Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Europe : monnaie, finance, démocratie

Le 8 octobre dernier, l’association Renaissance des Lumières organisait un séminaire militant sur le thème « Europe : monnaie, finance, démocratie ». Nous publions le texte par lequel les organisateurs, Xavier-Francaire Renou et Hadi Rizk, définissaient l’objet de cette rencontre, et les interventions des quatre orateurs invités. L’enregistrement vidéo de ces interventions est accessible sur le site Web de l’association : <https://www.renaissancedeslumieres.fr/>.

L’objet de la rencontre

L’intrication du capitalisme industriel et du capitalisme financier n’est pas nouvelle ; elle était déjà effective à la veille de la Première guerre mondiale ; mais dans le couple de l’industriel et du financier c’est aujourd’hui le deuxième élément qui est devenu dominant, en même temps que se constituait un véritable monde de l’industrie financière, avec ses produits dérivés, ses concentrations en monopoles et cartels, ses zones de contact ou d’interpénétration entre finances visibles et finances invisibles (shadow banking), entre investissements et spéculation, ou, plus crûment, entre argent sale et argent « propre ». Et chacun a sous les yeux les effets de cette logique financière dominante : depuis le creusement des inégalités sociales et la précarisation généralisée du travail jusqu’aux désastres écologiques en passant par les délocalisations et les déstructurations ou franches destructions industrielles.

Face à l’inhumanité de ce monde déréglé, rien ne sert de seulement proclamer la supériorité de l’humain. Il faut d’abord comprendre et faire comprendre que les choses de la finance ne sont pas si complexes que voudraient le faire croire ceux qui ont intérêt à l’opacité. La finance est toujours possibilité d’investissement, c’est-à-dire d’anticipation sur une production à venir. La finance n’est pas stock de monnaie mais flux de monnaie. La question est donc de savoir où va ce flux ou, dit en métaphore agricole, ce qu’il irrigue.

On peut alors comprendre que LA finance, qui serait dotée de toutes les vertus ou de tous les vices, n’existe pas. Il y a seulement un bon et un mauvais usage de la puissance financière et de ses liens avec la puissance économique et la puissance monétaire. On peut donc dire, choix politique raisonné, à la fois simple et crucial, que la bonne finance est celle qui, d’une part irrigue la vie sociale au bénéfice de tous et non de certains seulement et qui, d’autre part, relève de la libre décision de tous et non de certains seulement. Or, précisément, les flux financiers du capitalisme financiarisé actuel ont comme caractère principal qu’ils vont à contre-courant de cette orientation. Les choses sont assez complexes mais, là encore, moins mystérieuses que les puissants de ce monde ne veulent bien le dire.

Quatre déterminants dans la domination de la finance

Au moins quatre éléments entrelacés sont déterminants. Le premier, plus actuel que jamais, vient pourtant de loin : il s’agit de la domination de l’ensemble des transactions mondiales par le dollar que les états-Unis ont réussi (en 1944 à Bretton-Woods) à imposer comme monnaie quasi unique de référence. Aujourd’hui, ni le yuan chinois ni l’euro ne parviennent à concurrencer efficacement ce quasi-monopole. Si donc les états-Unis ne sont plus les seuls maîtres du monde, devenu, comme on dit, multipolaire, après la bipolarité de la guerre froide, leur position dominante est loin d’avoir disparu.

Le deuxième élément, visible par chacun jusque dans la vie quotidienne, est constitué par les multinationales financiaro-industrielles engagées dans la course à la concentration inhérente au capitalisme, avec les deux faces de cette concentration : recherche de monopole et/ou entente de cartel. Souvent plus puissantes, même une à une, que la plupart des nations dont elles ébranlent la souveraineté, elles entretiennent avec les États des rapports variables, qui vont de la quasi-concertation ou alliance stratégique au pur et simple asservissement, dont la figure principale est le dumping social et fiscal : « venez, investisseurs, dit tel État ; pour vous je baisse les charges sociales et fiscales ». Risque d’oscillation, donc, pour les États, entre la fonction de complices et celle de valets des multinationales.

