Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Le marché : un impensé paradoxal de la gauche de transformation sociale

Le discours ordinaire de la critique sociale repose souvent sur une contestation morale du marché. Il y a lieu de penser qu’on ne peut s’en tenir à cette indignation et à cette condamnation morale. Les savoirs nécessaires pour penser le marché et sa critique existent. Ce sont des savoirs vivants qui montrent une grande capacité à faire évoluer les analyses en fonction des expériences historiques. Le problème central est celui de la faible diffusion de ces savoirs, en particulier dans le milieu militant. Il y gagnerait pourtant.

Introduction

Dans le discours ordinaire de la critique sociale, la contestation du marché (voire de la « dictature du marché ») est omniprésente. Qu’il s’agisse de contester la mondialisation (le règne du « marché total » écrit le juriste Alain Supiot en titre d’un livre par ailleurs remarquable), le chômage, les dégâts environnementaux, les atteintes aux services publics (victimes de la marchandisation), etc., le marché est remis en cause. Cette critique du marché est souvent articulée à une critique du libéralisme, du capitalisme, parfois même de l’analyse économique en général. C’est ainsi que pour Jean-Claude Michéa les termes « principes libéraux » ou « principes capitalistes » sont « des expressions synonymes » (2006, p. 29). Plus loin (p. 33) il soutient que les termes « capitaliste », « libéral » ou « économique » sont « parfaitement synonymes »1.

Cette dénonciation, souvent moralisante, du marché est une façon de dénoncer l’état des choses existant. Et, de fait, qu’il s’agisse des salariés victimes de licenciements collectifs au nom de « la loi du marché », des paysans victimes des fluctuations de prix agricoles, du dysfonctionnement massif du marché des quotas d’émission de gaz à effet de serre, de l’instabilité provoquée par la libre circulation des capitaux, de l’instabilité du marché des changes, de l’incapacité du marché du logement à offrir un toit aux sans-abri, des méfaits de l’extension des marchés scolaires, etc., les causes d’indignation ne manquent pas.

Pourtant, il y a lieu de penser qu’on ne peut s’en tenir à cette indignation et à cette condamnation morale et cela pour au moins deux raisons :

– Les critiques mal fondées théoriquement et parfois contradictoires risquent de manquer leur cible et de passer à côté des véritables enjeux de la transformation sociale (Faut-il rappeler que c’est la gauche qui a été à l’origine du mouvement des « radios libres » et qui a obtenu la fin du monopole d’État sur la radiodiffusion en France ? Ce combat était à l’époque considéré comme émancipateur. On en attendait le développement d’un réseau de radios associatives. Il n’en reste plus grand-chose et ce sont les radios privées liées à des groupes capitalistes puissants qui dominent aujourd’hui le marché de la radio et de la télévision).

– La crédibilité d’un projet de société alternatif a de bonne chance d’être très faible si ce projet repose sur des propositions manifestement hors de portée et/ou dont les effets risquent d’être néfastes. Évidemment intervient ici le bilan des économies centralement planifiées qui ont prétendu se passer du marché. Ce n’est pas une expérience historique particulière qui est en question, mais la vision même de ce que devait être le fonctionnement d’une économie socialiste. Lénine considérait que le modèle de ce fonctionnement était donné par la poste impériale allemande, c’est-à-dire un fonctionnement centralisé, organisé, rationnel s’opposant à l’anarchie du marché. Mais cette vision pose problème comme l’a noté, parmi bien d’autres, Daniel Bensaïd (2007). Il rappelle que pour Lénine, la société socialiste sera comme « un seul bureau » ou « un seul atelier ». Il s’agira donc de procéder à « l’administration des choses ». Dans cette perspective il s’agit de mettre en œuvre « une simple technologie de gestion du social, où l’abondance postulée dispenserait d’établir des priorités, de débattre de choix, de faire vivre la politique comme espace de pluralité ». Cette vision, souligne Bensaïd, conduit à une évacuation du politique. Il ajoute : « Comme c’est souvent le cas, une telle utopie, en apparence libertaire, se retourne en utopie autoritaire. »

Le paradoxe, c’est que les savoirs nécessaires pour penser cette question existent, comme le montrent les travaux cités dans ce texte. De plus, ce sont des savoirs vivants qui montrent une grande capacité à faire évoluer les analyses en fonction des expériences historiques. Le problème central est celui de la faible diffusion de ces savoirs. Les analyses théoriques, les travaux historiques, irriguent de façon très insuffisante l’activité militante quotidienne. Lorsque Thomas Coutrot écrit Le Marché n’est pas le diable (Coutrot, 2005, p. 208), il a raison. Mais cette formule, et les analyses qui la fondent, sont-elles suffisamment prises au sérieux dans les milieux militants ?

Quelle alternative au marché ? Un débat ancien

Le problème central de toute société est celui de la coordination de l’activité de ses membres. Il n’est donc pas surprenant que les sciences sociales placent (de façon plus ou moins explicite) cette question de la coordination au centre de leur réflexion.

