Sous quelque appellation qu’elle se présente, revenu d’existence, allocation universelle, revenu de base, la proposition de fournir un revenu inconditionnel à toute personne de la naissance à la mort est revenue sur le devant de la scène à mesure que s’est accentuée la dégradation sociale provoquée par la crise du capitalisme et que les dispositifs de protection sociale amenuisés par les politiques néolibérales ne permettent pas de réduire la pauvreté et l’exclusion sociale. Il peut être tentant alors d’imaginer une refonte du système de protection sociale autour d’un revenu de base inconditionnel. Ses partisans, qu’ils se revendiquent de gauche ou de droite, arguent qu’il permettrait de sortir de l’obligation de travailler et laisserait à chacun le choix de se livrer à une activité autonome. Son financement ne poserait pas de problème car il s’autofinancerait, soit parce que cette activité autonome serait créatrice de valeur ajoutée, soit parce qu’il remplacerait tout ou partie de la protection sociale actuelle.
Se développent alors des initiatives et des réseaux porteurs de cette idée, en France mais surtout à l’étranger, notamment à l’échelle européenne1. Cette proposition, qui a l’apparence de la générosité, voire de la solidarité, se heurte cependant à de multiples incohérences et entretient autant d’illusions. Les plus importantes portent sur la place du travail, en tant qu’acte social et en tant que créateur de la valeur économique, et sur le financement d’un tel revenu. Elles se situent au moins autant sur le plan de la philosophie politique que sur celui de l’économie politique.
La plupart des théoriciens du revenu d’existence se placent dans l’hypothèse où la fin du travail approcherait, où le plein-emploi serait définitivement hors d’atteinte et où se déferait la société fondée sur le travail. Il s’ensuivrait la possibilité d’une libération des individus par rapport au travail. Or, aucune étude statistique n’a jamais établi la disparition du travail, ni celle du travail salarié, aux échelles nationales et encore moins à l’échelle mondiale. Il y a une confusion entre la diminution du temps de travail nécessaire à la production d’une unité de marchandise et une diminution globale qu’on ne peut pas mesurer sans la mettre en relation avec la productivité du travail2. Malgré le développement des formes de travail précaire et de l’auto-entreprenariat, on constate plutôt une permanence du salariat avec un travail indépendant de 10 % de l’emploi total. Plus précisément, la croissance de l’auto-entreprenariat se situe essentiellement à l’intérieur du travail indépendant, conduisant à une paupérisation du régime social des indépendants3.
Au-delà de ces considérations statistiques, le point le plus important est de l’ordre de la philosophie politique. Abandonner le plein-emploi n’émeut guère les partisans du revenu de base parce qu’ils postulent que le travail n’est en aucune manière un facteur d’intégration et de reconnaissance sociales. Un tel renoncement figure dès les premiers énoncés du Collectif Charles Fourier dans les années 1980 en faveur du revenu d’existence, et l’un de ses initiateurs, Philippe Van Parijs, réitère constamment ce choix4. Cette perspective tranche donc abruptement un débat philosophique de plusieurs siècles, en niant le double caractère du travail, à la fois aliénant dans le cadre capitaliste et en même temps intégrateur dans la société. S’écartant de Hegel qui voyait seulement dans le travail l’essence de l’homme, Marx avait souligné cette ambivalence, cette dialectique, l’émancipation des travailleurs devant être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Au contraire, Hannah Arendt avait nié que le travail puisse être émancipateur. André Gorz, pourtant rallié à la fin de sa vie au revenu universel, avait parlé à ce sujet d’un « égarement » de la philosophe5. Égarement qui semble être aussi celui des partisans actuels de ce type de revenu qui surfent toujours sur l’idée de la « disparition de la valeur travail »6.