Le troisième élément est que, désormais dirigé par la recherche prioritaire des profits financiers, le productivisme inhérent au capitalisme industriel est devenu comme fou. Déjà, par essence, le capitalisme industriel, soumettant la production de biens utiles à la recherche du profit maximal (en taux et en masse) visait à produire toujours davantage des biens (de consommation ou de production) posés comme utiles, quel que soit le prix social et environnemental de cette production, et sans que jamais soient d’abord examinés et débattus ni les besoins ou désirs de consommation et les choix dont ils peuvent être l’objet, ni les possibilités productives et les choix qu’elles comportent elles aussi : marche forcée comme canalisée par les œillères de la recherche du profit. Encore cette course unilatérale au profit restait-elle limitée ou pondérée par la double contrainte de devoir au moins s’entrelacer avec la production de biens réels, matériels, et donc se soumettre à la discipline des processus techniques et industriels de production. Mais le capitalisme financiarisé, en autonomisant l’industrie financière de l’industrie tout court, sur laquelle elle a pourtant acquis la position dominante, devient cette fois carrément aveugle sur les conditions, les finalités et les effets de la fuite en avant productiviste. Il peut ainsi aussi bien accroître sans limites la pression sur les forces humaines productrices de richesse, pousser jusqu’à l’épuisement suicidaire l’exploitation des ressources naturelles, déchirer le tissu de zones ou secteurs industriels, organiser l’obsolescence programmée des machines et appareils. Les fonds spéculatifs et les fonds de pension sont deux formes de cette accumulation financière coupée de la sphère de la production à laquelle elle impose sa loi.

Le quatrième élément est que la polarisation des flux du capital (le capital va au capital) a comme effet l’ébranlement, voire la disparition des solidarités que même le capitalisme industriel conservait encore. Avant d’être une « valeur », la solidarité est interdépendance, imposée par la nécessité du besoin, puis coopération dans le partage déjà volontaire des tâches ou division du travail, ou dans la coexistence tendue mais consentie de compromis de classes, puis sentiment d’appartenance à une communauté, puis enfin volonté de vie commune dont la citoyenneté est la forme la plus aboutie. Il y a ainsi des solidarités sociales (de métier, de classe) mais aussi des solidarités territoriales (locales, régionales, nationales, internationales ou continentales…), où se mêlent coopération, coexistence, sentiment d’appartenance commune et volonté de vie commune. Or la mobilité essentielle à la finance capitaliste ébranle ou sape peu à peu ces solidarités au bénéfice de polarisations sociales (jusqu’aux ghettoïsations opposées, volontaire pour les plus riches imposée pour les plus pauvres) ou de polarisations géographiques (dans une nation : d’un côté des métropoles au développement accéléré, de l’autre des territoires délaissés ; en Europe : d’un côté des nations riches toujours plus capables d’investir, de l’autre des nations pauvres toujours plus endettées).

Quelle Europe pour orienter autrement la finance ?

Si, donc, la finance est, dans toute société développée, la clef de son fonctionnement et de son développement ; si, aujourd’hui, les flux financiers sont régis ou captés par quelques-uns dans une double violence sociale et environnementale, il est inhérent à la volonté démocratique d’entrer dans le détail des flux financiers pour les orienter, les canaliser autrement. Et il faut pour cela examiner les choix possibles (et l’engagement dans les rapports de force si nécessaire) à tous les niveaux (local, national, européen, mondial). Dans cette échelle du local au mondial, il n’y a pas plus de raison de choisir entre le niveau national et le niveau européen que dans une nation il n’y a de raisons de choisir entre le municipal, le départemental, le régional et le national. Il y a en revanche à comprendre que dans cette hiérarchie de niveaux, un niveau déterminé nest jamais à comprendre comme le subsidiaire (ou le remplaçant, par défaut ou par violence) de celui qui le précède ou le suit, mais comme sa condition. Sans local nul national ne vaut, mais la réciproque est vraie aussi : c’est dans la République (nationale) que se déploie l’autonomie municipale. De la même manière, sans national nul international ou européen ne vaut, mais la réciproque est vraie aussi : c’est dans l’Union européenne que peut se déployer ou se retrouver l’autonomie des nations ; parce que seule leur coopération, leur puissance commune, peut les protéger à la fois contre la domination du dollar, contre la violence sociale et environnementale et contre le déchirement des tissus de solidarité sous l’effet des multinationales.