Le paradoxe, c’est que, tout au long de son histoire, le mouvement ouvrier n’a pas cessé de débattre de la question du marché et du plan. L’un des premiers textes est celui de l’italien Enrico Barone : « Le ministre de la Production dans un état socialiste » (1908) 2. Un débat va dès lors opposer les économistes qui considèrent que le calcul économique et la gestion rationnelle des ressources sont possibles dans une économie sans propriété privée et avec planification (par exemple Oskar Lange) et les économistes autrichiens (notamment Ludwig von Mises et Friedrich Hayek) qui affirment que le calcul économique rationnel est impossible dès lors qu’il n’existe pas un marché des facteurs de production. Boukharine rédige en 1914 un livre consacré à la critique de l’analyse économique marginaliste (L’économie politique du rentier)3. Le débat se développe bien sûr après la Révolution d’octobre et au moment de la NEP (Nouvelle politique économique, conduite en Russie de 1921 à 1928). Quelle place faut-il laisser aux rapports marchands et donc aux stimulants matériels et à la loi de la valeur et quelle place faut-il accorder à la mobilisation politique et à la contrainte ? Trotsky a défendu, au début des années 1920, la militarisation des syndicats et le recours à des méthodes fondées sur le commandement et la punition pour obtenir que les ouvriers contribuent efficacement au redressement de l’économie4. Cette ligne va s’opposer à celle de Boukharine qui préconise qu’on laisse plus de place au marché et à l’initiative individuelle (notamment dans le domaine agricole). Staline soutient Boukharine dans un premier temps pour éliminer Trotsky. Il adoptera ensuite une méthode de planification autoritaire fondée sur le contrôle policier et la collectivisation intégrale de l’agriculture (et il éliminera Boukharine). Les tentatives de réforme en Union soviétique à partir des analyses de E. Liberman5 (Kerblay 1963) sont aussi l’occasion d’approfondir la réflexion sur la place du marché. Même chose en ce qui concerne le débat à Cuba en 1963-1964 (Mandel 1987 ; Mesa-Lago 1971) 6. Y participent notamment E. Che Guevara, E. Mandel, Ch. Bettelheim. Mandel s’inquiète d’une « utilisation excessive des mécanismes du marché ». Bettelheim défend pour sa part le respect de la loi de la valeur dans la période de la transition au socialisme. à cette époque Guevara est, de fait, proche des positions chinoises de la Révolution culturelle et Bettelheim est proche des positions soviétiques. Ce dernier évoluera ultérieurement. Débat encore en Chine où les membres de la « bande des Quatre » considèrent que toute concession au marché constitue le fondement du retour au capitalisme. Débats en Europe de l’Est autour de l’autogestion yougoslave, autour de l’expérience polonaise (Wlodzimierz Brus), des réformes hongroises (avec notamment les contributions de l’économiste Janos Kornaï) et tchécoslovaque (Ota Sik)7. Ainsi, la revue du Gosplan soviétique publie en 1961 un article de W. Brus intitulé « L’expérience des stimulants matériels en Pologne ». Après avoir soutenu les opposants polonais (notamment Jacek Kuron et Karol Modzlewski les auteurs de la « Lettre au Parti ouvrier unifié polonais » dans laquelle ils proposent une démocratisation de la planification), Brus émigre en Grande-Bretagne et enseigne à Oxford. En 1972, il publie un livre intitulé The Market in a Socialist Economy et en 1989, From Marx to the Market. Mais toutes ces réformes (outre qu’elles échouent) font l’objet d’un jugement négatif de la part de certains économistes marxistes occidentaux. Par exemple Paul Sweezy écrit : « Les centres de contrôle des entreprises à l’intérieur des entreprises elles-mêmes, la coordination à travers le marché et l’appel aux stimulants matériels constituent trois facteurs qui, considérés dans leur ensemble, rendent inévitable une forte tendance en direction d’un ordre économique qui, quel que soit le nom que l’on peut lui donner, fonctionne de plus en plus comme le capitalisme » (Sweezy et Bettelheim, 1972, p. 6).

L’enjeu central a été posé lors du débat conduit à Cuba dans les années 1960. Selon Mandel (1987), Guevara « s’oppose à toute généralisation abusive des rétributions matérielles car elles créent des effets désagrégateurs sur la conscience des masses ». Il ajoute : « Guevara souhaite éviter que toute la société soit saturée par un climat d’égoïsme et d’obsession pour l’enrichissement individuel. » La conscience socialiste ne peut pas se développer si « le climat social reste dominé par les « stimulants matériels « (le désir de chaque individu d’améliorer son sort individuel). » On voit bien que, derrière ces formulations, ce qui s’exprime c’est une conception du bien (dénonciation de l’égoïsme, de l’argent, de l’individualisme8, etc.). Or il se trouve que les individus résistent à cette conception du bien. Si on renonce à l’idée de les inciter à adopter les comportements souhaités par des stimulants matériels, il ne reste que deux solutions : la persuasion politique (d’où l’importance de l’agit prop, la monopolisation des moyens de communication de masse au service de la « ligne du parti », etc.) ou bien la contrainte. Staline lui-même s’est prononcé en faveur de la persuasion et Mao a expliqué que les « contradictions au sein du peuple » devaient être résolues par le libre débat et la démocratie. On sait ce qui est advenu. Tous les régimes qui se sont réclamés de la transition au socialisme et au communisme ont eu massivement recours à la contrainte (hyper développement de l’appareil répressif, absence d’état de droit, emprisonnements et déportations, exécutions après des procès qui reposaient sur des falsifications grossières, etc.). Pour justifier ce recours à la répression, la justification consiste toujours à considérer que ceux qui expriment des désaccords politiques sont des saboteurs, des espions, des agents de l’étranger, etc. Les trotskystes ont été particulièrement victimes de ce type de discours (les « hitléro-trotskystes »), mais ils n’ont pas été les seuls (les anarchistes en Espagne). Dans le langage de la philosophie politique contemporaine, il s’agit d’une « doctrine compréhensive » particulière. Mais les sociétés modernes sont caractérisées par la pluralité des conceptions du bien. Dès lors la question qui se pose est la suivante : qui, et au nom de quoi, est en mesure d’imposer une conception du bien particulière à l’ensemble des individus ? C’est à cette question que le libéralisme politique apporte une réponse que l’on ne peut pas négliger. Lorsque Michéa condamne d’un même mouvement le libéralisme culturel et le libéralisme économique, cela signifie qu’il entend imposer une conception particulière de la vie « bonne » alors que le libéralisme culturel admet que les individus peuvent choisir librement, par exemple, leurs pratiques artistiques même si, au même moment, certains membres de la société considèrent qu’il s’agit là d’un « art dégénéré ». En proclamant « toute licence en art », Trotsky se range indiscutablement dans le camp d’un libéralisme culturel.