Le sociologue Robert Castel a soutenu qu’« André Gorz a dérapé » à son tour en préconisant un « exode hors de la société de travail ». À ses yeux, « on peut et on doit souligner les graves menaces qui pèsent sur le travail, mais personne aujourd’hui n’est en droit de dire que le travail est “aboli”, ou que le salariat est “aboli” » 7. Il pointe aussi la « dérive » théorique de Gorz, convaincu par la thèse du capitalisme cognitif qui postule que le travail n’est plus la source de la valeur. Selon lui, Gorz est en réalité revenu à « une conception du travail-marchandise qui date des débuts du capitalisme industriel avant sa saisie par le droit », sans voir que le salariat aujourd’hui « dignifie, pourrait-on dire, le travailleur (et peut-être plus encore la travailleuse) en même temps qu’il l’aliène » et que le rôle social du travailleur ne « s’épuisait » pas « à être un consommateur de biens matériels ». « Le travail est un acte social sanctionnant l’utilité sociale du travailleur qui accède à la sphère publique et se fait reconnaître comme sujet de droit »8. Et Mateo Alaluf ajoute que « la subordination du travail au capital est toujours le résultat d’un compromis »9 et que Gorz, tout en étant devenu favorable au revenu universel, attirait l’attention sur le danger qu’il devienne une formule libérale comme l’impôt négatif de Milton Friedman10.
Il résulte de ces difficultés théoriques un grand nombre de confusions dans le débat public. Tantôt le travail est confondu avec le travail salarié et l’emploi avec l’emploi salarié (oubliant le travail indépendant), tantôt le travail est opposé à l’emploi (alors que l’emploi est le cadre juridique dans lequel le travail salarié ou non s’exerce), tantôt le travail est opposé à l’activité (sans que cette dernière soit rapportée à l’exigence de validation sociale pour être créatrice de valeur)11.
La théorie du revenu d’existence est non seulement fondée sur une conception philosophique qui ignore l’ambivalence dialectique du travail, mais aussi sur une conception de la valeur économique qui renoue avec certains postulats de la théorie néoclassique, en confondant valeur d’usage et valeur, et en niant que la valeur provienne du travail12.
Le courant de pensée qui est allé le plus loin dans la tentative de mettre en relation l’évolution du travail et l’origine de la valeur est le cognitivisme, pour lequel la grande transformation du capitalisme actuel réside dans la place croissante des connaissances dans le processus productif13. « Le travail cognitif est une activité qui, quasiment par essence, se développe tant en amont, c’est-à-dire en dehors de l’horaire officiel de travail que durant l’horaire officiel de travail en traversant l’ensemble des temps sociaux et de vie »14. Cette évolution qu verrait la valeur naître hors du système productif serait telle qu’elle conduirait soit, selon certains, à éliminer le travail vivant comme source de la valeur, soit, selon d’autres, à englober dans le travail vivant tout instant de la vie, mais, dans les deux cas, elle obligerait à abandonner toute référence à la théorie de la valeur élaborée par l’économie politique, celle de Ricardo dite de la valeur-travail incorporé et aussi celle de Marx. Pour ce dernier, la thèse du travail abstrait se résume par un triptyque : la valeur d’usage est une condition de la valeur en tant que forme monétaire du travail socialement validé, laquelle apparaît dans l’échange par le biais d’une proportion, la valeur d’échange qui est mesurée en tendance par la quantité de travail nécessaire en moyenne dans la société considérée.
Les théoriciens du cognitivisme ne voient pas que, lorsque le travail vivant et la valeur se réduisent à mesure que la productivité du travail progresse, il s’agit d’un même phénomène. En d’autres termes, la dégénérescence de la valeur n’infirme pas la loi de la valeur, elle en est au contraire la stricte application. Et la subsomption de l’ensemble de la vie par le capital ne restreint pas la sphère du travail et de la productivité, mais au contraire l’élargit. Enfin, l’élaboration des connaissances et leur mise en œuvre ne sont pas le fait d’initiatives individuelles mais résultent d’une construction collective. La relation qu’établissent ces théoriciens entre l’activité autonome comme nouvelle source de la valeur, et l’utilisation des connaissances, supposées nées de cette activité, s’écroule donc.
Ces erreurs reproduisent le fétichisme du capital : « L’indépendance de la sphère financière a été largement analysée comme un “régime d’accumulation à dominante financière ou patrimoniale”. Ainsi, la valeur émerge de la sphère de la circulation monétaire tandis que la sphère de la production industrielle et l’entreprise perdent le monopole de la création de valeur et donc du travail supposé directement productif » 15. La conclusion est digne de la théorie néoclassique : « la source de la richesse, c’est la circulation »16.
