Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Tout travail mérite-t-il salaire ?

Dans le débat sur la pertinence du revenu de base censé répondre aux enjeux du chômage comme du dépassement du salariat, un détour philosophique s’impose.

Les textes sur le travail sont étonnamment peu nombreux dans la littérature philosophique avant Marx. On croit savoir pourquoi : le travail, comme l’ensemble de la vie économique, est l’objet d’une dépréciation sociale que les philosophes, presque toujours issus de classes privilégiées et qui avaient le loisir 1 de se livrer à la théorie, ont reflété naïvement.

Lucien Sève suggère 2 que dans les diverses théories idéalistes de la connaissance, si les sens sont systématiquement dépréciés (douteux, changeants et même « menteurs »), c’est parce qu’ils sont conçus comme les simples fournisseurs de « données » que seul l’entendement est en mesure de penser, ce qui reproduit au niveau de la pensée la structure d’une société hiérarchisée en classes. Quand le travail est pensé, c’est toujours sous une approche oblique et limitée : si l’ « œuvre » ou « l’ouvrage » sont valorisés, « l’ouvrier » (en grec dèmiourgos, de dèmos, peuple) reste méprisé. Alors que Locke, dont nous allons reparler,  voit dans le travail une appropriation de la nature par l’homme et donc la source même de tout droit à la propriété, Kant et surtout Hegel l’intègrent dans une conception métaphysique qui le lie à la manifestation de l’Esprit comme esprit fini. Seul Diderot cherche à réhabiliter, d’un même mouvement, les sens (dans lesquels il voit de puissants analyseurs du réel) et les métiers, qui en sont l’outillage et le prolongement. Mais même chez Diderot, la pensée du travail comme processus mettant en jeu des rapports sociaux reste non seulement inexprimée, mais semble-t-il escamotée3. Quant à Rousseau, il déplore en des pages célèbres  que la métallurgie et l’agriculture aient « civilisé l’homme et perdu le genre humain »4. Aucun de ces grands penseurs ne prend véritablement le travail comme objet d’étude pour chacun il n’est que le corollaire d’un autre problème. à plus forte raison, aucun d’entre eux ne pose la question du salaire, à l’exception semble-t-il de Thomas d’Aquin : exception apparente, car l’exposé concerne la justice distributive, dont le salaire n’est qu’un cas particulier, et la réflexion thomiste tourne court, aboutissant à la notion toute verbale de « juste prix ».

Seul en définitive Locke développe une conception proprement philosophique du travail. Il le fait toutefois dans un contexte historique très particulier. Il s’agit en effet pour lui, médecin du Roi et homme politique influent, d’opposer un contre-feu théorique aux révolutionnaires anglais (les Levellers 5 et parmi eux les Diggers 6, menés par Winstanley et inventeurs du vocable « communisme »). Locke fait la part du feu : oui, les communistes (il ne les nomme pas) ont raison de dire que le travail est une appropriation de la nature par l’homme et qu’à ce titre il fonde la propriété. Mais par là-même ils se contredisent, car la propriété existante est le fruit d’un travail antérieur, à jamais cristallisé en elle. Voyons de plus près son argumentation.

Locke et le travail sans salaire

Dieu a donné aux hommes toute chose en commun. Le travail n’est autre chose que le processus par lequel un individu prélève une partie de la nature, y ajoute du sien et se l’approprie. Locke prend l’exemple de la chasse : le lièvre qui vit dans la forêt à l’état sauvage n’appartient à personne, mais à partir du moment où il est pris en chasse, il appartient à son chasseur et cette possession devient définitive si le chasseur s’en empare et le tue. Le travail est donc ce par quoi l’individu augmente ses capacités, satisfait ses besoins et en définitive sert les desseins de la providence divine en valorisant la nature : Locke, en effet, contrairement à Hobbes, insiste fortement sur le fait que la nature nous met en possession de normes auxquelles nous ne devons pas déroger : la raison est naturelle et la nature est raisonnable : la loi naturelle m’oblige à ne pas prendre davantage que ce qui est utile à mes véritables besoins. Pas d’accaparement !