L’expérience historique confirme que la volonté d’imposer un mode de fonctionnement de l’économie reposant sur la rupture avec le marché n’a pas conduit à une organisation politique reposant sur la démocratie ou sur l’autogestion, mais sur des régimes autoritaires et répressifs. Bien évidemment des économies capitalistes se réclamant du libre jeu du marché ont été des régimes autoritaires (l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar, le Chili de Pinochet, l’Argentine et le Brésil au temps des dictatures militaires). Et on ne saurait oublier le maccarthisme et le recours à l’emprisonnement massif dans les états-Unis actuels. La différence c’est que tous ces régimes ne prétendaient pas avoir une mission émancipatrice et ne prétendaient pas mettre en œuvre la grande utopie socialiste du mouvement ouvrier. Thomas Coutrot écrit : « quand un organisme central dispose de l’énorme pouvoir d’organiser la production à l’échelle de la société, si bien intentionnés soient initialement ses dirigeants, il ne peut que se transformer en instrument de pouvoir d’une bureaucratie » (Coutrot, 2005, p. 198). Il n’est guère surprenant que tout cela pèse dans la conscience collective des citoyens et que cela affecte négativement aujourd’hui les discours en faveur du socialisme et du communisme. Pendant longtemps, les idées socialistes et communistes reposaient sur l’idée d’une société où la contrainte de rareté aurait disparu. La société fonctionnerait selon le principe « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ». Ce principe suppose que chaque membre de la société mobilise au mieux sa force de travail au service de la collectivité et que chaque individu peut utiliser toutes les ressources qu’il juge nécessaires pour satisfaire ses besoins. S’il y a abondance le problème de la répartition est résolu (c’est la « prise au tas »). Pour que les individus décident de travailler de la façon la plus efficace possible alors même qu’ils peuvent satisfaire leurs besoins sans travailler, il faut un niveau très élevé de conscience politique (ou un niveau très élevé de contrainte). Nous savons aujourd’hui que cette perspective de l’abondance est illusoire, ne serait-ce que parce que nous butons contre la contrainte écologique. Le problème de la pluralité des conceptions du bien se pose aussi dans cette perspective. Certains écologistes et/ou décroissantistes plaident pour la « frugalité conviviale » et dénoncent la consommation de produits « futiles » et non « utiles ». Mais la question est bien sûr de savoir qui décide de ce qui est « frugal » ou pas, « futile » ou pas ? Et comment impose-t-on à tous les individus un comportement « frugal » ?

Mais quand les débats sur la place du marché se développent (en Russie dans les années 1920, dans les pays d’Europe de l’Est dans les années 1950-1960, à Cuba en 1963-1964), on est très loin de l’abondance. Certes, l’abondance reste une perspective. Catherine Samary (1997) rappelle que « Mandel associait souvent cet objectif de dépérissement des catégories marchandes au développement de l’abondance ». Mais, même si on espère que le développement des forces productives conduira à l’abondance, il reste qu’à court et moyen terme (et même à long terme comme le montre l’exemple de l’URSS), il faut bien arbitrer entre des usages concurrents des moyens de production. Par exemple le développement prioritaire de l’industrie lourde conduit à un moindre développement des industries légères qui produisent les biens de consommation. Ce n’est pas un hasard si Kuron et Modzelewski proposaient que le peuple se prononce par référendum sur le partage du produit social entre investissement et consommation. Ce n’est pas un hasard non plus si les dirigeants des pays du socialisme réellement existant se sont régulièrement lamentés sur la piètre qualité des biens produits, sur les gaspillages, sur la faible implication des salariés9, etc. La question qui est posée est donc la suivante : comment doit-on gérer l’économie dans la période qui sépare la rupture avec le capitalisme et le moment où on atteint l’abondance. Quand certains (comme Bettelheim dans les années 1960) proposent de laisser un espace important à la logique marchande et à la loi de la valeur, d’autres (Trotsky, Guevara, Mandel) veulent anticiper sur le développement des forces productives en convertissant la population à une « conscience socialiste ». D’où l’importance, pour eux, des « stimulants moraux » préférés aux stimulants matériels. Mais le résultat absolument général c’est que les sociétés considérées ne sont parvenues ni au développement de la conscience socialiste, ni au développement des forces productives. Une des raisons de cet échec, ce sont les privilèges dont bénéficiaient les membres de l’appareil dirigeant du parti, de l’état et de l’armée : logement, magasins réservés, voitures, accès aux marchandises étrangères, vacances, etc. Ces avantages se sont de plus révélés transmissibles aux enfants des privilégiés qui accédaient aux études, à des postes de direction, etc. L’histoire de Bo Xilaï en Chine (2012) est révélatrice des avantages dont bénéficiaient les « princes rouges » (héritiers des dirigeants historiques du Parti). Bo Xilaï était considéré comme un « néo-maoïste » qui préconisait un retour aux vraies valeurs de la Révolution. Bel exemple de distance entre le discours et les pratiques.

Les modes de coordination des économies : un détour théorique

Les sociétés humaines sont confrontées à un problème central : celui de la coordination des activités de leurs membres. Coordonner des actions, c’est faire en sorte qu’elles soient cohérentes ou au moins compatibles entre elles. Tous les groupes humains, de la famille ou du groupe d’amis jusqu’à la société globale sont confrontés à ce problème.

