Manifeste jusqu’au bout, la volonté de Berlin d’expulser la Grèce hors de la zone euro traduit le niveau de brutalité à laquelle la classe dirigeante allemande est prête à recourir pour perpétuer le système ordo-libéral qui lui permet d’assurer son hégémonie sur le continent. Mais ce coup de force illustre aussi la faiblesse d’un « modèle » confronté à une montée des résistances à l’extérieur comme à l’intérieur du pays.
la mi-juillet, la chancelière Angela Merkel a choisi le passage en force, cédant à l’aile la plus inflexible d’une classe dirigeante allemande déterminée à maintenir l’hégémonie du « modèle » ordo-libéral sur l’espace européen. En montrant ostensiblement la porte de sortie de la monnaie unique à Alexis Tsipras, elle a exercé sur lui un chantage inouï, ne laissant d’autre alternative au « partenaire » grec que d’accepter un nouvel engagement sur un programme de super austérité ou de sombrer dans le chaos d’un écroulement du système bancaire et d’un retour à la drachme qui aurait immanquablement décuplé les souffrances des classes moyennes et populaires.
Ce coup de force est insupportable. Il piétine dangereusement la démocratie et joue dans la main des extrême-droites nationalistes en progression dans toute l’Europe. Mais il ne faut pas s’y tromper. Il trahit aussi comme tout acte de violence politique, un accès de faiblesse. Le « modèle allemand », devenu référence de l’Union européenne et de la zone euro est en crise. Contesté à l’extérieur – en Grèce, en Espagne, au Portugal, en France et jusqu’en Grande-Bretagne avec l’émergence ces dernières semaines d’un nouveau dirigeant travailliste, anti-Blair, anti-Schröder et anti-austérité – il l’est aussi à l’intérieur du pays. L’Allemagne fut ainsi le seul état de la zone euro où tous les grands dirigeants syndicaux jusqu’au président de la confédération DGB, Reiner Hoffmann ont signé un appel déclarant que l’avènement d’un gouvernement anti-austérité en Grèce ne constituait pas un danger « mais au contraire une chance pour l’Europe. »
Cette solidarité n’est pas le fruit d’une hellénophilie de bon aloi. Salariés et syndicalistes allemands soutiennent l’alternative apparue en Europe avec l’élection de Syriza. Car ils ont vécu « dans leur chair », en première ligne, la mise en œuvre du « modèle » avec ses oukazes anti-sociaux et une précarisation sans pareil dans l’UE, en particulier dans le secteur des services. Ils savent quel poison il constitue. Ils vivent comment la soumission à cet ordre empêche leur société de répondre aux défis qui la taraudent aujourd’hui avec cet ahurissant retard d’investissements de la première puissance économique de l’UE dans les infrastructures et la formation, cet étranglement tragique des collectivités, cette forte progression des émissions de gaz à effet de serre, cette crise démographique aiguë et ce taux de pauvreté record dans l’histoire de la République fédérale.
Loin de tirer enseignement de ces pannes multiples, les dirigeants des deux grands partis (CDU et SPD), réunis au sein de la « grande coalition » au pouvoir, continuent de promouvoir une fuite en avant, suivant les recommandations des grands groupes exportateurs et des « experts » d’un monde économique qui s’est fortement financiarisé. Ils s’arc-boutent sur le credo monétariste.
C’est cette arme décisive dans la position dominante acquise par le capital allemand qui permit, on s’en souvient, lors de la réunification de réaliser une union monétaire inter-allemande (avec introduction du jour au lendemain du deutsche mark à l’Est à parité avec le mark de RDA) aux implications sociales déjà particulièrement violentes et déstabilisatrices. Grâce à elle les Siemens, ThyssenKrupp, Volkswagen, Daimler Benz, Bayer, Continenal, etc., ont pu mettre la main sur les meilleurs morceaux de l’industrie de l’ex RDA et s’éviter l’apparition de la moindre concurrence est-allemande. Au prix d’une désindustrialisation de l’Allemagne orientale et d’un chômage massif. Le coup fut rude et l’onde de choc est toujours perceptible. Au point que, 25 ans après, le pays reste clivé d’est en ouest. Mais l’arme monétaire (le deutsche mark fort) avait permis l’essentiel aux yeux de la classe dirigeante germanique : annexer sans discussion le patrimoine économique de l’ex RDA.
