de crédit bancaire). De même que les traités actuels définissent très étroitement le « revenu de l’investisseur », c’est-à-dire son profit, et le mettent au cœur de ce qui doit être protégé par le traité, ces nouveaux traités mettraient en leur centre la production de richesses nouvelles et non le profit. Cette production restant soumise au but : être sociale, écologique et saine.

Il s’agit de permettre un véritable partage des ressources, de l’orienter tout autrement et non pas de fermer les frontières, d’entrer dans une guerre économique, anti-sociale d’une autre façon que les traités actuels – ce qu’a engagé Trump, et ce que préconisent les divers nationalistes. Pour ce partage des ressources, il s’agirait donc à la fois de redéfinir les transferts financiers dans le commerce international, dans les investissements internationaux, directs et de portefeuille, mais aussi d’agir au niveau des droits de propriété intellectuelle.

Création monétaire, banques centrales, dollar et luttes en développement

La maîtrise sociale de la création monétaire (banques et banques centrales) est une alternative au capital financier, si nous promouvons cette création selon d’autres critères d’utilisation de l’argent et avec de nouveaux pouvoirs démocratiques des citoyens et des travailleurs, conjugués sur les banques et sur les entreprises utilisatrices des crédits ou sur les états.

Les peuples luttent implicitement pour cela en Europe lorsqu’ils protestent contre l’action de la BCE (Banque centrale européenne) et contre les conditionnalités anti-sociales imposées en même temps que les prêts par la sinistre troïka (BCE, Commission, FMI). à présent la « question de la dette » est utilisée en permanence pour justifier l’austérité. Pourtant ce sont les conditions de cette dette qui posent problème : niveau des taux d’intérêt, dépenses cibles, pouvoirs exercés par les marchés financiers.

Plus largement, la question du dollar est centrale, en conjugaison avec celle de l’impérialisme.

Enjeux, stratégie et tactique

Nous formulons des propositions à la fois radicales et immédiates. Elles sont systématiquement adoptées par les différents congrès du PCF. Mais elles nécessitent d’être soutenues et promues par des campagnes d’action, d’idées et de formation tenaces et créatives, auprès des différentes catégories de travailleurs.ses, des citoyens impliqués dans les mouvements sociaux écologiques, ou des différents mouvements pour les services publics, ainsi que dans la jeunesse, dans les milieux intellectuels, etc.

Le PCF, de même que le PGE, est hésitant à utiliser et à promouvoir ces propositions dans une véritable lutte de masse. Et sa direction campe dans un immobilisme mortifère sur ces questions, tout en procédant parfois à des pousses d’agitation sans lendemain. Au contraire, durant la bataille pour le service public ferroviaire, nous avons lancé une pétition en ce sens (publiée dans ces mêmes colonnes) avec des syndicalistes cheminots de la CGT, des syndicalistes de la FSU, des syndicalistes et citoyens engagés dans différents services publics (hôpital…), ainsi que des économistes et intellectuels de gauche. Elle a recueilli plus de 5 000 signatures durant cette bataille.

Plus généralement, l’agenda est celui d’un rapprochement des revendications et de leur convergence sur l’emploi, la protection sociale et les services publics. Il est aussi celui de rapprochements avec les gens de gauche, les partis, les syndicalistes qui rejettent l’austérité, comme on peut l’observer dans les différents « fronts » que les PC développent dans différents pays capitalistes.

Mais en parallèle – et partiellement en contradiction – nous avons besoin de faire grandir la nécessité de changements cohérents et réellement radicaux … et l’appropriation de leur contenu ! C’est-à-dire : ne pas se contenter de limiter la logique dominante, ou de revenir au dit « keynésianisme » d’autrefois.

Par exemple, si nous suivions Joseph Stiglitz plaidant pour plus d’inflation et plus de crédit, sans autre précision concernant les changements sur l’utilisation des crédits et leurs critères, cela nous mènerait vers plus… mais pour le capital ! Un aggravement de la situation pour les peuples. La tâche d’unité et de clarté n’est pas facile, mais c’est la seule voie, à condition de l’identifier et d’aider à en prendre conscience. « L’union est un combat » comme disait le dirigeant communiste français étienne Fajon. Encore nous appartient-il, comme parti communiste, d’en clarifier le sens et les enjeux.

Nous devons systématiquement exiger d’autres contenus, tout particulièrement d’autres critères d’utilisation de l’argent, et revendiquer des pouvoirs démocratiques dessus, pour une VIe République autogestionnaire et d’intervention, créant de nouveaux pouvoirs institutionnels sur l’argent et l’économie. Pouvoirs et logique de l’argent sont deux questions inséparables.

De nouvelles tâches communes auxquelles font face les partis communistes

Les marxistes se doivent de combiner lute d’idées et luttes, expérimentations pratiques pour une autre utilisation de l’argent, dans une conception de la révolution à la fois graduelle et radicale.

De nouvelles convergences doivent être poussées au niveau international, aussi bien qu’au niveau national, des convergences dans la dénonciation et dans les revendications (ou propositions).

Un enjeu international commun pourrait être « une autre mondialisation ». Combattre en commun dans cette direction pourrait aussi nous aider à déverrouiller les mentalités au niveau de nos différentes nations. Nous avons besoin de nouvelles coopérations contre la nouvelle crise qui vient et contre les efforts des multinationales dans leurs prélèvements de valeur et de ressources sur les territoires et les peuples, pour les dominer.