Il existe quatre types idéaux, au sens où l’entend Max Weber9, de modes de coordination :

Le mode de coordination communautaire qui repose sur le respect par les membres du groupe des traditions, des normes, des valeurs qui caractérisent le groupe. Les actions des membres du groupe sont cohérentes entre elles dans la mesure où elles sont conformes aux traditions et aux normes. Cela correspond à ce que Durkheim nomme la solidarité mécanique. Dans les systèmes sociaux traditionnels, ce mode de coordination est dominant ; il n’a pas pour autant disparu des sociétés modernes (relations familiales, rôle des traditions et des normes religieuses ou professionnelles par exemple). Mais l’un des traits caractéristiques de la modernité a consisté à faire reculer la part de la coordination communautaire au profit d’une autonomie plus grande des individus. Ce mode de coordination est vertical dans la mesure où les traditions et les normes préexistent aux individus et aux groupes et s’imposent à eux à travers un contrôle social très contraignant dont l’emprise s’étend à toutes les composantes de l’existence individuelle et de la vie sociale (pratiques religieuses, sexuelles, alimentaires, etc.). Aujourd’hui, certains penseurs anti-capitalistes et/ou anti-libéraux en viennent à en appeler à la communauté contre la société moderne. C’est le cas par exemple de J.-C. Michéa (2006) qui écrit : « On voit ainsi que le projet socialiste est philosophiquement porté, à sa naissance, par le désir qu’ont les premiers travailleurs modernes de protéger contre les effets déshumanisants du libéralisme industriel un certain nombre de formes d’existence communautaires (aussi bien urbaines que rurales) dont ils ont perçu intuitivement – et non grâce à une science importée de l’extérieur par de bienveillants tuteurs – qu’elles constituaient l’horizon culturel indépassable de toute vie humaine digne de ce nom » (p. 49). Le mode de coordination coopératif qui repose sur des interactions libres et volontaires entre individus qui cherchent à réaliser un but commun. Tous les membres du groupe délibèrent des objectifs à atteindre, de la façon de combiner leurs efforts et d’en évaluer les résultats. Ce mode de coordination est horizontal, car les participants entretiennent des relations égalitaires.

Le mode de coordination hiérarchique qui repose sur l’autorité exercée par un ou des individus au sein du groupe ou de la société. Le sommet de la hiérarchie dispose du pouvoir de décider de ce qui doit être fait et comment. Ce pouvoir peut reposer sur l’autorité (au sens de Hannah Arendt), sur la persuasion ou sur la contrainte. Dans les économies capitalistes, le pouvoir étatique et le fonctionnement des entreprises11 reposent sur la hiérarchie. Ce mode de coordination est vertical (puisque le pouvoir appartient aux détenteurs du pouvoir hiérarchique) et centralisé.

Le mode de coordination par le marché qui repose sur la confrontation sur le marché des différents agents économiques dont les offres et les demandes déterminent des prix. Ces prix sont à la fois un vecteur d’information et une procédure d’incitation. Ce mode de coordination est horizontal et décentralisé.

Fondamentalement, le choix politique au niveau de la société globale porte sur l’articulation de ces modes de coordination. Dans la réalité en effet, même si on se limite aux activités économiques, les différents modes de coordination s’articulent entre eux. Prenons la société française aujourd’hui. Une partie de la coordination s’opère bien par le marché (ou plutôt les marchés : de l’immobilier, des fruits et légumes, de l’automobile, etc.). Mais la hiérarchie joue un rôle considérable à la fois à l’intérieur des entreprises et à l’intérieur des administrations. Les logiques communautaires sont aussi présentes à l’intérieur des entreprises (on parle de la « culture d’entreprise ») ou dans les administrations où les normes et les valeurs jouent un rôle important (les valeurs du service public par exemple). Enfin, la coopération joue un rôle essentiel (au moins en principe) au sein de l’économie sociale et solidaire et dans des activités qui s’inscrivent dans la recherche d’une « autre économie » (AMAP, associations caritatives, etc.). Remarquons au passage que les entreprises de l’économie sociale, les AMAP, les Système d’échange locaux (SEL)relèvent en partie de la logique marchande (même si la coordination par la coopération y joue aussi un rôle important).

L’illusion principale consiste à croire que l’on peut avoir recours à un seul mode de coordination. Les libertariens considèrent qu’il faut soumettre toute la société à la coordination marchande (justice privée, monnaies privées, sécurité privée, marché des enfants à adopter, marché des organes pour les greffes, etc.). Réciproquement, pendant longtemps (et dans une certaine mesure aujourd’hui encore) les défenseurs du socialisme et du communisme considèrent que toute la société doit être coordonnée de façon hiérarchique (d’où la référence au modèle de la poste allemande et à l’idée de l’économie constituée d’un seul atelier). La planification centralisée suppose que le planificateur central donne des instructions à toutes les unités de production (les biens à produire, la quantité à produire, les entreprises ou magasins auxquels livrer la production, les prix auxquels les biens doivent être facturés, etc.) ce qui conduit, en principe, à la gestion la plus rationnelle possible de l’économie.