Les Konzerne (les grands groupes allemands) usent aujourd’hui de la même arme monétariste pour étendre leur domination. Après le deutsche mark fort, l’euro fort leur a permis de prendre possession des meilleurs morceaux des économies des pays d’Europe centrale et orientale. C’est là que se situent, en grande partie, les vraies raisons de la plus grande compétitivité des groupes exportateurs germaniques : ils sous-traitent à leurs dépendances dans leur Hinterland d’Europe de l’Est la fabrication de pièces détachées qu’ils importent à vil prix (payés en couronnes tchèques, en zloty ou en forint hongrois) pour les assembler dans leurs usines de montage sur le territoire allemand. Dans ces centres de production ils ont conservé une main-d’œuvre bien payée et hautement qualifiée qui leur permet d’assembler leurs produits et de les estampiller du fameux label « made in Germany ». Écrasement du prix des services, sous-traitance dans des pays à devises faibles et préservation, dans les vieux centres productifs, d’une équipe de salariés bien qualifiés et bénéficiant d’un niveau de rémunération nettement plus élevé que chez les partenaires européens. Tels sont les trois vraies raisons de la fameuse « compétitivité » des productions allemandes.
Les succès engendrés grâce cette stratégie permettent de comprendre les raisons de l’entêtement de Berlin en faveur de « l’euro fort ». Le handicap du renchérissement du prix des exportations provoqué par une devise européenne « chère » est largement compensé par les gains réalisés dans les échanges avec l’Hinterland est-européen. Surtout la monnaie unique forte permet aux Konzerne de se servir de l’Europe et même d’une bonne partie de la zone euro comme de sa base de production1.
Il n’est donc guère étonnant qu’une partie de la classe dirigeante aille jusqu’à considérer que l’euro n’est souhaitable que s’il répond à ces critères de monnaie forte. Elle compte des représentants jusqu’aux lisières du pouvoir. L’économiste Kai A. Konrad, un des chefs du conseil scientifique du ministère des Finances à Berlin, directeur par ailleurs d’un département de l’Institut Max Planck (l’équivalent du CNRS français), avait ainsi défrayé la chronique à l’été 2013 en se prononçant en faveur d’une « sortie de l’Allemagne de l’Union monétaire » pour renouer avec une devise forte, nationale ou partagée avec les états qui le pourraient (ceux de l’ex zone mark)2. Il avait alors suscité une ferme mise au point de Schäuble. Deux ans après la controverse, Konrad figure pourtant toujours, à la même place et avec les mêmes responsabilités, dans l’organigramme du ministère des Finances…
Berlin maintient donc en réserve cette corde à son arc stratégique. Un moyen de faire chanter ses partenaires dans le débat sur la Grèce, et au-delà. « Vous acceptez des réformes de structure et le respect de tous les critères monétaristes des traités ou bien nous partons », leur dit en substance Berlin. L’irruption du parti d’extrême droite, Alternative pour l’Allemagne (AfD), fondée sur le rejet de l’euro, ne fait que trahir l’acuité et l’étendue de ce débat jusqu’au plus haut niveau. Le parti anti-euro compte dans ses rangs quelques figures du patronat allemand, dont un dirigeant du fameux Mittelstand et l’ex patron des patrons lui-même, Hans Olaf Henkel, élu député européen sur une liste de ce parti en 2014. Le retour à un deutsche mark fort ou à un « euro du Nord » dont la valeur exploserait sur les marchés ne constituerait aucunement un handicap mais conforterait au contraire, aux yeux de l’AfD et de ses partisans nationalistes, la loi du plus fort, la position dominante des groupes germaniques, leur capacité à prendre le contrôle des meilleurs morceaux du vieux continent.
Les ayatollahs de ce monétarisme, on l’aura compris au passage, se sont déchaînés en faveur du grexit. Et le jusqu’auboutisme de Merkel et Schäuble dans les négociations européennes illustre le poids qu’ils ont acquis dans le débat public. Pour autant la violence de ces crispations ne saurait masquer une prise de conscience plus nette des dégâts de la doxa monétariste sur la santé du pays lui-même.
Outre les contestations syndicales et politiques – Die Linke voit ses positions se renforcer dans les dernières élections régionales et dans les sondages – la fragilité du « modèle » transpire aussi sur le terrain de la conjoncture économique. Principale contradiction : Le vice champion du monde des exportations a vu ses débouchés se contracter au sein d’une zone euro qui reste son plus gros client (près de 40 % des exportations germaniques). Tout simplement parce que les « partenaires » grecs, espagnols, portugais, italiens mais aussi français tirent tous la langue sous l’effet des mesures austéritaires si fortement recommandées par… Berlin. Résultat : l’Allemagne connait depuis la fin 2012 une croissance molle (0,6 % en moyenne). La tendance ne s’améliore pas vraiment au premier semestre de cette année 2015. La croissance allemande n’a guère dépassé les maigres niveaux français dans cette période. Et des nuages noirs venant d’Extrême-Orient s’accumulent en ce moment même sur cet horizon conjoncturel.