Qui oublie ces conditions concrètes (financières, monétaires, économiques) de la liberté des individus et des peuples, risque de se perdre dans des débats seulement politiques ou institutionnels truffés d’équivoque. Proposer « davantage d’Europe » sans mettre en cause le capitalisme financiarisé, c’est s’adapter à celui-ci, selon les propres termes d’Emmanuel Macron, en rêvant de pouvoir ainsi s’inscrire dans le camp des gagnants de la mondialisation. Proposer au contraire « moins dEurope » cest se perdre dans lillusion du village gaulois résistant par ses seules épées de bois aux forces de l’empire. Dans les deux cas, on croit qu’en singeant soit le mouvement dominateur, soit l’isolationnisme américain (qui ne sont que deux faces de la même chose), on retrouvera le chemin de l’autonomie et de la croissance, oubliant que cette imitation imaginaire produit l’inverse de ce qu’elle vise. Ce n’est pas un hasard si les états-Unis se réjouissent des divisions européennes : l’essentiel, pour eux comme pour toutes les multinationales qui, dans leur sillage ou dans celui d’empires naissants, se partagent le monde est que, dumpings social et fiscal aidant, les affaires puissent avoir lieu aux meilleures conditions. Venu du plus faible, le mimétisme, qu’il prenne la forme de l’agitation des « premiers de cordée » ou de l’isolationnisme nationaliste, ne fait jamais que jouer le jeu du plus fort, de celui qui peut user alternativement ou simultanément de l’expansionnisme de type impérial ou de l’isolationnisme. Pour contrer ces errances, c’est un devoir de scruter et renforcer les voies de flux financiers qui puissent surmonter un productivisme unilatéral ou franchement aveugle et sauvegarder et accroître les solidarités au lieu de les détruire. Dans cette enquête le niveau européen joue certainement un rôle déterminant. Lequel ?

 

Xavier-Francaire Renou et Hadi Rizk

Robert Salais1: La possibilité d’une Europe

Tout se passe comme si, prétendant travailler à réaliser l’idée d’Europe, le processus européen mettait paradoxalement en place depuis les années 1980 les conditions qui rendent cette réalisation impossible. La planification du marché parfait a peu à peu pris une forme extrême, sous l’apparence d’un enjeu technique et apolitique, dissimulant une action de part en part politique : faire de la concurrence « libre » (c’est-à-dire sans entraves d’ordre politique ou social) de tous contre tous le principe structurant, et même constitutif, de la construction européenne dans toutes ses activités.

Le projet politique européen est proche d’un éclatement. On peut douter qu’il se relève de la « crise des migrants », tant l’Europe en ce domaine bafoue ouvertement les droits humains dont elle se gargarise par ailleurs. Pourtant que d’ambitions louables au Congrès des mouvements européens en 1948 et que d’appuis possibles sur les idées discutées, même si non reprises dans les textes finaux, dans les Conférences de l’après-guerre : comme Bretton-Woods (1944) où Keynes défend l’obligation de solidarité économique entre pays comme fondement de l’ordre marchand mondial reprise par la Charte de La Havane (1948) (non ratifiée par le Sénat américain). La logique de la Charte demeure celle d’une libération des échanges. Celle-ci s’appuie sur l’identité économique et sociale des pays et l’intervention de l’État pour leur développement dans un contexte d’internationalisation. Elle a peu à voir avec la libéralisation des marchés, qui est le choix européen.

L’idée d’une Europe démocratique a échoué quatre fois, en 1948, en 1954, en 1984 (Delors mit au panier le Rapport Spinelli) et en 2004 (le projet de la Convention de 2004 étant coulé par l’obsession néolibérale). Néanmoins tous ces débats font partie du patrimoine historique et politique de l’Europe. Pourquoi ne pas y revenir pour rouvrir la question européenne ? Pour reconnaître l’importance du niveau national comme lieu d’enracinement des identités, des politiques publiques, des protections contre les aléas de la vie, des attentes sur le futur (dont la négation contribue à la montée des nationalismes). Et pour qu’enfin, s’il n’est pas trop tard, chacun devienne un participant de la création de l’Europe, qu’il sache en quoi consistent son appartenance, sa participation, ses devoirs et ses droits. Une démocratisation profonde aux divers niveaux est nécessaire. Il faut pouvoir lier démocratiquement l’adhésion des peuples à l’Europe et l’adhérence de l’Europe à leurs conventions nationales.