Il faut revenir de façon un peu plus précise sur la coordination marchande. Il y a beaucoup de débats sur l’émergence des activités marchandes, mais il est clair que ces activités ont été au départ des activités qui permettaient de s’émanciper progressivement des contraintes communautaires de la société féodale. Les « francs bourgeois » étaient des marchands et des artisans qui s’étaient regroupés dans des bourgs et qui avaient racheté les droits féodaux (ils étaient donc affranchis de ces droits). On pourrait multiplier les exemples, les esclaves qui fuyaient le Sud esclavagiste pouvaient vendre librement leur force de travail sur le marché du travail au Nord (et Marx soutenait évidemment Lincoln lors de la Guerre de Sécession). Thomas Coutrot cite Diane Elson pour qui les rapports marchands sont « une protection de la liberté individuelle et un rempart contre la tyrannie personnalisée » (citée par Coutrot, 2005, p. 209). La meilleure analyse (et de très loin) de la coordination marchande est fournie par Marx dans le livre I du Capital. Pour lui, ce qui caractérise une économie marchande, c’est le fait que la production est réalisée par des producteurs qui prennent leurs décisions indépendamment les uns des autres. Ce sont, dit Marx, des « travaux privés » 12. Les biens produits sont le résultat de la mise en œuvre du travail concret des producteurs. De ce fait, ces biens ne peuvent pas être échangés puisque les goûts des consommateurs et les travaux concrets des différents producteurs sont hétérogènes et qu’on ne peut donc pas établir sur ces bases de rapports d’échange entre les biens. C’est le marché et la monnaie qui permettent de passer du travail concret au travail abstrait, de la valeur d’usage à la valeur d’échange. Marx écrit : « En général, des objets d’utilité ne deviennent des marchandises que parce qu’ils sont des produits de travaux privés, exécutés indépendamment les uns des autres. L’ensemble de ces travaux privés forme le travail social. Comme les producteurs n’entrent socialement en contact que par l’échange de leurs produits, ce n’est que par l’échange que s’affirment d’abord les caractères sociaux de leurs travaux privés » (Marx, Le Capital, livre I, 1867/1965, p. 606). Le marché et la monnaie sont donc deux institutions qui permettent la socialisation des travaux privés et cela sans qu’il soit besoin qu’existe une coordination préalable, qu’elle soit de type communautaire ou de type hiérarchique. Marx distingue d’ailleurs les relations marchandes et l’économie médiévale : « Au lieu de l’homme indépendant, nous trouvons ici tout le monde dépendant, serfs et seigneurs, vassaux et suzerains, laïques et clercs. Cette dépendance personnelle caractérise aussi bien les rapports sociaux de production matérielle que toutes les autres sphères de la vie auxquelles elle sert de fondement » (idem, p. 611). Individus indépendants dans la société marchande, dépendance personnelle dans la société féodale. Une occasion de rappeler que le marché a aussi un caractère émancipateur. Lorsque le 13 juillet 1965, en France, les femmes obtiennent le droit de travailler et le droit d’ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari, elles entrent librement sur le marché du travail et sur le marché des services financiers. Mais c’est indiscutablement un recul de la dépendance personnelle et un progrès dans l’accès des femmes à un statut indépendant13.

Si l’on refuse la socialisation des travaux privés par la monnaie et le marché, il ne reste que deux solutions : soit on renonce aux travaux privés (donc indépendants) et on adopte une logique communautaire, soit on assure la socialisation par la hiérarchie, donc par la contrainte.

Beaucoup de penseurs communistes et socialistes ont considéré que ce problème était facile à résoudre. Comme le rappelle Catherine Samary (1997), Ernest Mandel pensait que le travail était directement social dans la planification. Mais l’histoire montre qu’il n’en a jamais été ainsi. Une part importante du travail social potentiellement disponible était utilisée de façon très inefficiente14 ou affectée à des tâches qui ne contribuaient pas à la satisfaction des besoins sociaux. Par exemple, dans son livre Devant la guerre, C. Castoriadis (1981) a montré qu’il existait au sein de l’économie soviétique un secteur très efficace et très efficient : le secteur de l’armement. Les ouvriers et les ingénieurs les mieux formés y travaillent, ils sont mieux payés, ils ont accès à des magasins spéciaux pour se procurer les biens de consommation, etc. Ils ont donc une productivité plus élevée et ils produisent des biens dont la qualité permet de faire jeu égal avec les armements occidentaux. De même, dans sa controverse avec Alec Nove15, Mandel affirmait la nécessité de mettre en œuvre « un modèle radical de socialisme sans argent ». Mais la disparition de la monnaie16 suppose que toute la coordination des activités économiques soit hiérarchique ou communautaire. Certes Mandel évoque « l’auto-organisation directe sans le détour du marché ». Mais imaginer que chaque décision relative à la production17 doit reposer sur une délibération démocratique et une décision majoritaire ou par consensus c’est accepter qu’un temps démesuré soit consacré à cette prise de décision18. De plus cette idée de soumettre à des assemblées générales délibératives toutes les décisions de coordination, suppose une très grande capacité des individus à s’impliquer dans la vie civique (au détriment de leur vie privée). De nombreux exemples montrent au contraire des phénomènes d’épuisement de l’implication démocratique qui conduit à la confiscation du pouvoir par des minorités actives et/ou des structures bureaucratiques.

Ces éléments d’analyse conduisent à deux conclusions importantes :

– Il ne faut pas confondre marché et capitalisme. D’autant moins que le capitalisme (comme le faisait déjà remarquer Adam Smith) cherche par tous les moyens à se soustraire à la contrainte du marché. Il faut donc distinguer soigneusement le dépassement du capitalisme et le dépassement du marché.

– Il faut renoncer à l’idée selon laquelle on pourrait totalement se passer du marché et de la monnaie comme institutions économiques. Le faire c’est nécessairement déboucher sur une soumission totale des individus aux contraintes de leur communauté d’appartenance et/ou au contrôle autoritaire et bureaucratique.

Reste alors à tracer les voies d’un dépassement du capitalisme qui n’implique pas la disparition totale du marché.

Les enjeux politiques : de vrais choix (difficiles)

Le capitalisme est un système économique et social qui, dans son principe, repose sur la mise en valeur du capital et la loi dégagée par Marx : « Accumulez, accumulez, c’est la loi et les prophètes ». Cela signifie que l’activité économique a pour finalité la réalisation d’un profit, lequel doit être accumulé pour accroître le stock total de capital… et réaliser plus de profit. Cette logique n’est pas nécessairement marchande : il existe des formes diverses de capitalisme d’État (je ne me prononce pas ici sur la question de savoir si l’ex URSS était un État ouvrier (dégénéré) ou une forme de capitalisme d’État. Mais Lénine en son temps parlait du capitalisme d’État allemand. On peut considérer que les grands monopoles publics mis en place en France en 1945 (EDF-GDF, SNCF, Charbonnages, etc.) relevaient du capitalisme d’État, pour l’essentiel leur activité n’était pas coordonnée dans une logique marchande du fait de leur situation de monopole).

