Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Interview de Bruno Odent sur son dernier livre : Europe, état d’urgence, Le temps des cerises, 2016.

Economie et Politique : Dans ton dernier ouvrage, le cœur de ta réflexion porte, partant de l’analyse du cas allemand, sur le glissement idéologique, politique, économique et pratique de l’ordolibéralisme vers le national-libéralisme. Ce dernier étant l’aboutissement du premier comme réponse libérale aux contradictions du capital en crise et de la construction européenne elle aussi en crise. Peux-tu préciser ici les raisons de ce glissement?

Bruno Odent : Du Brexit aux élections régionales françaises jusqu’à à l’élection présidentielle autrichienne la percée de ces forces de repli est devenue une sorte de funeste constante de la chronique européenne. Les partis nationalistes et xénophobes sont parvenus à récupérer en grande partie le rejet des carcans de l’actuelle construction et le besoin de rupture exprimés par les peuples. Mais on ne trouve dans ce délitement de l’Union européenne pas la moindre ébauche d’émancipation de la sphère capitaliste mondialisée. Tout au contraire. Ces forces centrifuges ont d’autant mieux prospéré qu’elles ont pu s’appuyer sur les références mêmes du système européen en crise. Leur national-libéralisme s’inscrit parfaitement dans le prolongement des logiques ordo-libérales. On peut l’observer partout et pas seulement en Allemagne – même si l’évolution est particulièrement saisissante dans le cas allemand, pour reprendre votre expression.

La raison essentielle de ce glissement général se laisse facilement cerner : les dirigeants européens n’ont eu de cesse de renforcer le principe de compétition dans le fonctionnement de l’UE et de la zone euro. Parallèlement les références à la coopération et à la solidarité, toujours inscrites dans les textes officiels, ont été si ce n’est totalement effacées, à tout le moins réduites à peau de chagrin. En conséquence les déséquilibres européens – loin de se résorber, comme il fut proclamé à l’origine – s’accentuent désormais très nettement. Dans le discours officiel du Conseil européen ou de la Commission les pays ou les régions les plus riches doivent s’efforcer de maintenir leur avantage concurrentiel en n’hésitant pas à rationner leurs dépenses ; quand les pays ou les régions les plus en retard doivent se soumettre à une diète encore plus draconienne pour améliorer leurs performances.

Dans cette logique, le moindre transfert, à l’échelle du continent mais aussi au plan national, voire régional, est considéré comme suspect. « N’est-il pas contre-productif », fait valoir le discours ordo-libéral dominant, puisqu’il n’incite pas les responsables locaux à faire preuve de suffisamment d’efforts et de discipline pour devenir enfin concurrentiels ? Ceux qui refusent de s’y soumettre ne sont-ils pas soupçonnables de vouloir vivre aux crochets de ceux qui ont « réussi » ?

Un tremplin est installé ainsi pour les nationalistes et les xénophobes. Les migrants deviennent des individus ne cherchant qu’une chose : s’adonner au « tourisme social » (sic) – autrement dit : profiter des systèmes sociaux des pays les plus développés au détriment des autochtones – quand les citoyens des états-membres les plus pauvres, comme ceux de la Grèce, ne chercheraient, eux, qu’à piller les fonds de soutien européens abondés par les états les plus riches au moment de la crise de l’euro.

Ces logiques concurrentielles exacerbées n’alimentent pas seulement les tensions entre états-membres. Mais aussi en leur sein. Quand plusieurs d’entre eux sont confrontés à la menace de leurs régions les plus riches de faire sécession pour ne plus supporter le « boulet » de leurs « provinces déshéritées » (Italie, Espagne, Belgique), ces « assistées » qui les empêcheraient d’accéder à un degré supérieur de compétitivité.

Une partie des classes dirigeantes trouvent dans l’exacerbation de ces divisions l’opportunité de masquer les vraies raisons de l’explosion, partout, de la « mal-vie » et des inégalités. Le « cas allemand » est à cet égard très parlant. La classe dominante germanique tire le meilleur parti de la soumission unanime aux critères des marchés financiers à laquelle se sont rendus tous les chefs d’état, français bien compris, à chaque étape de la mise en place du grand marché européen et de la zone euro, son hégémonie et le diktat exercé par la finance sur l’UE constituant les deux faces d’une même pièce.