Laurence Scialom2 : Finance et société, desserrer l’emprise

Étrangement, dix ans après une crise financière systémique mondiale dont les coûts économiques et sociaux ont été considérables, le regard de nos dirigeants sur la finance n’a pas fondamentalement changé. Pourtant, les travaux de recherche sont convergents : l’hypertrophie de la finance nuit à la croissance et nourrit les inégalités, son court-termisme est incompatible avec les impératifs de financement de la transition écologique, et les scandales financiers à répétition illustrent l’abaissement des normes éthiques dans ce secteur. Comment expliquer cette inertie des représentations ? Comment le secteur de la finance parvient-il à imposer une vision totalement fantasmée de son apport à la société ? Les canaux de cette emprise sont multiples. Les décrypter et les combattre est un enjeu démocratique majeur. L’un des canaux les plus visibles de cette influence de la finance tient aux opportunités de carrière que l’industrie financière offre aux régulateurs et/ou hauts fonctionnaires susceptibles d’influencer la règlementation financière. C’est ce que l’on appelle les « portes tournantes ». Elles tournent d’autant plus que les rémunérations dans le secteur de la finance sont beaucoup plus élevées que dans le secteur public. Ce qu’achète une banque en embauchant un haut fonctionnaire c’est une expérience des rouages de la haute administration, de l’écriture de la loi et des règles administratives, c’est l’entregent, le carnet d’adresses, la capacité à court-circuiter les strates hiérarchiques et à établir un contact direct avec les décideurs publics. Au-delà des portes tournantes, les pressions des lobbys sont permanentes et massives à tous les niveaux des procédures législatives et de règlementation. Ils représentent ainsi l’énorme majorité des membres de tous les comités consultatifs en charge de donner des avis sur des questions de régulation de la finance.

Alléger l’emprise passe par la lutte contre les portes tournantes : aller simple ou retour dans des secteurs de la haute administration sans aucun lien avec la finance. Alléger l’emprise implique aussi de mettre au grand jour des pratiques pernicieuses qui se nourrissent de l’ombre. Il faut ainsi rendre publics les amendements rédigés « clefs en main » par l’industrie, faire un décompte par parlementaire de ces amendements, rendre public le contenu des plaidoyers reçus par les parlementaires et faire publicité des arguments faux ou biaisés, favoriser financièrement le contre-lobbying technique c’est-à-dire les ONG qui le produisent, rendre public le décompte de toutes les rencontres avec des lobbyistes, le lieu, la durée, etc. Un contrôle démocratique de la finance implique fondamentalement de rééquilibrer les forces en présence dans l’élaboration de la décision publique concernant la finance, d’instaurer une traçabilité de comment les décisions publiques se prennent et de donner toute leur place aux autres partie prenantes : ONG, épargnants, contribuables, etc. Enfin, le ressentiment populaire contre les « élites » financières se nourrit du « deux poids deux mesures » en matière de sanction des comportements délictueux et d’un sentiment d’impunité des délinquants en col blanc. Une inflexion vers des sanctions personnelles plus fortes de ceux qui prennent intentionnellement des décisions financières délictueuses doit donc faire partie de l’arsenal de lutte contre les forces centrifuges qui minent nos démocraties. L’impunité ressentie de la délinquance financière en est un carburant.

Ulf Clerwall3: La nécessité d’ouvrir pour une diversité institutionnelle au sein du secteur financier

Depuis la crise financière de 2008, le secteur financier, et notamment les banques, a été soumis à une vague de nouvelles réglementations prudentielles. L’objectif ostentatoire de ces réglementations est de prévenir une nouvelle occurrence de ce type de collapse de 2008, et de couper le « doom loop », ou « boucle infernale » par laquelle la défaillance de banques peut entraîner la faillite des États qui les abritent, et inversement. Le moyen principal pour y arriver, et donc d’assurer la stabilité financière, est de s’assurer que les banques sont correctement capitalisées et que la prise de risque n’est pas excessive. Pour compléter ce dispositif, et accroître la transparence du secteur, l’évolution réglementaire est accompagnée par des campagnes récurrentes de stress tests, des analyses de la qualité des actifs, des modalités de refinancement et de liquidité, et par la création de nouveaux instruments de supervision comme le reporting consolidé de la production des crédits à soumettre à la BCE. Aujourd’hui, via l’activité de supervision prudentielle, le régulateur connaît mieux que jamais des activités et bilans bancaires, pourvu qu’il dispose des capacités d’évaluer la masse des données collectée.