Une croyance en une distribution du revenu « préalablement » au travail collectif s’installe progressivement, et qui confond les notions de flux et de stock, ou encore de revenu et de patrimoine : « Nous proposons […] de reconnaître un droit à un revenu d’existence véritable contrepartie de la reconnaissance du droit de chacun à l’existence puisque nous héritons tous de la civilisation » 17. Or, aucun revenu monétaire ne provient d’un prélèvement sur le patrimoine, car tous les revenus sont engendrés par l’activité courante.
Puisque l’essentiel de la production de valeur se fait selon eux hors de la sphère du travail, les théoriciens du cognitivisme considèrent que le revenu d’existence serait un revenu primaire, rémunérant l’activité autonome des individus, définie comme productive. D’autres encore affirment que le lien social est synonyme de valeur au sens économique. Dans les deux cas, c’est encore confondre valeur d’usage et valeur, c’est-à-dire richesse et valeur. On lira avec ahurissement que « jouer à la belote au troquet du coin, lire un livre, regarder un film, faire une partie de jeu vidéo […] toutes ces activités concourent à l’enrichissement de la société, participent de l’utilité sociale, et, à ce titre, doivent être considérées comme des travaux »18, donc créant de la valeur économique. À la question : « Mais comment fait-on pour évaluer la valeur d’une partie de cartes ? », l’auteur répond qu’elle a une valeur d’usage non nulle qu’il faut évaluer par son coût19. C’est une double absurdité puisque, d’une part, quand on joue aux cartes avec des amis, cela n’a aucun coût. D’autre part, l’identification automatique de la valeur à la valeur d’usage fait l’impasse sur l’indispensable reconnaissance collective politique de l’utilité d’une activité pour la société : par définition, l’utilité sociale ne peut être déclarée par chaque individu isolé, sinon comment prendre en compte la crise écologique qui oblige à redéfinir collectivement les modes de production ? Le « joueur de belote » vanté même sur France culture20 comme créateur de valeur économique est le comble de l’idéologie en répandant une magistrale erreur de raisonnement économique. Celle-ci consiste à croire que le versement d’un revenu par l’État ou le lâchage de billets par un « hélicoptère » de la banque centrale valideraient les activités individuelles libres.
Dans un débat qui nous a réunis, Carlo Vercellone me demande d’appliquer la thèse de la validation sociale des activités monétaires non marchandes21 que j’ai élaborée. Or, dans la sphère monétaire non marchande, la validation des activités économiques tient dans une décision politique a priori, dont il résultera travail, production de valeur et distribution de revenu. Par exemple, la décision de l’État d’apprendre à lire et à écrire aux enfants, ou bien celle d’une municipalité d’accueillir les enfants dans une crèche, sont suivies de l’embauche d’enseignants et de puéricultrices, dont le travail est validé par cette décision, et qui produisent des services et donc de la valeur, laquelle permet de verser des salaires. Une fois le produit national augmenté de ce produit non marchand, l’impôt vient en assurer ex post le paiement collectif. Rien à voir avec un hélicoptère monétaire à la façon de Friedman ou du Mouvement français pour un revenu de base (MFRB).
À la racine de l’erreur sur l’inconditionnalité exempte de validation sociale figure toujours cette ignorance des linéaments de la critique de l’économie politique. On nous dit : « Le rôle d’un revenu de base, et surtout de son absence de conditionnalité, est d’exprimer au citoyen une confiance radicale : celle qui consiste à croire que chacun d’entre nous possède la capacité de chercher un sens à son existence et d’agir en fonction de ce sens » 22. Mais que se passerait-il si l’on créait un droit à un revenu inconditionnel ? Ce droit – pas plus que le « sens de l’existence » – ne crée en lui-même aucune valeur économique, aucun revenu. Pour satisfaire ce droit, il faudrait imaginer un nouveau transfert social, c’est-à-dire accomplir collectivement un travail validé, à partir duquel s’effectuerait ce transfert. Sur le plan de la société dans son ensemble, travail et production de revenu sont indissociables. Seuls peuvent être dissociés le travail individuel et la distribution individuelle de revenu, si un accord politique dans la société le permet.