Si on observe les systèmes capitalistes réellement existants19, on constate qu’ils articulent des principes de fonctionnement différents. Il existe une part non négligeable d’activités non marchandes (domestiques, associatives, étatiques) où la coordination repose sur le principe hiérarchique, le principe communautaire ou le principe coopératif. Il existe, dans un second temps, des activités marchandes non capitalistes (la petite production marchande20, l’économie sociale et solidaire). Il existe bien sûr un secteur capitaliste marchand (le monde des entreprises privées à but lucratif, grandes, moyennes ou petites). Enfin il existe une sphère d’activités capitalistes soustraites totalement ou partiellement à la logique marchande du fait de la grande taille des entreprises concernées et du pouvoir de marché21 dont elles disposent. Il est donc totalement erroné de définir les économies actuelles comme des économies de marchés (et encore moins comme des économies de marchés parfaitement concurrentiels). Pour s’en tenir à quelques exemples, faut-il rappeler que plus du tiers des revenus disponibles des ménages en France ne résultent pas d’une répartition de type marchand, mais résultent de la redistribution par l’État. De même, la plupart des entreprises (surtout les grandes) fonctionnent sur la base d’une planification interne et de l’application de règles hiérarchiques. Il en va de même du fonctionnement des administrations et de la production des services publics. Pendant longtemps, la production agricole au sein de la Communauté européenne a reposé sur les prix administrés relevant d’une décision politique et non du libre jeu du marché. Au sein des multinationales, les échanges entre filiales sont réalisés à des prix de transferts décidés par une autorité centrale de l’entreprise dans le but de réaliser une optimisation fiscale. C’est donc un contresens total de critiquer le système économique actuel au nom du fait qu’il reposerait sur la « concurrence libre et non faussée » ou qu’il reposerait sur la théorie pure des économies de marché des économistes néo-classiques. Les économies qui sont aujourd’hui dominées par la logique capitaliste sont au contraire très éloignées de la logique du marché (sinon comment expliquer les processus de centralisation et de concentration du capital ?).

Les choix politiques qui s’offrent aujourd’hui à une stratégie de dépassement du capitalisme consistent à agir sur les frontières entre les différentes sphères d’activités économiques tout en agissant sur les modalités de fonctionnement interne de chaque sphère.

1/On peut faire reculer la sphère capitaliste par divers moyens : nationalisations (mais il faut alors décider du mode de gestion des entreprises nationalisées), taxation du capital et du profit, imposition de contrôle sur les décisions d’investissement des firmes par le développement d’une forme de planification et la mise en place d’un contrôle démocratique des salariés sur les décisions des firmes. Comme l’écrit Thomas Coutrot (2005), il s’agit « d’une restriction progressive des droits du capital : les décisions des investisseurs et des conseils d’administrations seraient immergées de plus en plus complètement dans un tissu de règles et de pressions sociales qui leur imposeraient des orientations plus conformes à l’intérêt général » (p. 193).

2/On peut faire reculer la sphère marchande. Ce qui n’aurait rien de nouveau. Gosta Esping Andersen a développé le concept de « démarchandisation » pour rendre compte notamment du développement de la protection sociale. On peut démarchandiser tout ou partie du logement, de la culture, etc. On peut notamment accroître la redistribution des revenus pour réduire les inégalités et améliorer quantitativement et qualitativement les services publics22. On peut développer les structures associatives qui agissent sur des principes non marchands et non capitalistes (actions en faveur de l’environnement, de la solidarité, etc.).

3/On peut donner une place accrue à l’économie sociale et solidaire (qui opère dans le secteur marchand). Mais on sait qu’aujourd’hui une part de ce secteur s’est éloignée de sa logique initiale. D’une part les règles de fonctionnement démocratique sont devenues très formelles. Au point que c’est le président de la République qui peut décider qu’un membre de son cabinet est nommé à la tête du groupe bancaire BPCE (banque relevant pourtant du secteur coopératif). D’autre part, certaines structures de l’ESS contournent leur inspiration initiale en créant des filiales qui ne relèvent pas de l’ESS mais de la logique capitaliste de maximisation du profit. On le voit dans le secteur bancaire et le secteur agricole.

4/Enfin on peut impulser des initiatives qui reposent sur la coopération (dès lors qu’elles sont ouvertes à tous et qu’elles reposent sur une logique territoriale ou professionnelle). Par exemple les AMAP, les budgets participatifs au niveau des quartiers ou des petites communes, des structures d’accueil de la petite enfance, des formes d’habitats coopératifs, des jardins partagés, etc.

Un programme politique alternatif devrait préciser collectivement quelles sont les frontières à déplacer entre ces diverses sphères et comment les déplacer tout en faisant reposer leur fonctionnement sur la démocratie et le respect du bien commun.

Mais tous ces choix font émerger des contradictions sociales. On s’en tiendra à quelques exemples.

La santé repose actuellement (en France) sur une combinaison étroite de la logique étatique (système hospitalier public), de la logique marchande non capitaliste (les mutuelles de la santé), de la logique marchande capitaliste (l’essentiel de l’hospitalisation privée23, les pharmacies d’officine, les laboratoires pharmaceutiques, les médecins libéraux24). Déplacer les frontières serait sans doute politiquement complexe. Les patients, en France, accepteraient mal une étatisation de la médecine de ville (sur le mode du système national de santé anglais). De même la fermeture d’un nombre important de pharmacies mutualistes ne plaide pas pour la collectivisation des pharmacies d’officine. Récemment on a proposé de faire assurer par l’État la couverture de l’intégralité du risque santé. La distinction entre la « part Sécurité sociale » et la « part mutualiste » dans le remboursement des dépenses de santé disparaîtrait. Mais cela signifie la disparition des mutuelles de santé et des milliers d’emplois correspondants. Tous ces salariés vont-ils devenir fonctionnaires ? Et qu’en est-il des salariés du secteur privé capitaliste puisque depuis le début des années 1980 la complémentarité maladie est ouverte aux banques et aux compagnies d’assurance ?