D’un point de vue sociétal, il n’y a bien évidemment aucun intérêt d’avoir au centre du fonctionnement de l’économie des banques mal capitalisées et avec des prises de risque excessives. Par contre, la question clef est celle-ci : qu’est-ce qu’on entend par une banque « bien capitalisée » et quelle est la prise de risque « excessive » ? Le problème est que les deux phénomènes sont évalués selon des méthodes et normes définis par l’industrie elle-même. La réglementation prudentielle dite « bâloise » (car produite par le BCBS, le Basel Committee for Banking Supervision, une sous-division de la Banque des règlements internationaux) est essentiellement élaborée par un conseil de banquiers centraux, environnés par un lobby industriel qui ne manque pas de ressources pour influencer le résultat. Les normes produites par le BCBS sont transposées en législation européenne et nationale, en principe sans modifier le texte. Depuis 1996, quand le règlement dit « Bâle II » a ouvert la possibilité pour les banques d’évaluer leurs risques avec des modèles internes, la communauté politique autour de la supervision prudentielle est devenue très fermée aux « outsiders». Par contre, son impact réel n’a cessé d’augmenter. Autrement dit, « suffisamment capitalisé » s’évalue aujourd’hui dans un cadre analytique et une méthodologie significativement influencée par la communauté bancaire elle-même – un bel exemple de capture réglementaire.

Il faut aujourd’hui ouvrir le processus de réglementation et supervision bancaire à une délibération inclusive et démocratiquement responsable. L’objectif doit être de refondre la réglementation prudentielle sur des critères élargis, notamment par rapport au financement de l’économie. L’urgence est de faire émerger une pluralité des formes d’intermédiation financière – une nouvelle écologie financière à géométrie sociale et géographie variable – notamment capable de répondre à la prise des risques liés au financement de la transition écologique. Aujourd’hui la réglementation va dans le sens inverse : elle force (ou leur permet si on veut) les banques à converger sur le même modèle économique et, au passage, de se débarrasser des risques.

Certes, il n’est pas dans l’intérêt de la société d’avoir des banques mal capitalisées. Mais il n’est pas non plus dans l’intérêt de la société d’avoir un monolithe rentier – paradoxalement créé par une réglementation prudentielle – planté au milieu de notre fonctionnement économique. Le portage des risques liés à l’intermédiation financière est le premier métier bancaire. Avec les défis qui sont devant nous, on en a besoin. La stabilité financière se retrouvera dans la diversité institutionnelle et la responsabilité démocratique. Comme dans chaque écologie, la pluralité compte.

Frédéric Boccara4 : Agir tout de suite pour que la BCE appuie l’emploi et les services publics

Tout le monde voit bien que l’on va vers une catastrophe. Et pourtant rien n’est fait pour l’éviter. Au contraire les mesures prises en Europe aggravent la situation.

Il faut agir à la racine. Alimenter le corps sain, le développer, et ne plus alimenter les cellules cancéreuses de la spéculation et de l’accumulation mortifère contre les êtres humains et la planète.

Les milliards d’euros créés par la BCE à 0 % doivent aller au développement des services publics et à une nouvelle production porteuse d’emploi de qualité et d’écologie. La révolution informationnelle exige aussi cela pour son plein développement, ainsi que des partages informationnels et des coopérations face aux monopoles informationnels des GAFA. Appuyer les capacités humaines devient décisif et exige de rompre avec la priorité au capital.

La politique peut et doit agir. D’une part pour développer les services publics dans chaque pays (santé, éducation, recherche, transports, énergie, protection sociale, etc.) en créant immédiatement un Fonds européen social, écologique et solidaire, alimenté par la BCE avec les euros qu’elle crée à 0 % et doté d’une structure démocratique. Il appuierait aussi l’élévation de la protection sociale en Europe de l’Est pour calmer le jeu de la concurrence folle. D’autre part, pour changer le comportement des entreprises et des banques : BCE et les banques devraient financer les entreprises, avec des conditions sociales et écologiques précises sur leurs productions et décisions d’investissements.

La logique nouvelle ? C’est de baisser le coût du capital d’autant plus que l’investissement des entreprises crée des emplois de qualité et qu’il est efficace pour l’écologie, l’économie et les territoires. C’est une rupture très profonde.

Au-delà, il faut instaurer de nouveaux droits et pouvoirs des salariés et des habitants sur les entreprises et les banques avec des institutions nouvelles.