Les capitalistes allemands ont pu imposer leur « modèle » à toute l’Europe. Mais une partie d’entre eux craint que la crise ne précipite l’avènement d’une « Europe de transferts ». Insupportable car la moindre velléité solidaire bafouerait, à leurs yeux, les règles de la concurrence au détriment des Konzerns (les grands groupes exportateurs allemands). C’est au sein de ces cercles dirigeants qu’est né : l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) – le parti d’extrême droite qui progresse de scrutin en scrutin et rassemble jusqu’à 15 % des intentions de vote pour les élections du Bundestag de l’an prochain. Sortir de l’euro pour revenir à un Deutsche Mark fort ou à un « euro du Nord » (avec les Pays-Bas, l’Autriche et d’autres pays de l’ex zone Mark) et s’amender du moindre processus de soutien aux états en difficulté pour le vrai triomphe des seules logiques de marché, a constitué le principal ressort des fondateurs de la nouvelle formation. Ceux là, le plus souvent des ex caciques de la CDU ou du parti libéral, FDP, ont couplé soigneusement cette revendication monétariste avec un discours ouvertement raciste et ultraconservateur.

EcoPo : Pour illustrer l’articulation profonde entre la «doxa» d’une construction européenne libérale et les thèses nationalistes, tu évoques dans le livre le cas de Thilo Sarrazin du SPD. Peux-tu développer?

B. O. : Le cas Thilo Sarrazin est effectivement très riche d’enseignement. Le personnage incarne en effet parfaitement l’articulation entre une doxa monétariste, consensuelle au sein de la classe dirigeante allemande, et une xénophobie décomplexée. Le détour par quelques dates de sa carrière permet de saisir l’ampleur du problème. Cet économiste fut en son temps le haut fonctionnaire de la Bundesbank, le « grand commis » à qui le gouvernement Kohl a confié la charge de mettre au point une union monétaire interallemande, aux conséquences impitoyables pour les salariés Est-allemands d’abord, puis pour ceux de l’ensemble du pays. Dirigeant du SPD, Sarrazin fut durant presque toute la décennie 2000 ministre des Finances du Land de Berlin, la cité-état capitale. Il est revenu ensuite en pôle position à la Bundesbank dont il intégra le directoire en 2009. Avant de le quitter quelques mois plus tard. Il avait entre-temps commis un brûlot raciste aux relents ouvertement eugénistes intitulé L’Allemagne se saborde1 dans lequel il dénonce le danger d’un envahissement du pays par des travailleurs étrangers musulmans qui ne se soucieraient que de piller les systèmes sociaux et ruineraient surtout in fine par leur comportement les valeurs qui ont fait le succès des industries et de l’économie allemande. Le livre a pris vite la dimension d’un best-seller. Tiré à plus de 3 millions d’exemplaires, il est devenu la bible des mouvements xénophobes qui vont émerger entre 2010 et 2013 comme Pegida ou l’AfD. Si la direction du SPD fustige le comportement de Sarrazin, elle s’est toujours refusée à l’exclure du parti malgré de multiples procédures engagées contre lui par des militants de base. Ces ambiguïtés ne manquent pas d’interroger naturellement sur la stratégie d’une social-démocratie en crise et en panne de projet, comme dans le reste de l’Europe, face à la poussée de l’extrême droite.

En attendant, Sarrazin, très prolixe depuis 2010 – il publie quasiment un ouvrage par an – est devenu une sorte de caution intellectuelle, voire de think tank (sic) pour les nationalistes et les partisans d’un retour au Deutsche Mark. Il pousse en fait jusqu’à leur terme les logiques d’exclusion de la doxa monétariste. La discipline austéritaire devrait agir, à ses yeux, comme une super machine de tri sélectif, permettant de tirer le meilleur parti de l’effectivité des membres des classes inférieures ou de rejeter ceux qui, pour des raisons ethnico-cullturellles, ne seraient pas « à la hauteur » et joueraient donc un rôle « parasitaire ».

Le « cas » Sarrazin, gardien du temple monétariste s’il en fut, traduit ainsi très crûment le degré de violence contenu dans cette doxa. Die Linke, au plan politique, mais aussi une partie majoritaire du mouvement syndical, ne se sont pas contentés de nourrir l’indignation qui a finalement coûté à Sarrazin son poste au directoire de la Bundesbank. Ils ont mis en relief la cohérence des logiques austéritaire et nationaliste, dénonçant les dégâts des réformes inscrites au fameux agenda 2010 de Schröder poursuivies par Merkel, responsables de l’ébranlement du vivre ensemble dans une société qui apparaît de plus en plus clivée, en proie à l’explosion des inégalités, à la montée de la précarisation et à celle, concomitante, de l’angoisse du déclassement. Dirigeant du DIW, l’un des principaux instituts de recherche économique allemands, Marcel Fratzscher a lancé un véritable cri d’alarme au début de cette année sur les conséquences de cette évolution pour la santé même de l’économie de son pays quand, montre-t-il, chiffres à l’appui, « l’Allemagne distance tous les pays de l’OCDE et rejoint désormais les États-Unis en matière d’inégalités. »2

EcoPo : Au niveau européen où la montée des nationalismes est si prégnante, n’est-il pas temps de reformuler le cadre des résistances et des combats progressistes qu’il faut y opposer?