On retrouve le même débat à propos de l’école où le secteur privé non marchand, mais aussi le secteur privé marchand et capitaliste occupent une place importante. Il semble bien que toutes positions sociales et toutes opinions politiques confondues les Français sont attachés à un secteur privé qui apparaît comme un recours face au secteur public25. Au-delà des questions proprement scolaires, l’école est un bon exemple du fait que lorsqu’une activité n’est pas soumise à la pression concurrentielle, il faut trouver d’autres procédures qui permettent d’inciter ces institutions à l’efficacité et à l’efficience.

Personne n’envisage sérieusement le retour à un opérateur public unique de la radio et de la télévision. Et il faut se demander pourquoi la logique capitaliste domine à ce point les médias audiovisuels. Les télévisions associatives sont peu visibles (et souvent éphémères). Quant aux « radios libres associatives » leur place reste très faible.

Les entreprises de l’économie sociale se définissent par un double refus de la soumission à l’État et au capital et elles défendent donc la liberté d’acheter et de vendre sur le marché. Pourtant, si on veut lutter contre l’agriculture productiviste et contre la financiarisation de l’économie, il faudra remettre en cause le fonctionnement actuel d’une grande partie de la mutualité agricole et du secteur bancaire relevant de l’économie sociale.

Si l’on veut réguler la production agricole et en même temps respecter le principe de l’agriculture familiale (formule consacrée dans le débat français), comment faire en sorte que l’activité des agriculteurs soit conforme à l’intérêt général de la société ? Faut-il instaurer de vastes fermes d’État ? Faut-il revenir à un pilotage par les prix ? Faut-il réglementer les quantités produites ? Faut-il réglementer les techniques de production mises en œuvre ? Comment contrôler l’application des règles éventuellement mises en place ?, etc.

Proclamer que « l’eau est bien commun » ne résout pas tous les problèmes. Faut-il « municipaliser » l’eau ? Pourquoi pas ! Mais on a dans l’histoire de nombreux exemples de services municipaux de l’eau ou de sociétés d’économie mixte dont le service était écologiquement et socialement calamiteux. Par ailleurs, il faut décider de règles du partage de l’eau. Faut-il arroser les golfs en Provence en été ? Faut-il arroser les champs de maïs ? Faut-il fournir tout ou partie de l’eau gratuitement ? Qui gère le traitement de l’eau distribuée, l’entretien du réseau et l’assainissement des eaux usées ? Qui supporte les coûts correspondants ? On a de bonnes raisons de penser que la logique du capital appliquée à la gestion de l’eau a des effets négatifs. Mais quel mode de gestion alternatif propose-t-on ? La simple nationalisation de Véolia (peut-être nécessaire) ne suffira pas à résoudre les problèmes si l’entreprise nationalisée continue à fonctionner selon ses modalités antérieures.

Faire reculer la part des logiques (partiellement distinctes) capitalistes et marchandes ne conduira pas simplement à se heurter à une poignée de très riches ou à une poignée de « grands monopoles ». Cela conduira à des contradictions sociales fortes. Il faudra donc les gérer dans un cadre démocratique. Il faudra aussi proposer des modalités de fonctionnement des institutions non marchandes permettant de faire en sorte qu’elles soient au service du bien commun (et pas seulement de l’intérêt particulier de leurs membres ou de leurs dirigeants).

Il y a là un ensemble de questions difficiles qui doivent être discutées très largement si on veut que cela débouche sur une prise de décision démocratique éclairée. Et surtout si l’on veut surmonter les contradictions sociales qui ne manqueront pas de naître dès lors qu’on voudra modifier de façon significative les modes de coordination de l’activité économique et soustraire une part croissante de cette activité économique à la logique du capital.

Ce qui semble certain en tout cas c’est que, même en changeant radicalement le fonctionnement de l’économie pour satisfaire à la fois des exigences de justice sociale (accès égalitaire aux biens et aux services) et les exigences écologiques, on ne pourra se passer ni du marché, ni de la monnaie.

Conclusion

Cette question du débat sur le marché est l’occasion de rappeler deux points essentiels.

1/Il existe une masse considérable de savoirs qui ont été produits dans des contextes universitaires et/ou militants. Mais ces savoirs restent l’apanage d’un nombre restreints de militant.e.s dont beaucoup cumulent des activités militantes et des activités scientifiques (c’est le cas de la plupart des auteurs cités dans ce texte). Ce savoir est peu diffusé parmi les militant.e.s et moins encore parmi les citoyen. ne. s (même ceux qui s’investissent dans la vie publique). Cette non transmission du savoir accumulé a un impact politique important : les vrais enjeux politiques ne sont que faiblement perçus et les discours militants reposent souvent sur des conceptions simplistes et caricaturales (donc peu susceptibles de convaincre). Comment expliquer cette non transmission ? D’une part les structures de formation militantes sont très affaiblies (on pense aux « écoles » du PCF, aux structures de formation de la IVe Internationale, etc.). D’autre part, les mouvements de la gauche alternative ont été fortement contaminés par une idéologie post-moderne au sein de laquelle tous les discours se valent, où les « sachants » sont stigmatisés, où tout relève de l’opinion et de l’expression par chacun de ses sentiments personnels.

2/Si l’on veut être politiquement efficace, il faut articuler en permanence les questions concrètes les plus immédiates et les analyses théoriques. Par exemple, la question du marché est très concrète pour les salariés qui reprennent leur entreprise sous forme de coopérative pour sauvegarder l’emploi (pensons à l’exemple récent des Fralibs). S’ils parviennent à obtenir cette reprise de l’entreprise, les salariés doivent alors vendre leur production sur le marché, ils doivent faire des choix d’investissement, ils doivent gérer le fonctionnement de l’entreprise au quotidien (rôle de la hiérarchie et de la coopération, choix des modes de rémunérations, etc.). Ce sont donc toutes et tous les militant.e.s et plus largement toutes et tous les citoyen-ne-s qui doivent s’emparer des savoirs théoriques pour les mettre en œuvre dans leur pratique. Et pas seulement à propos du marché.

Bibliographie

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– Beitone A. et Rodrigues Ch. (2017), économie monétaire, Armand Colin, coll. « Cursus ».