Le forcing à l’exportation et la transformation de l’Europe en base logistique des groupes germaniques sont dévoués à une conquête des marchés mondiaux, et singulièrement de ceux des pays émergents, gros consommateurs de biens d’équipement et d’automobiles germaniques. Les nouveaux clients gagnés de par le monde devaient ainsi compenser largement une contraction des débouchés, considérée comme inéluctable – respect de la discipline austéritaire oblige – au sein de la zone euro. Seulement, pour réussir, cette stratégie suppose le maintien d’un taux de croissance très fort des émergents. Quand pour le moins une forte panne se précise, du Brésil à la Chine comme aujourd’hui, les groupes exportateurs allemands sont en première ligne. Et d’ailleurs les analyses alarmantes se multiplient dans la presse germanique durant cet été 2015 sur les conséquences d’un « krach chinois » sur la santé de l’économie nationale.
La secousse risque d’être d’autant plus forte que la stratégie de redéploiement des exportations donnait déjà de très sérieux signes d’essoufflement. Car les « émergents » avaient d’ores et déjà démontré une grande virtuosité à se rendre moins dépendants des produits sophistiqués germaniques. Le TGV chinois ne s’est-il pas quasi totalement « émancipé » en quelques années des technologies et du savoir-faire de Siemens ?
Ainsi la stratégie de conquête à l’export depuis une base nationale et européenne, asservi au modèle ordo-libéral, emmène-t-elle aussi son principal protagoniste en Europe, l’Allemagne, dans le mur. Une perception consciente plus nette de la menace qui se profile, accentue la montée des résistances au « modèle ». Le consensus sur la « modération salariale » qui permit en grande partie à Gerhard Schröder d’organiser la mutation du « capitalisme rhénan »3 s’effrite.
Convaincue de l’urgence d’une « vraie relance du marché intérieur » la confédération DGB multiplie les appels à la hausse des rémunérations. Elle a animé la lutte pour l’instauration d’un SMIC et, confrontée à la fois aux multiples exemptions légales et aux tricheries patronales, elle fait feu de tout bois en ce premier semestre 2015 pour une vraie mise en place de ce salaire minimum. Des grèves préventives ont été déclenchées dans plusieurs secteurs qui ont permis d’obtenir de sensibles hausses de rémunérations (plus de 3 % dans la métallurgie ou dans la Fonction publique). Et des « grèves dures » atypiques, car en décalage avec la culture syndicale réformiste et intégrée toujours dominante, surgissent depuis quelques mois. Comme chez les conducteurs de locomotives de la Deutsche Bahn (5 % d’augmentation sur deux ans, 400 embauches) ou dans les services fortement touchés par la précarité (grève reconductible à la poste ou dans les jardins d’enfants). « L’austérité tue » apparaissait sur de nombreuses banderoles de l’imposante manifestation altermondialiste en juin, l’une des plus fortes de l’après-guerre, à Munich à la veille du G7 de Garmisch Partenkirchen.
L’intérêt bien compris des salariés allemands, c’est de combattre l’austérité chez soi comme en Grèce, souligne le président du DGB, Reiner Hoffmann. Comme Die Linke, il avance l’idée de ce qu’il appelle un plan Marschall pour Athènes, en prenant l’exact contrepied du rationnement obligatoire et punitif infligé par la Chancelière et son ministre des Finances. Au sein du DGB comme du parti de la gauche allemande, on invoque une banque publique ou une structure européenne qui permette à l’état grec et aux autres états européens d’emprunter aux taux quasi-nuls de la BCE pour financer un vrai développement. Et on privilégie le combat pour une évolution du rôle de la Banque centrale. Ces fonds sont indispensables pour faire face aux immenses défis auxquels est confronté Athènes pour combattre le chômage, combler ses retards en matière de gestion et de services publics. Ces propositions convergent avec celles formulées par de nombreuses autres forces progressistes européennes4. Il y a urgence à s’en emparer avec ces alliés allemands pour imposer, contre l’actuelle direction berlinoise, une autre politique à la BCE et s’éviter l’accident majeur qui se profilerait inéluctablement, au cas où l’Europe continuerait de s’abreuver au poison du « modèle » ordo-libéral. zzz
1. Olivier Passet, directeur des synthèses du Xerfi, « L’UE, plate-forme de production de l’économie allemande. »
2. « Grèce: la face cachée de l’intransigeance de Berlin », l’Humanité du 26 février 2015.
3. Michel Albert: Capitalisme contre capitalisme, Paris, Le Seuil, 1999.
4. Grèce, élargir la brèche, refonder l’Europe, ouvrage collectif, Frédéric Boccara, Denis Durand (dir.), économie et politique en collaboration avec le PGE, 2015.
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