En définitive, on est frappé quand on lit les analyses si serrées du Deuxième Traité du gouvernement civil de voir combien Locke demeure tributaire d’une conception étroitement naturaliste du travail. Le travail, qu’il pense de façon très caractéristique sur le double modèle de la chasse et de l’artisanat, est bien pour lui un ajout de valeur aux choses, mais la question de son éventuelle valeur et de son prix reste totalement dans les limbes. Pour Locke, le travail est avant tout le fait d’un individu. S’il théorise assez bien ce que Ricardo puis Marx appelleront la valeur d’usage, il fait de celle-ci la seule et unique valeur. Et c’est pour cela que la question du salaire demeure pour lui totalement occultée.

La pensée du salaire chez Marx

L’originalité de Marx est d’avoir associé travail et salaire, faisant de celui-ci le corollaire de celui-là, mais sous réserve d’une délimitation rigoureuse du périmètre de ce qu’il faut entendre par « travail ». Celui-ci n’intéresse l’analyse de Marx que comme travail social humain, par lequel l’homme développe des potentialités latentes, celles de sa force de travail, mais dans le cadre de rapports de production et de rapports sociaux où s’aliènent ces potentialités sitôt libérées. Dès la Critique du Programme de Gotha, il rejette comme beaucoup trop vague la notion d’utilité pour caractériser l’essence de l’acte de travail et l’assimilation du travail à l’acte individuel de prédation : « Un sauvage – et l’homme civilisé est un sauvage après qu’il a cessé d’être un singe – qui abat une bête d’un coup de pierre, qui récolte des fruits, etc., accomplit aussi un travail « utile ». Quand on aborde la question du travail dans le Capital, on est souvent tenté de commencer par l’espèce de phénoménologie du travail qui inaugure le chapitre 5 du livre 1.  C’est oublier que le travail a été déterminé préalablement comme mise en mouvement de la force de travail, et celle-ci comme la marchandise que son « libre » possesseur met sur le marché. Et même là, Marx circonscrit l’objet de sa recherche : « Le travail est de prime abord  (n.s.) un acte qui se passe entre l’homme et la nature […] Nous supposons ici (n.s.) le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme » : il faut bien voir que l’analyse de la valeur travail vient après celle de la marchandise et possède un double enjeu (i) compléter l’analyse de la marchandise et montrer que ce qui fait d’elle une marchandise, c’est justement d’être un produit du travail, pas n’importe lequel : du travail social humain cristallisé en elle ; et (ii) amorcer la question des échanges en montrant que le travail social humain est non seulement puissance de création de valeur, mais marchandise lui-même, inséré à ce titre dans un processus de rapports sociaux.

La question du salaire comme contrepartie sociale effective de l’acte de travail est donc présente dès le début dans l’analyse de la valeur. Les précisions qu’il en donne dans la Critique du programme de Gotha et dans Salaire, prix et profit sont révélatrices à cet égard.

Marx ne cesse de souligner la spécificité du travail salarié. Prenons de nouveau la Critique du programme de Gotha : à l’assertion en apparence très « socialiste » de Lassalle « le travail est la source de toute richesse », Marx oppose le caractère non économique de la notion de richesse : il y a dans la nature beaucoup de richesses qui ne sont pas les produits du travail. Dans Le Capital I 5 il dit de même que « la terre (et sous ce terme il faut comprendre aussi l’eau) est le magasin naturel… » Pour reprendre les termes de John Bellamy Foster (Marx écologiste), le travail, dans ce qu’il a d’humain et d’humanisant au sens anthropologique du terme, introduit une « rupture métabolique » entre l’homme et la nature, rupture dont la gestion sera l’un des problèmes que toute société à venir aura à se poser7. Mais le problème du salariat est ailleurs : il réside dans le fait qu’un certain type de travail est indissociablement social et aliénable. Quand je me forme, quand je me cultive, quand je m’occupe de mes enfants ou de mes vieux parents, quand je bricole ou que je fais la cuisine, je crée des valeurs d’usage auxquelles je peux consacrer beaucoup de temps, de patience et de soin. Pour autant, je ne crée pas de la valeur, mon produit reste d’une certaine façon subjectif, il ne se détache pas entièrement de ma personne. Il est inaliénable. Il ne prend une valeur proprement dite que dans la mesure où d’une certaine façon il se dépersonnalise en entrant dans un processus d’évaluation sociale, préalable à l’aliénation dans le processus d’échange proprement dit.