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– Castoriadis C. (1981), Devant la guerre, Fayard.

– Coutrot Th. (2005), Démocratie contre capitalisme, La Dispute.

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– Michéa J.-C. (2006), Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Flammarion, coll. « Champs » (1re édition, Climats, 2002).

– Nove Alec (1983), Le Socialisme sans Marx. L’économie du socialisme réalisable, Economica.

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– Supiot A. (2010), L’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Seuil.

– Sweezy P. et Bettelheim Ch. (1972), Lettres sur quelques problèmes actuels du socialisme, Maspero, coll. « PCM » (1re édition, 1970). 

 

 

1. Dans ce livre publié il y a 15 ans, Michéa dénonce la mystification que constitue selon lui l’idée même de « gauche » et il fait l’éloge du populisme.

2. Dans tout ce texte, les mots « socialiste » ou « socialisme » sont sans rapport avec le parti socialiste français et plus généralement les partis socio-libéraux. Le mot « socialisme » est utilisé au sens de projet de société alternatif au capitalisme (souvent, dans l’histoire du mouvement ouvrier, le socialisme est une phase de transition vers le communisme).

3. À noter que pour écrire son livre, Boukharine a suivi les cours de E. Böhm-Bawerk à Vienne, puis il est allé à Lausanne pour se familiariser avec la pensée de Walras et enfin à New-York pour lire les libéraux américains. À l’époque les intellectuels marxistes s’assuraient de connaître en profondeur les théories qu’ils critiquaient.

4. Dans le contexte troublé et très difficile de l’époque, les positions des uns et des autres évoluent. En 1923, Trotsky
 déclare : « Le marché restera un régulateur de l’économie nationale pour une longue période à venir » (Lewin, 2017, p. 197).

5. Le débat est lancé par la publication dans La Pravda d’un article de Liberman intitulé : « Le plan, le profit et la prime ». Liberman et d’autres économistes avaient déjà publié en 1959 dans la revue Kommunist, un article intitulé : « Les stimulants économiques de l’exécution du plan dans l’industrie de l’URSS ».

6. Ce débat est important.

7. Voir notamment le débat entre Paul Sweezy et Charles Bettelheim (1972).

8. Michéa (2006) affirme par exemple : « Le socialisme ouvrier se construit donc dès l’origine dans un rapport éminemment critique à la modernité, avant tout son individualisme destructeur. » (p. 48).

9. En 1955, Boulganine (dirigeant

soviétique important après la mort de Staline) déclarait : « les travailleurs de l’industrie ont perdu le sens des responsabilités » (cité
par Kerblay, 1963, p. 302).

10. Un type idéal n’est pas une composante de la réalité, c’est un « tableau de pensée » construit par le chercheur pour rendre le réel intelligible, en accentuant unilatéralement (selon la formule de Max Weber) les traits de la réalité que l’on juge significatifs.

11. C’est l’économiste (orthodoxe) Ronald Coase qui introduit dans un article paru en 1937 (« The Nature of the Firm ») la distinction entre le marché et la firme (cette dernière obéissant en son sein à la coordination hiérarchique).

12. Non pas au sens juridique (opposé à « public ») mais au sens de travaux individuels.

13. L’historienne Laurence Fontaine (2014) prend notamment l’exemple des femmes pour présenter le marché comme une « conquête sociale ».

14. Dans les années 1980, on lance en URSS une campagne pour l’économie du pain. En dépit des importations massives de céréales en provenance des États-Unis et du Canada notamment, il y a des pénuries chroniques de pain alors que la quasi-gratuité de ce bien avait été présentée comme la preuve de la réalisation du socialisme.

15. Spécialiste de l’économie soviétique, Alec Nove publie en 1983 un livre sur le socialisme « réalisable » (ou « praticable »). L’auteur part de la nécessité de construire une alternative au capitalisme, mais sa bonne connaissance de l’économie soviétique le conduit à refuser la perspective d’une économie sans marché et sans monnaie. Le livre a été traduit en français sous le titre Le socialisme sans Marx.

16. La monnaie est en effet la réponse institutionnelle à la fragmentation produite par l’échange marchand. Pour une présentation de la monnaie comme rapport social voir Beitone et Rodrigues, 2017.

17. Mandel évoque aussi des assemblées de consommateurs délibérant sur les différents modèles de chaussures qu’il s’agit de produire.

18. Ce point est souligné par Catherine Samary (1997)
et par Thomas Coutrot qui écrit : « L’idée de faire voter sur toutes les spécifications techniques des produits et sur les niveaux de consommation des individus est simplement baroque. » (Coutrot, 2005, p. 202).

19. D’où l’importance des travaux sur la variété des capitalismes.

20. Le concept de « petite production marchande » a été construit par Marx pour bien marquer la différence entre activités marchandes et capitalisme.

21. Ce pouvoir de marché peut être conféré par la puissance publique (par exemple lorsque la SEITA disposait du monopole de la commercialisation du tabac en France) ou par l’élimination de la concurrence par les « trusts », « konzerns », « Zaibatsus », etc.

22. Par exemple mettre en place un vrai service public de la petite enfance, un service public de la
dépendance et des services à la personne, etc.

23. Il a existé (et il existe peut-être encore) des cliniques mutualistes, beaucoup ont disparu. Il faudrait se demander pourquoi. Il existe encore des centres de santé ou des centres d’accueil pour personnes âgées gérés selon une logique non capitaliste.

24. Il faudrait affiner. Certains médecins libéraux relèvent sans doute de la petite production marchande, d’autres (par exemple les biologistes ou les radiologues qui possèdent des cabinets importants, ou encore les médecins et chirurgiens libéraux qui possèdent des parts de cliniques privées) relèvent indiscutablement de la logique capitaliste.

25. Pourtant, il a été solidement montré qu’au niveau global les « marchés scolaires » accroissent les inégalités de scolarisation et d’apprentissage.

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Par Beitone Alain, le 30 septembre 2017

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