Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Le libéralisme contre le service public

le 15 novembre 2006

Le contexte d'aujourd'hui est marqué par une attaque sans précédent contre les services publics et, de façon plus générale, contre toute notion de bien public.

Sommaire Le mouvement de privatisation La libéralisation des services La libéralisation, levier (...) Le désengagement de l'État Le mouvement de privatisation et ses causes profondes

Depuis les années quatre-vingt, un mouvement de privatisation des services publics touche tous les pays. Dans la zone OCDE, les ventes cumulées d'entreprises publiques dans les années quatre vingt-dix ont représenté près de 650 milliards de $. Un tiers des privatisations dans le monde a été réalisé dans les pays dits émergents.

Ce phénomène s'explique par la nouvelle stratégie des grandes sociétés multinationales : investir les activités de service public pour redresser les taux de profit. Grâce aux financements publics, les grandes infrastructures de réseaux étaient en effet pour l'essentiel en place, offrant désormais des opportunités de rentabilité élevée. D'où un changement complet de perspective avec la volonté d'un retour des capitaux privés dans le champ des services publics.

En même temps, en raison des rendements croissants offerts par ces activités, ce retour s'est accompagné d'une recherche d'effets de taille impliquant le dépassement des espaces nationaux.

Cela explique le choix de privilégier le développement à l'international fait tant par des groupes privés que par des entreprises publiques privatisées ou en voie de l'être (à travers des OPA et des prises de contrôle d'opérateurs de service public à travers le monde).

Ce processus relève d'un choix politique qui impose le marché, la rentabilité et le recours à l'entreprise privée comme le mode d'organisation “naturel” des rapports économiques entre les êtres humains.

Une offensive cohérente a été engagée à tous les niveaux pour imposer cette conception libérale :

au niveau planétaire avec, dans un premier temps, l'action du FMI négociant le rééchelonnement de la dette contre des privatisations dans les pays en voie de développement, et aujourd'hui avec le projet d'AGCS (Accord général sur le commerce des services) négocié dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce ; au niveau des ensembles continentaux comme l'Europe, à travers les directives et règlements s'attaquant aux monopoles publics et soumettant les activités de service public à la loi du marché en application des traités européens ; au niveau de chaque pays et de chaque collectivité territoriale, à la fois par l'applicationtransposition de ces textes, mais aussi par le choix des gouvernements et des assemblées élues de privatiser les entreprises publiques et de livrer les marchés publics au privé.

Cette offensive s'est appuyée sur un matraquage idéologique cherchant à substituer aux valeurs de solidarité, de justice et d'égalité, le culte de la guerre économique, de la concurrence entre individus et de la rentabilité financière. Cette offensive dénigre les services publics et leurs personnels en s'appuyant sur les carences provoquées par les cures d'austérité menées partout par les gouvernements et la dégradation réelle des services qui en a résulté.

La libéralisation des services et ses instruments

La libéralisation des activités de service public, c'est-à-dire leur ouverture à la concurrence, a été lancée à l'échelle européenne par l'Acte unique en 1986, puis précisée par le Traité de Maastricht en 1992, notamment dans les secteurs de l'énergie, de la communication et des transports.

La notion de service public n'a jamais été reconnue par les textes européens. Seuls y ont été introduits les concepts de “Services d'intérêt général” et de “Services d'intérêt économique général”. Mais, comme la

Commission elle-même l'a précisé, “les termes SIG et SIEG ne doivent pas être confondus avec service public”. Sous la pression des luttes, il a été admis que, si la concurrence fait obstacle aux missions d'intérêt général (dont la définition reste l'apanage des États pour leur territoire), des décisions nationales peuvent être prises pour s'en émanciper. Mais c'est aux États d'en faire la démonstration devant la Cour de Justice, qui tranche. L'intérêt général reste ainsi une exception au principe général de concurrence.

Cette construction renvoie à l'idée selon laquelle une entreprise privée est en mesure de préserver l'intérêt général et assurer le service à tous pour peu que s'exercent sur elles des contraintes émanent d'un “régulateur indépendant” garantissant la concurrence. Le “service universel” défini dans ce cadre n'est plus qu'un ensemble de prestations minimales sans rapport avec les exigences d'aujourd'hui (par exemple pour les télécommunications : l'annuaire, les cabines publiques, les communications de base indispensables).