Bien que son auteur s’en défende, il existe plusieurs points communs importants entre la proposition de « salaire à vie » de Bernard Friot23 et celle du revenu d’existence. Friot veut abolir les institutions capitalistes du marché du travail, de la propriété lucrative et du crédit, et les remplacer par des institutions dites salariales sur la base du modèle de la cotisation sociale. Il affirme distinguer valeur d’usage et valeur, mais, au bout de son analyse, toutes les valeurs d’usage sont valeur. Il considère qu’il existe un espace de valorisation qui échappe au capital, mais il ne fixe pas de limite à ce champ : le retraité, le parent d’élève, le chômeur produisent la valeur représentée par la prestation qu’ils reçoivent. Or, les prestations sociales formant le « salaire socialisé » sont des transferts sociaux, et non pas un revenu de type primaire. Le critère décisif qui distingue une activité libre (celle du retraité par exemple) productive de valeur d’usage d’une activité productive de valeur surgit à nouveau : il s’agit de la validation sociale de cette activité qui, par définition, n’existe pas pour le retraité, puisqu’elle est libre de toute contrainte sociale.
Selon B. Friot, le produit non marchand serait inclus dans le produit marchand à travers les prix. Mais, si cela était, on ne pourrait pas considérer que le produit non marchand s’ajoute au produit marchand pour définir le revenu national. Bertrand Bony24, membre du Réseau salariat, estime que le salaire socialisé est compté deux fois dans le PIB, une première fois dans la valeur ajoutée des entreprises et une seconde fois lorsqu’il sert à faire l’évaluation des services non marchands au coût des facteurs. Or, c’est confondre les opérations de production et les opérations de répartition définies par la comptabilité nationale.
B. Friot propose d’étendre le modèle de la cotisation sociale à l’investissement. Il récuse le crédit et pense que l’investissement peut être financé par le prélèvement d’une cotisation économique sur la production courante. Mais c’est réintroduire la notion néoclassique d’épargne préalable qui nie la nécessité d’une création monétaire pour financer l’investissement net à l’échelle macro-économique, et qui relève d’une conception exogène de la monnaie renvoyant la création de celle-ci entre les mains d’une unique institution centralisée, la banque centrale ou l’État. Cela rejoint l’idée que partagent les partisans du revenu d’existence favorables à de la monnaie « hélicoptère »25.
Quelles que soient les oppositions déclarées publiquement par les partisans des diverses formes de revenu d’existence entre eux ou avec ceux du salaire à vie, la conception de la monnaie exogène, voire monétariste, les conduit tous à la notion de revenu primaire. Mais la contradiction surgit aussitôt : « Une création monétaire perpétuelle, reconduite d’année en année, équivalente à la totalité du montant d’un RSG suffisant, ne serait pas à même d’assurer la stabilité macro-économique de son financement (au risque d’aboutir à terme à une spirale inflationniste) et surtout de l’asseoir sur une véritable transformation du mode de répartition. » Pourquoi y aurait-il inflation puisqu’une production a, paraît-il, eu lieu ? Les auteurs répondent : « Notre approche du RSG débouche nécessairement sur l’idée selon laquelle il ne peut être compris que comme une nouvelle forme de revenu primaire lié directement à la production. En tant que tel, c’est la contrepartie d’une activité créatrice de valeur aujourd’hui encore non reconnue, une forme de salaire social. » 26 Autrement dit, il s’agit de la même erreur que celle du MFRB et de Mylondo : la validation sociale viendrait d’un versement de monnaie. Or, la validation sociale des activités non marchandes qui auront une expression monétaire est une décision de type politique en amont portant sur ces activités et non sur le versement de monnaie qui en est la conséquence, sinon il s’agirait d’un simple transfert social.