Marx souligne à de multiples reprises que la notion de travail social moyen est seule à même de fournir une norme objective à l’échange des marchandises, faute de quoi la valeur ajoutée serait proportionnelle au temps de travail individuel, ce qui donnerait un prix supérieur aux productions de l’ouvrier « le plus lent et le plus maladroit. » Mais le texte le plus éclairant se trouve dans la partie du chapitre 1 du Capital consacrée au caractère fétiche de la marchandise. « Ce qui intéresse d’abord pratiquement les gens qui échangent leurs produits, c’est de savoir combien de produits d’autrui ils obtiendront en échange de leur propre produit, donc dans quelle proportion s’échangeront les produits. Une fois que ces proportions sont parvenues à une certaine stabilité mûrie par l’habitude, elles semblent venir de la nature des produits […] En fait, le caractère valeur des produits du travail ne s’établit fermement qu’une fois que ceux-ci sont pratiqués comme grandeurs de valeur. Or, ces grandeurs changent constamment, indépendamment de la volonté, des prévisions et des actes des gens qui les échangent.  Leur mouvement social propre a pour les échangistes la forme d’un mouvement de choses qu’ils ne contrôlent pas, mais dont ils subissent au contraire le contrôle. Il faut attendre un développement complet de la production marchande avant que l’expérience même fasse germer l’intelligence scientifique de la chose : on comprend alors que ces travaux privés, menés indépendamment les uns des autres mais mutuellement interdépendants par tous les côtés en tant que branches naturelles de la division sociale du travail, sont réduits en permanence à leur mesure sociale proportionnelle parce que dans la contingence et les oscillations constantes des rapports dans lesquels s’échangent leurs produits, le temps de travail socialement nécessaire à leur production s’impose par la force comme loi naturelle régulatrice, au même titre que la loi de la pesanteur s’impose quand quelqu’un prend sa maison sur le coin de la figure » (trad. Lefebvre, PUF 85-6). La forme valeur de la marchandise devient de plus en plus objective = mesure que le marché se développe, ce qui permet à Marx de conclure que la détermination de la valeur par le temps de travail est « un secret caché. »

Et c’est là que s’articule la question du salaire : en effet, dans les sociétés pré-capitalistes, comme par exemple les sociétés antiques et médiévales, les rapports sociaux ont pour base le service en nature, la prestation en nature. Le travail est le dû d’un particulier à un particulier qui lui est hiérarchiquement supérieur. Dans la production marchande, le travail est d’emblée un travail universel et impersonnel, et c’est cela que le salaire exprime.

La fin de la deuxième section du Livre I (chapitre 4) peut être lue comme une véritable « déduction du salaire. » Le terme lui-même n’est prononcé qu’une seule fois, vers la fin. Il s’agit pour Marx d’analyser en toute rigueur les caractéristiques de cette marchandise singulière qu’est la force de travail, et sa valeur propre. Rappelons brièvement la progression de l’analyse : (i) la marchandise force de travail suppose un possesseur juridiquement libre de la mettre ou non sur le marché. (ii) Elle ne peut être aliénée que pour un temps donné. (iii) Sa valeur est strictement déterminée par les frais indispensables à sa formation, à sa subsistance et à sa reproduction. (iv) Enfin, sa mise en mouvement précède son paiement par le capitaliste : c’est le « travail avancé ».