L’adversaire, ce ne sont pas les peuples voisins, ni l’autre (voisin, migrant, étranger). L’adversaire c’est le capital et la finance de marché. La BCE, institution publique, mutualisant la force des peuples européens, doit agir contre cet adversaire, ce véritable cancer, au lieu de l’appuyer et de le nourrir. Deux exemples : l’État français verse plus de 40 milliards d’euros par an d’intérêts aux marchés financiers. De même la SNCF verse 2,7 milliards d’euros aux institutions financières. Autant que ses investissements !

Au total, la BCE fournit 700 milliards aux banques, mais sans conditions sérieuses. Elle détient des titres publics pour plus de 2 600 milliards d’euros, mais avec des conditions anti-sociales et des prélèvements éhontés. Cela montre toutefois que l’on peut agir. Mais en s’attaquant au coût du capital, pas au « coût du travail », pour une autre utilisation de l’argent !

En effet, concilier avec les marchés financiers mène à la catastrophe. Et ne faire que les limiter ne fait pas le poids, car leur logique massive l’emporte face à des digues illusoires. Il est aussi illusoire de ne faire que corriger les excès ou de préconiser que chacun se débrouille dans son pays avec son patronat prétendument national. Enfin, les politiques dites keynésiennes de pur soutien à la demande ne font pas le poids non plus : en face d’un revenu il faut tôt ou tard une production, en face de formations il faut tôt ou tard déboucher vers l’emploi. Tirons les leçons des échecs des politiques sociales-démocrates. Il faut agir aussi sur les entreprises et l’argent.

Il faut bien entendu changer de fond en comble cette construction européenne pour mutualiser les forces et les moyens entre les peuples et les pays, en refondant l’UE sur d’autres principes.

Mais à brève échéance on peut agir. Créer le Fonds européen pour les services publics est possible immédiatement, l’article 123.2 du Traité de Lisbonne l’autorise. Exigeons ce Fonds avec tous les peuples d’Europe. S’ils ne le créent pas, ce n’est pas que c’est interdit. C’est qu’ils ne le veulent pas !

Dans le même temps, la France doit exiger que la BCE rende prohibitif le refinancement des banques si c’est pour spéculer et refinancer à taux bas les prêts sur des critères sociaux et écologiques précis ; là aussi, des points d’appui institutionnels existent5.

 

1. Économiste, un des fondateurs de l’économie des conventions, auteur du livre Le Viol d’Europe ? Enquête sur la disparition d’une idée, Presses Universitaires de France, Paris, 2013.

2. Professeur.e de sciences économiques à l’université Paris X Nanterre, membre du Conseil scientifique de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), membre de la  commission consultative épargnants de l’Autorité des marchés financiers (AMF), responsable du pôle régulation financière du Think Tank Terra Nova et membre qualifiée de l’ONG Finance Watch.

3. Spécialiste en questions financières, membre fondateur d’ALLISS (Alliance Sciences Sociétés), chef de projet et coordinateur du conseil scientifique de la Chaire UNESCO, Bernard Maris, Économie Société, membre-animateur de Diem 25-France.

4. économiste, membre du conseil d’administration des « Économistes Atterrés », membre du CEN du PCF, auteur, avec Yves Dimicoli et Denis Durand de Une autre Europe - Un autre euro, pour le progrès social en coopération, aux éditions Le Temps des cerises, Paris, 2014.

5. Voir notamment l’avis du CESE que j’ai rédigé sur le financement des TPE/PME, adopté par 127 voix sur 171.

 

L'association Renaissance des lumières (https://www.renaissancedeslumieres.fr) a été fondée par des philosophes et des intellectuels de diverses spécialités, dans la conviction que face à la dureté de l'état du monde et aux divisions visibles ou cachées qui grèvent les forces de gauche, il importe de joindre présence dans les luttes et détours théoriques, de mettre de la théorie dans les luttes pour les faire gagner en justesse et en efficacité.

Le manifeste de l'association a été publié sous le titre Le capitalisme est-il la fin de l'histoire ? (Éditions du Pont 9, 2017) et sous la signature d'Édith Fuchs, Christian Houzel, Robert Lévy, Justine Malle, Christiane Ménasseyre, Anne Raymond, Hélène Raymond-Feingold, Philippe Renou, Xavier F. Renou, Hadi Rizk, Antoine Roullé, Jean-Jacques Szczeciniarz, 

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