Marc de Basquiat et Gaspard Koenig ont repris pour la France la proposition d’impôt négatif de Friedman27. Dans ce projet de « revenu de liberté », chaque citoyen reçoit la différence entre le revenu de base, le « Liber », et un impôt proportionnel sur le revenu, la libertaxe. Les auteurs supprimeraient les minima sociaux, les prestations familiales, les bourses étudiantes et la prime pour l’emploi (cette dernière déjà remplacée en France par la prime pour l’activité). Le Liber serait de 470 euros par mois pour les adultes, 270 euros pour les jeunes de 14 à 18 ans et de 200 euros pour les jeunes de moins de 14 ans. Un impôt proportionnel de 23,5 % se substituant à l’impôt progressif sur le revenu et à tout impôt sur le patrimoine financerait le Liber, qui ne coûterait pas plus cher que la protection sociale actuelle. Mais le problème de la grande pauvreté reste entier, puisque, après redistribution, les personnes du décile de la population la plus pauvre ne recevraient, selon les calculs des auteurs, que 958 euros par mois, soit moins que le seuil de pauvreté à 60 % du revenu médian (1 000 €) et à peine un peu plus que le seuil à 50 % du revenu médian (833 €), alors que ce dispositif bénéficiant aux pauvres comme aux plus riches mobiliserait au moins 350 milliards par an.
De l’autre côté de l’échiquier politique, les choses sont moins claires : la Fondation Jean Jaurès et le MFRB remplaceraient une partie des aides sociales actuelles par ce revenu, mais Mylondo l’ajouterait à la protection sociale actuelle moins le RSA et les allocations familiales. Dans ce dernier cas28, on arrive à doubler les sommes distribuées : environ 1350 milliards d’euros par an, qui correspondent à la totalité du revenu disponible des ménages en France29. Comment tout le revenu disponible des ménages pourrait-il ainsi être socialisé ?
Souvent, les partisans de gauche du revenu inconditionnel affirment que celui-ci favoriserait la sortie du productivisme et la décroissance de l’économie. Mais si on divisait le temps de travail par deux, comme certains le proposent, comment pourrait-on multiplier les revenus distribués ? Tout le monde ne peut avoir plus quand on produit moins. À moins que l’illusion de l’abondance permise par la technologie ne refasse surface… Au fond, la contradiction éclate quand les partisans du revenu d’existence affirment d’un côté que toute activité autonome est créatrice de valeur (donc que le revenu de base s’autofinancerait), et de l’autre qu’il faut trouver des centaines de milliards de plus pour le financer.
Dans le cas où toute la protection sociale serait supprimée et remplacée par un revenu d’existence, sur la base de 1 000 euros par mois, ce revenu s’élèverait en France à plus de 750 milliards par an, soit à peu près le montant actuel de la protection sociale ou 1/3 du PIB. Mais si les retraites étaient toutes ramenées à ce montant misérable, on verrait les compagnies d’assurances offrir des plans d’épargne lucratifs à ceux qui disposent de revenus autres et plus élevés.
Pour contrer la marche en avant du capitalisme, il n’y a pas d’alternative à la réduction du temps de travail, non pas celle des néolibéraux ni celle identique des partisans du revenu d’existence consistant à sortir « volontairement » (sic) de l’emploi, mais une répartition sur tous du temps de travail collectif nécessaire30. Dans l’urgence, et en attendant que la RTT produise suffisamment d’effets favorables à l’emploi, des revenus de transfert suffisants doivent être versés à ceux qui sont réduits au chômage ou rejetés dans la pauvreté. À cet égard, les minima sociaux versés en France sont insuffisants, et l’absence de réforme fiscale fait perdurer cette situation. On pourrait simplifier et améliorer la protection sociale par une allocation garantie à tout adulte de 18 ans disposant d’un revenu inférieur à un seuil déterminé et qui remplacerait la dizaine d’allocations diverses actuelles31, en accompagnant cette allocation de la garantie d’accès aux services publics non marchands. On compte en France 8,5 millions de pauvres en dessous du seuil défini à 60 % du revenu médian. Si on versait 1 000 euros par mois à ces personnes-là, l’enveloppe annuelle serait de 100 milliards, soit quatre à sept fois moins qu’un revenu versé à tout le monde, du plus pauvre au plus riche.