B. O.: La tentation du national-libéralisme est omniprésente en Europe. On a pu le mesurer encore lors de la séquence politique de juin dernier qui a conduit au brexit. L’ex Premier ministre, David Cameron, avait obtenu en février lors d’un sommet spécial avec ses collègues européens l’autorisation d’aménager le droit des migrants intra-communautaires (prestations réduites pendant une période de sept ans, allocations familiales calculées sur le niveau de vie du pays d’origine). Le principe de la « préférence nationale », arme de destruction massive contre le vivre ensemble, était ainsi adopté avec la bénédiction de tous les chefs d’état européens, y compris François Hollande. On sait que ce gage donné aux nationalistes les plus durs, n’a pas empêché Cameron de perdre le référendum en même temps que son pari politique.

Mais si les nationaux-libéraux britanniques sont divisés au sein du parti conservateur sur la liberté de circulation des migrants européens, ils sont reliés par un consensus à toute épreuve sur la liberté de circulation du capital européen et le « droit » de la place financière de Londres, la city, à en tirer le meilleur parti. Theresa May, la toute nouvelle Première ministre britannique, a immédiatement proclamé un double objectif : préférence nationale contre les migrants et préférence européenne pour la city sur le grand marché européen. L’appui ostentatoire qu’elle a reçu d’Angela Merkel qui l’a reçu en grande pompe à Berlin aussitôt intronisée en juillet 2016, est très révélateur du positionnement de Berlin. La Chancelière a insisté sur la nécessité d’accompagner le national-libéralisme britannique bien davantage que sur celle de le mettre en échec et de relancer l’Europe.

C’est dire, vous avez raison, l’urgence à faire converger les luttes contre l’austérité et le combat contre la xénophobie et le nationalisme. Nos gouvernants, dont le français, François Hollande, s’enferrent, convaincus qu’un alignement volontaire sur les normes de la compétition ordo-libérale finirait par avoir raison de la léthargie économique et permettrait donc in fine de contenir la montée nationaliste. Quand il l’a nourrie. Celle-ci est bel et bien résistible. Mais à condition de traiter le mal à sa racine. Et non de déstabiliser encore davantage les sociétés européennes.

Pour faire face, les progressistes disposent d’atouts considérables. Une majorité d’Européens n’est pas prête à suivre les joueurs de flûte des extrêmes droites. Des mouvements émergent partout. Problème cependant, ils restent trop souvent isolés. Il faut les rapprocher pour faire front. En Europe du Sud un mouvement de résistances opiniâtres se consolide, de la Grèce, avec le gouvernement Syriza, toujours aux manettes en dépit des reculs infligés par le coup de force monétaro-financier de l’euro-groupe et de la BCE en juillet 2015, à l’Espagne, avec l’implantation de Podemos Unidos, jusqu’au Portugal, avec l’avènement d’un gouvernement socialiste « anti-austérité » soutenu par le Parti communiste et le bloc de gauche. En Allemagne on a vu la lucidité dont fait preuve le mouvement syndical. En Grande-Bretagne le dirigeant travailliste atypique, Jeremy Corbyn, en appelle à une « autre Europe » et va prendre la tête du combat contre les nationaux-libéraux au pouvoir à Londres au prochain scrutin législatif. Et en France, le mouvement de grande ampleur contre la loi El Khomri et pour une vraie modernisation du Code du travail étendant les droits des salariés, s’inscrit dans la lignée de résistances aux diktats des réformes de structure ordo-libérales.

La coopération et la solidarité entre les peuples du continent n’ont jamais été aussi nécessaires pour affirmer une vraie souveraineté populaire et nationale au xxie siècle. Rajouter au dumping fiscal et social un dumping monétaire par la dévaluation « compétitive » des monnaies nationales ressuscitées, comme le souhaitent les nationaux-libéraux, ne comblerait pas les écarts mais les creuserait. Ainsi en France les multiples dévaluations du franc n’ont-elles, en son temps, jamais permis à l’économie tricolore de refaire son retard sur celle de l’Allemagne. Tout au contraire. Car elles ont, à chaque fois, déclenché des logiques austéritaires qui ont empêché les investissements utiles, clés, eux, d’un vrai rattrapage.

EcoPo : Tu en viens à affirmer que la lutte pour la transformation de l’euro constitue «la mère des batailles» si l’on veut éviter une dislocation de l’Europe. Pourquoi? Peut-on placer cette lutte-là au cœur du combat commun?