Je comprends l’appel de Samir Amin à une nouvelle internationale communiste4. Mais je pense que cela sous-estime la diversité de nos approches théoriques, même entre marxistes, et nos différences, ainsi que le besoin d’une nouvelle conception de fond. En revanche, une organisation internationale d’action et d’échanges théoriques (y compris politiques) en vue de quelques objectifs fondamentaux, mais relativement précis c’est absolument nécessaire, possible et pourrait permettre de dépasser la situation actuelle.

Le dollar

Le dollar est un point sur lequel nous pourrions chercher à agir ensemble.

Une alternative au dollar comme monnaie commune mondiale, de fait, est nécessaire par une profonde réforme du FMI et par un développement des DTS (droits de tirage spéciaux) : des DTS émis pour le co-développement des peuples (développement de la protection sociale, services publics) et pour les banques centrales nationales si elles pratiquent un nouveau crédit bancaire sélectif dirigé vers l’investissement efficace des entreprises, si elles développent l’emploi et la production réelle (valeur ajoutée).

La récente création de la nouvelle banque de développement des BRICS pourrait être un pas en cette direction. Ou pas. Cela dépend du contenu : orientation (critères) de contenu versus orientation nationale.

Conclusion

Un agenda décisif tant pour les travaux théoriques que pour les initiatives théoriques est celui des alliances face à la domination du capital financier dans le monde et des revendications communes à construire. Il pourrait s’agir d’affirmer le besoin commun de se libérer de la domination du capital financier pour donner une priorité à la réponse aux besoins sociaux humains.

Nous pourrions aussi alerter en commun sur les risques croissants d’une nouvelle crise financière et des risques que le capital financier fait courir à l’écologie.

Cela pourrait être porté par une campagne commune et convergente pour une autre mondialisation et contre le coût du capital – face à la bataille menée contre le dit « coût du travail » ‒ et contre la domination du capital dans le monde.

Cette autre mondialisation c’est celle du co-développement des peuples, qui vise la sécurisation de tous les moments de la vie de chacune et chacun, avec un autre type de démocratie et une autre utilisation de l’argent, vers un monde de développement des biens communs.

Références

‒ Boccara Frédéric (2013), Firmes multinationales et balance des paiements dans la globalisation financière et la révolution technologique informationnelle - une analyse théorique et appliquée, Thèse de doctorat de l’Université de Paris 13, tomes 1 et 2, 608 p.

‒ Boccara Frédéric (2005), à la recherche de la firme globale - Localisation industrielle et globalisation financière des firmes multinationales, in L’industrie en France et la mondialisation, ministère de l’Industrie, de l’économie et des finances

‒ Boccara Paul (2013), Théories sur les crises - La suraccumulation et la dévalorisation du capital, édition Delga, 558 p.

‒ Boccara Paul (2012), Le Capital de Marx, son apport, son dépassement au-delà de l’économie, Le Temps des Cerises, 174 p.

‒ Boccara Paul (2011), « We must incriminate the basic rules of capitalism », p. 61-68, in All the Same - All Being New. Basic rules of capitalism in a world of change, Peter Herrmann editor, Europäischer Hochschulverlag, Bremen, 198 p.

‒ Boccara Paul (1985), Intervenir dans les gestions des entreprises avec de nouveaux critères, Messidor-Éditions sociales, 566 p.

‒ Dimicoli Yves (2000), « “Nouvelle économie’”ou nouvelle phase de la crise systémique ? », La Pensée, n° 23, p. 37-51

‒ Durand Denis (2005), Un autre crédit est possible, Le Temps des Cerises, 368 p.

‒ Marx Karl (1867, 1885 et 1894), Le Capital, éditions sociales, Livres 1, 2 et 3.

‒ Mills Catherine, Caudron José, Protection sociale - Économie et politique, débats actuels et réformes, Gualino, 272 p. 

 

Prélèvements des multinationales US
sur le monde entier (hors USA)

[en % du PIB Mondial]

Prélèvements des multinationales sur deux pays
en développement

[en % du PIB de chaque pays]

 

Source : Balance des paiements des pays, d’après Cepii.

 

Prélèvements des multinationales sur le Brésil

[en % du PIB du Brésil]

Source : Balance des paiements des pays, d’après Cepii.

 

Pib mondial et capitalisation boursière mondiale

 

Source : FMI (capitalisation boursière) et Banque mondiale (PIBs).

 

1. Certaines ressources informationnelles sont produites par du travail, d’autres sont naturelles (créées « naturellement », sans travail comme les données de localisation d’une personne qui se déplace) et donnent lieu à une rente, avec des éléments spéculatifs considérables.

2. Y compris un autre type de maîtrise des mouvements de capitaux que par le traditionnel contrôle des changes.

3. Qui suivent déjà des règles différentes des règles de marché, mais sont dominés par les règles d’un « super » marché : le marché financier et ses critères de profitabilité (les prix administrés sont des prix « administrés » par le capital privé des multinationales).

4. Le regretté S. Amin participait à ce même congrès où il a lancé un appel à ce qu’il a appelé « une 5è internationale communiste ».

 

 

Il y a actuellement 0 réactions

Vous devez vous identifier ou créer un compte pour écrire des commentaires.