Ce processus est déjà très largement entamé :

dans les télécommunications, premier secteur touché en Europe, la libéralisation a été parachevée avec l'autorisation d'accès des opérateurs à la “boucle locale” offrant aux groupes privés le résultat de décennies d'investissements publics au moment où ce secteur devient hautement profitable ; dans le secteur postal, la part déjà libéralisée concerne 20% du total (le courrier transfrontalier, le publipostage, le courrier express, les lettres de plus de 100 g) ; elle doit passer à 40% en 2006 (par abaissement du seuil à 50 g) et à 100% en 2009 ; dans l'énergie, la libéralisation intégrale est déjà réalisée pour les entreprises et les collectivités (représentant 30% du marché intérieur du gaz et de l'électricité) ; elle est prévue pour les particuliers en 2007 ; dans le transport aérien, où l'ouverture des dessertes à la concurrence est totale depuis 1997, une nouvelle directive est en préparation qui réduirait encore les moyens d'intervention des États sur les compagnies ; deux autres projets en cours concernent, l'un la libéralisation du contrôle aérien (prévoyant un “découpage” du ciel en lots qui seraient attribués par appels d'offres), l'autre la poursuite de celle des services d'assistance aéroportuaire ; dans le transport ferroviaire, l'ouverture à la concurrence du fret doit être achevée en 2006 pour le fret international et 2007 pour le fret national ; le groupe Connex a mis en place en Lorraine la première desserte de fret ferroviaire privée dans ce cadre ; dans les transports de voyageurs, l'ouverture à la concurrence du transport international est prévue pour 2010 ; par ailleurs, un projet de règlement européen concerne la libéralisation des réseaux urbains ainsi que des dessertes ferroviaires régionales ; dans les activités portuaires, une directive est également en cours d'examen ; enfin, le récent projet de directive “services” (dite “Bolkestein”) comporte le risque d'une libéralisation par un texte transversal de SIG qui n'ont pas jusqu'ici fait l'objet de dispositions sectorielles.

Avec l'AGCS en cours d'élaboration, l'objectif poursuivi est l'ouverture totale à l'échelle mondiale de l'ensemble des services à la concurrence, y compris les services publics. 160 secteurs sont concernés, seules les fonctions régaliennes des États (police, justice, défense, diplomatie, état civil ou banque centrale) échappent à son champ.

Cette nouvelle étape de libéralisation est caractérisée par trois aspects : l'extension du champ géographique dans lequel s'exercent les logiques marchandes, avec le passage d'une libéralisation portant pour l'essentiel sur des ensembles régionaux (Union européenne, etc.) à une mise en concurrence étendue à l'ensemble de la planète ; l'extension du champ des activités soumises au marché ; l'éducation et la santé, aujourd'hui situées en dehors de ce contexte, sont notamment concernées, de même que le secteur des biens informationnels (particulièrement les activités financières, d'assurance et de conseil aux entreprises) ; un accroissement de la pression pour étendre la mainmise des groupes privés sur les services ; en effet, dans les activités concernées par l'accord, au mépris du principe de libre administration des collectivités territoriales, toute subvention publique deviendrait illégale à tous les niveaux (local, régional, national) à moins d'être généralisée aux entreprises privées ; une telle contrainte de financement étant impossible à supporter pour les budgets publics, elles provoquera le retrait des pouvoirs publics et la privatisation des services.

Ces dispositions répondent aux attentes des firmes multinationales d'écrémer de nouveaux segments dans un marché des services en pleine expansion. Les enjeux financiers au plan mondial sont considérables : 3 500 milliards d'euros pour le secteur de la santé, 2000 milliards pour l'enseignement, 1000 milliards pour le secteur de l'eau.

La libéralisation, levier des privatisations

La libéralisation des services a un double impact.

Elle permet à des groupes privés de pénétrer dans des secteurs dont ils étaient exclus, en supprimant le monopole public. Mais elle pousse aussi à aligner la gestion des opérateurs encore publics sur les critères de gestion du privé ouvrant ainsi la voie à leur privatisation ultérieure.