Finalement, la proposition d’instaurer un revenu d’existence comporte de nombreux risques, dont le plus important est d’ordre politique et stratégique : celui d’entériner la fracture entre ceux qui peuvent s’insérer dans toutes les sphères de la société et ceux qui seraient exclus de l’une d’entre elles, celle du travail validé collectivement, tandis que la libéralisation du travail et de ses conditions s’aggraverait et que les femmes seraient incitées à retourner au foyer. Cette fracture sociale et politique s’appuie sur une négation du rôle social du travail et de son rôle de créateur de la valeur économique distribuée sous forme de revenus monétaires. Puisque, dans beaucoup de pays, les droits sociaux furent historiquement fondés sur le travail, en se débarrassant de celui-ci, le capitalisme se débarrasserait du même coup des droits sociaux associés32. D’où la crainte qu’un revenu minimum ne conduise à terme à la disparition du salaire minimum.
La négation du travail dans toutes ses dimensions, ravalé au rang de marchandise, et la violence qui lui est infligée, ont pour corollaire le fétichisme qui entoure la production de valeur et qui pousse à croire que toute richesse sociale et naturelle est réductible à de la valeur, c’est-à-dire à une somme de monnaie, la plus dérisoire possible.
--------------
1. BIEN (Basic Income Earth Network) ; UBIE (Unconditional Basic Income Europe) ; AIRE (Association pour l’instauration d’un revenu d’existence) ; MFRB (Mouvement français pour un revenu de base).
2. En France, sur les xixe et xxe siècles, la productivité horaire du travail a été multipliée par environ 30, la production par 26 et l’emploi par 1,75. Le nombre d’emplois a pu augmenter de 75 % parce que, sur ces deux siècles, la durée individuelle du travail a été divisée par 2.
3. Voir A. Eydoux, « Réformer la solidarité sans renoncer à l’emploi », contribution au débat organisé par France Stratégie, 10 mai 2016 ; S. Godeluck, « L’irrésistible ascension des autoentrepreneurs chez les travailleurs indépendants », Les Échos, 20 juin 2016 ; S. Belouezzane, « Les prolétaires de l’économie collaborative », Le Monde, 12 août 2016.
4. P. Van Parijs, « L’allocation universelle, où en est-on ? », in A. Caillé, C. Fourel (dir.), Sortir du capitalisme, Le scénario de Gorz, Le Bord de l’eau, 2013, p. 130.
5. A. Gorz, Métamorphoses du travail, Quête du sens, Critique de la raison économique, Galilée, 1988, p. 34.
6. Le livre de D. Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Alto Aubier, 1995, qui avait connu un grand succès il y a vingt ans, est aujourd’hui démenti par les enquêtes que mène son auteure : D. Méda, P. Vendramin, Réinventer le travail, PUF, 2013.
7. R. Castel, « Salariat ou revenu d’existence ? Lecture critique d’André Gorz », octobre 2012, <http://www.laviedesidees.fr/Salariat-ou-revenu-d-existence.html>, 6 décembre 2013.
8. Ibid.
9. M. Alaluf, L’allocation universelle, nouveau label de précarité, Couleur livres, 2014.
10. M. Friedman, 2010, Capitalisme et liberté, Éd. Leduc.s, 1962.
11. Ces confusions sont la copie conforme des mystifications élaborées dans les années 1980 à l’OCDE et dans les rapports Boissonnat et Minc qui, pour justifier les politiques laissant filer le chômage, prônaient le remplacement de l’emploi par l’activité.
12. J’inscris cette discussion dans le cadre d’une analyse de la crise actuelle du capitalisme qui est fondamentalement une crise de production et de réalisation de la valeur : J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Les Liens qui libèrent, 2013.
13. A. Gorz, L’immatériel, Connaissance, valeur et capital, Galilée, 2003.
C. Vercellone et J.-M. Monnier « Le financement du revenu social garanti, approche méthodologique », Mouvements, 2013, n° 1, p. 44-53. Les auteurs disent se référer à un texte célèbre de K. Marx, Manuscrits de 1957-1958 (« Grundrisse »), Éd. sociales, 1980, tome 2, p. 192-193. Pour une critique de leur interprétation, voir J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit.