B. O. : L’euro est un point névralgique. On a vu que les nationalistes allemands et une partie de la classe capitaliste germanique étaient prêts à quitter la monnaie unique pour prévenir tout transfert, tout mécanisme de solidarité au sein de la zone euro avec les pays les plus en difficultés. Comme les conservateurs britanniques, ils ne veulent rien d’autre qu’un grand marché. Dans cet espace de libre-échange ils entendent pouvoir user de l’arme monétaire (un super Deutsche Mark restitué ou un euro du Nord) pour étendre leurs prises de contrôle et leur domination. Voilà qui devrait pour le moins interroger tous ceux qui, de ce côté-ci du Rhin, voient dans l’éclatement de la monnaie unique et un retour au franc, si ce n’est la clé du paradis, à tout le moins celle d’une reprise en main de l’économie nationale.

Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances, est allé jusqu’à laisser l’un de ses conseillers en chef préparer un « Plan B », un « germanexit » évaluant les avantages d’une sortie de l’Allemagne de l’euro. Il ne s’agit, pour l’instant, que d’une sorte d’épouvantail agité pour renforcer ce chantage permanent exercé sur des « partenaires » en difficulté pour prévenir toute tentation d’« indiscipline. » Le message est répété inlassablement par Schäuble et les autorités allemandes : ils poursuivront l’euro et s’engagent à le faire. Mais à condition que… les membres du groupe remplissent des conditions toujours plus strictes comme la règle d’or (obligation de quasi-équilibre budgétaire) et qu’ils lancent des réformes de structure libérales (du type de la loi travail en France). C’est ce chantage-là qui profite aux forces centrifuges et entraîne l’Europe vers la dislocation.

Changer la donne et les rapports de force pour y résister et couper l’herbe sous le pied des nationalistes partout suppose d’instaurer de vrais mécanismes de solidarité européens. Un tabou pour les dirigeants allemands actuels. Mais il faut savoir « renverser » cette table-là. Tous les Européens y auraient intérêt et en premier lieu le peuple allemand, lui qui a déjà payé un si lourd tribut au « modèle » ; lui qui a subi une formidable mutation de son vieux système économique et social ; lui qui fait l’expérience des souffrances sociales et des risques de délitement du « vivre ensemble » que cela provoque.

On a besoin de propositions concrètes, prenant le contrepied des politiques restrictives si fortement « recommandées » par Angela Merkel à toute l’Europe. Certaines émergent jusqu’au cœur du « modèle ». Le DGB qui n’a pas hésité à afficher publiquement son soutien au gouvernement Syriza, propose de substituer au carcan austéritaire d’aujourd’hui une politique expansive du crédit « découplée des marchés financiers » grâce à la création d’une banque publique européenne. Celle-ci pourrait prêter à taux quasi nul l’argent nécessaire aux lourds investissements dont ont besoin tous les états-membres, et surtout ceux confrontés aux plus grandes difficultés.

En France, les lecteurs d’économie et politique le savent, les communistes proposent la création d’un fonds européen de développement écologique, social et solidaire. Il permettrait de mettre le pouvoir de création monétaire de la BCE au service de tous, en se dégageant de l’emprise des marchés financiers.

Ces batailles renforcent la cohésion et la crédibilité des résistances européennes. L’enjeu a atteint un impressionnant degré de maturité. On sait que la BCE injecte, à raison de 80 milliards d’euros par mois depuis mars 2015, des centaines de milliards de liquidités à taux nuls sur les marchés financiers dans l’espoir d’éloigner la menace de déflation.

En vain. Ce quantitative easing (allégement quantitatif) n’a eu quasiment aucun effet. Pis, il peut être lourd de conséquences négatives à travers la formation de nouvelles bulles spéculatives. Une autre utilisation de ce crédit gratuit est cruciale. Il doit irriguer le développement des services publics, la formation, les qualifications ou la lutte contre le réchauffement climatique, « bien commun européen » par excellence. Les peuples et non plus les marchés doivent devenir maîtres de ce recours massif à la planche à billets et en tirer les bénéfices. Un autre euro de coopération et de solidarité, échappant à la férule du capital allemand et des marchés financiers, est un antidote majeur à la dislocation de l’Europe. zzz

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1. Deutsch-land schafft sich ab (l’Allemagne se saborde), Thilo Sarrazin, DVA, 2010

 

2. Verteilungs Kampf, warum Deutschland immer ungleicher wird (Combat de partage, pourquoi l’Allemagne devient toujours plus inégalitaire), Hanser , 2016.

 

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