La privatisation est tout d'abord un choix politique répondant aux attentes des grands groupes et des fonds spéculatifs. Car les entreprises publiques, notamment dans les grands services publics en réseau (transports, énergie, télécommunications), représentent – du point de vue de leurs immobilisations, du savoir-faire de leurs personnels, de leurs réseaux commerciaux – un énorme potentiel sur lequel les investisseurs privés veulent mettre la main.

La privatisation est également pour l'État une source de financement du déficit public imputable aux orientations politiques restrictives qui, d'une part, comprime la consommation publique et privée ; et d'autre part, favorise l'accumulation des capitaux et la toute puissance du marché financier.

En France, le mouvement des privatisations a connu plusieurs vagues successives. Engagé sous les gouvernements de droite, d'abord de 1986 à 1988, puis de 1993 à 1997 où les ventes d'actifs publics ont représenté respectivement 13,3 milliards et 23,3 milliards d'euros, il a été poursuivi pendant la législature de gauche 1997-2002.

Selon l'Insee, plus d'un millier de sociétés qui appartenaient au secteur public ou semi-public – maisons mères et filiales comprises – est alors passé au privé, réduisant de 200 000 les effectifs employés dans des entreprises publiques et semipubliques.

Le montant des privatisations réalisées par la gauche plurielle est estimé à 36,6 milliards d'euros, soit l'exact équivalent des recettes précédemment engrangées par la droite.

En quinze ans, le poids des entreprises publiques dans l'économie française s'est ainsi considérablement amoindri. Leur part dans les effectifs salariés totaux est passée de 19,3% en 1986 à 7,8% en 2000, la part dans la production de valeur ajoutée étant tombée de 25% à 11,5% dans le même intervalle.

Depuis son retour aux affaires en 2002, la droite a poursuivi le retrait de l'État de France Télécom et d'Air France où il est désormais largement minoritaire.

Elle a modifié le statut d'Aéroports de Paris, d'EDF et de GDF et entrepris leur privatisation.

Elle a enfin décidé la vente des parts publiques majoritaires dans les trois sociétés autoroutières.

Le désengagement de l'État

Des évolutions de même nature sont sensibles dans les services assurés par la Fonction publique.

Sous bien des aspects, les projets de réforme de l'État et la loi de “décentralisation” poussent en effet à réduire le champ de l'intervention publique et à abandonner au privé des missions essentielles.

Le non remplacement dans les dix années à venir des départs à la retraite de cinq millions de fonctionnaires va diminuer considérablement les effectifs et permettre à l'État d'externaliser ses activités.

Dans les services ministériels, tend à se généraliser le découpage en “agences” (départementales ou régionales) libres de définir les moyens par lesquels ils atteindront leurs objectifs : faire exécuter le travail par des fonctionnaires sous statut ou par des contractuels, voire par la sous-traitance auprès d'entreprises privées.

De même, la décentralisation telle qu'elle est aujourd'hui conçue apparaît bien comme le moyen de désengager la puissance publique de multiples domaines pour y favoriser la pénétration des capitaux privées.

L'État se défausse en effet de ses responsabilités sur des missions cruciales :

vis-à-vis des régions pour les aides aux entreprises, la formation et l'orientation, la gestion des crédits européens et des grands équipements comme les ports et les aéroports ; vis-à-vis des départements pour les politiques de solidarité (personnes âgées, enfance, RMI, fonds d'aide aux jeunes, logement avec la déconcentration des aides à la pierre) et des équipements de proximité (20 000 km de routes nationales sont transférées aux DDE).

La concurrence entre territoires jouera donc à plein avec le risque que les inégalités soient renforcées en faveur des territoires les plus dotés.

Cette réforme par ailleurs pose la question de la capacité des collectivités locales à financer à hauteur des besoins les services publics dont elles ont désormais la charge. Confrontées à une demande sociale grandissante (chômage, retards d'aménagement), elles risquent d'être contraintes de choisir entre une augmentation de la fiscalité et l'allégement des dépenses de fonctionnement ou d'équipement à court terme en sous-traitant tel ou tel service. Et la pression conjointe de l'Europe et de l'État pour réduire la dépense publique dont font partie les dépenses des collectivités pousseront objectivement vers la privatisation comme solution.

Propositions pour des services publics étendus et démocratisés