Cette détermination rigoureuse du salaire comme dépense nécessaire à la formation, à l’entretien et à la reproduction de la force de travail fait de celui-ci une notion extrêmement précise et élaborée, impensable en dehors de l’opposition capital-travail.

Ce qui constitue l’apport essentiel de Marx, c’est donc la distinction opérée par lui à l’intérieur du travail humain entre production de valeurs d’usage et travail salarié comme insertion du travailleur et de son produit dans la sphère marchande.

Il semble que l’apport de Marx ait constitué quelque chose d’irréversible dans l’histoire des idées, car de fait même les penseurs les plus réactionnaires n’ont pas osé remettre frontalement en question la valeur du travail. Certains, comme Heidegger, ont toutefois idéalisé de nouveau l’artisanat individuel et « l’œuvre » au détriment du travail dans sa dimension sociale et collective8. Une constante de la droite française et européenne consiste à exalter la « valeur travail » tout en faisant du salaire une gratification, voire un « coût » au même titre que le chauffage ou l’entretien des locaux…

Il importe de savoir ce qu’est le salaire en régime capitaliste pour pouvoir poser en toute clarté les questions de l’emploi. Toutes les tentatives ultérieures tendant à dissocier ces deux notions, que ce soit pour mettre abstraitement l’accent sur la « valeur travail » ou pour baptiser « salaire » toute allocation, fût-elle de non-emploi, apparaissent comme des régressions par rapport à ce que Marx, dans les conditions de son temps, avait su voir.

La question des prestations sociales, allocations et autres, se pose à un tout autre niveau : celui des transferts sociaux, qui dans notre société participent dans une mesure non négligeable à la reproduction de la force de travail en dehors du salaire, et sont l’enjeu de luttes spécifiques.

 

1. En latin « otium ». Au début de la Métaphysique (Livre I), Aristote reconnaît avec lucidité que la connaissance désintéressée suppose une classe libérée des soucis de pourvoir elle-même à la satisfaction de ses besoins vitaux.

2. Une Introduction à la philosophie marxiste, éditions sociales, 1980, I 3-5.

3. En témoigne la récurrence, dans Jacques le Fataliste, du thème des « amours de Jacques », qui réapparaît à chaque fois que la conversation entre Jacques et son maître en vient à aborder les rapports sociaux. D’une façon générale, le grand thème littéraire des relations entre maître et valet, de Cervantes à Tolstoï en passant par Diderot, Beaumarchais et Hegel, est comme le symptôme au sens freudien de ce problème : conscience, mais conscience mystifiée, le rapport social d’exploitation apparaissant comme la confrontation de deux « figures » fortement individualisées, antithétiques et complémentaires.

4. Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes.

5. En général traduit par « niveleurs », ceux qui veulent mettre tout le monde au même niveau. Il ne serait pas absolument faux de traduire par « partageux » : les deux termes ont la même connotation.

6. « Creuseurs » : les plus déterminés parmi les Levellers invitaient leurs membres à prendre possession des terres laissées en friche par les propriétaires absents, en « bêchant » symboliquement un morceau de celle-ci. (En anglais, to dig = bêcher).

7. Le terme « métabolisme » revient régulièrement sous la plume de Marx. Nouveau à son époque, il désignait les échanges entre le vivant et son milieu. à la circularité du métabolisme naturel s’oppose l’irréversibilité des processus historiques marqués par la spécificité du travail humain. Le livre III du Capital traite amplement de ce problème.

8. Très représentative de ce point de vue est la réflexion de Hannah Arendt, en passe de devenir classique, et qui est explicitement dirigée contre Marx, qu’elle ne connaissait semble-t-il que par la vulgate stalinienne. Voir entre autres La Condition de l’homme moderne.

 

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