14. C. Vercellone et J.-M. Monnier, ibid., p. 47.
15. Y. Moulier Boutang, « Capitalisme cognitif et nouvelles formes de codification du rapport salarial », in C. Vercellone (dir.), Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ?, La Dispute, 2003, p. 308.
16. Y. Moulier Boutang, L’abeille et l’économiste, Carnets Nord, 2010, p. 221.
17. P. Ariès, La décroissance, Un nouveau projet politique, Golias, 2007, p. 201 et p. 356, souligné par moi.
18. B. Mylondo, « Qui n’a droit à rien ? En défense de l’inconditionnalité, réponses à Attac », 2015, <http://alternatives-economiques.fr/blogs/mylondo>.
19. B. Mylondo, Entretien, L’Âge de faire, n° 110, été, 2016.
20. « Pourquoi le revenu de base n’existe toujours pas ? », 3 juin 2016. <http://www.franceculture.fr/emissions/pixel/pixel-vendredi-3-juin-2016>.
21. C. Vercellone, « Quelle place pour le travail ? », Débat entre J.-M. Harribey et C. Vercellone, L’Économie politique, « Faut-il défendre le revenu de base ? », n° 67, juillet 2015, p. 62-75.
22. Christian Arnsperger, « Revenu de base, économie soutenable et alternatives monétaires », L’Économie politique, n° 67, juillet 2015, p. 39.
23. B. Friot, Émanciper le travail, Entretiens avec Patrick Zech, La Dispute, 2014.
24. B. Bony, « Réponse à la critique de J.-M. Harribey sur L’enjeu du salaire », <http://www.reseau-salariat.info/ceffd3e0403d254130ccd11440412410>.
25. Voir J.-M. Harribey, « Ubu prend l’hélicoptère monétaire, Médiapart, 28 avril 2016, <https://blogs.mediapart.fr/les-economistes-atterres/blog/280416/ubu-prend-l-helicoptere-monetaire>.
26. C. Vercellone et J.-M. Monnier, op. cit., p. 49 et 51.
27. M. de Basquiat, G. Koenig, 2014, Liber, un revenu de liberté pour tous, L’Onde, Génération libre. M. de Basquiat, « Le liber, en réponse à une lecture de Denis Clerc », L’Économie politique, n° 71, juillet 2016, p. 85-95.
28. B. Mylondo dans Pour un revenu sans condition, Paris, Utopia, 2012, retenait 750 euros par mois Aujourd’hui, il propose 1000 euros. La Fondation Jean Jaurès retient le même montant dans son scénario le plus élevé : « Le revenu de base, de l’utopie à la réalité ? », 22 mai 2016, <https://jean-jaures.org/sites/default/files/notefjj-revenubase.pdf>. Y. Moulier Boutang, dans « Trois propositions », in Caillé A. Les Convivialistes, Éléments d’une politique convivialiste, Le Bord de l’eau, 2016, propose entre 1100 et 1200 euros et 600 euros en dessous de 15 ans, soit entre 800 et 860 milliards par an.
29. INSEE, Tableau économique d’ensemble 2015 : RDB = 1 352 Mds € : RDN = 1 275,2 Mds €.
30. Voir aussi M. Husson, S. Treillet, « La réduction du temps de travail : un combat central et d’actualité », Contretemps, 2014, n° 20.
31. C’est le principe du scénario 3 retenu par le rapport Sirugue, Repenser les minimas sociaux, Vers une couverture sociale commune, 2016. Dans une audition devant une commission du Sénat, le 30 juin 2016, Daniel Cohen a plaidé pour une fusion du RSA, de la prime d’activité et de l’allocation logement pour aboutir à un revenu minimum de 624 € par mois, s’apparentant selon ses dires à l’impôt négatif ; <http://videos.senat.fr/video/videos/2016/video35088.html>.
32. Voir M. Alaluf et D. Zamora (dir.), Contre l’allocation universelle, Éd. Lux, à paraître octobre 2016.
Il y a actuellement 0 réactions
Vous devez vous identifier ou créer un compte pour écrire des commentaires.