Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Le travail a besoin de loi(s) *

PAR

Catherine Taillandier,

Présidente de chambre honoraire à la Cour d’Appel de Paris

Hervé Tourniquet,

Avocat au Barreau des Hauts de Seine et chargé d’enseignement en droit social à l’université de Paris I

Le récent ouvrage cosigné par Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen a suscité perplexité, surprise ou incompréhension. La présente contribution n’a pas pour objet de polémiquer avec ses auteurs. Il vise d’abord à critiquer leur postulat d’une complexité du droit du travail préjudiciable à l’embauche, ensuite à interroger la méthode suggérée de mise en œuvre des principes de droit du travail, pour au final opposer un autre raisonnement à un processus présenté à tort comme inéluctable et profitable à tous : salariés et employeurs.

La lecture de l’ouvrage « Le travail et la loi », cosigné par Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen n’a pas manqué de susciter, chez tous ceux qui, par profession ou tout simplement par leur qualité de salarié, s’intéressent au droit du travail, la perplexité, la surprise ou l’incompréhension.

Il est à cela plusieurs raisons :

‒ le télescopage, très probablement involontaire, de cette publication avec le passage en force des amendements au projet de loi Macron prévoyant, au nom de la simplification et de la visibilité, le plafonnement de l’indemnisation des salariés licenciés abusivement ;

‒ l’autre télescopage, celui-là sans doute très conscient, avec un débat sur la simplification du droit du travail, actuellement très tendance ;

‒ la récupération immédiate et, elle, largement prévisible, de la thèse ainsi soutenue par un « camp » auprès duquel les auteurs n’avaient pas, c’est le moins que l’on puisse dire, jusqu’ici cheminé.

L’objet de la présente contribution au débat n’est ni de polémiquer avec les auteurs du livre, ni de se perdre en conjectures sur les motivations et le moment de cette publication. Le sujet est assez grave pour ne pas s’égarer en discussions périphériques.

Il est tout d’abord de rétablir quelques vérités sur la « complexification croissante du droit du travail », son origine, ses raisons, ses acteurs.

Il est ensuite de discuter, et de contester, le postulat de départ selon lequel cette complexité aurait finalement abouti à donner aux petits entrepreneurs la vision « d’une forêt trop obscure et hostile pour qu’on s’y aventure » et à ce que ce droit « joue contre le recrutement de salariés complémentaires dans les petites et moyennes entreprises » et au-delà « contre les travailleurs qu’il est censé protéger ».

Il est enfin de s’interroger, non pas tant sur les principes énoncés par l’ouvrage que sur les modalités suggérées de leur mise en œuvre.

Il est, plus fondamentalement et après d’autres dans ces mêmes colonnes ou ailleurs, d’opposer un autre raisonnement à un processus présenté à tort comme inéluctable et profitable à tous : salariés et employeurs.

Quelques rappels sur la complexité du droit du travail et ses sources

L’unanimité actuelle sur la prétendue complexité du droit du travail amène de sérieuses réserves tant celle-ci trouve naturellement sa source dans l’évolution de notre société avec les aléas qui en découlent.

Toutefois, si on admet ce constat, Il convient d’abord de s’interroger sur les causes qui font du droit du travail un droit si complexe pour en clarifier les sources. Ce débat est capital, vu les arrières pensées à craindre et les détournements envisageables. Depuis 1973 et un code de 600 articles, la législation du travail s’est profondément modifiée mais si certaines dispositions ont, par des textes devenus emblématiques (lois Auroux, loi sur les licenciements économiques et les plans sociaux, sur les 35 heures, retraite à 60 ans) fait progresser la situation des salariés, il ne peut qu’être constaté que dorénavant et depuis maintenant de bien longues années, un mouvement de fond se fait jour, initié et alimenté par le monde des employeurs et souvent soutenu par le législateur aboutissant :

‒ à l’individualisation des relations du travail ;

‒ à l’éclatement des structures de production ;

‒ aux restructurations et mises en sous-traitance, à l’externalisation des emplois ne correspondant pas au « cœur de l’activité » ;

‒ à l’explosion de la mise à disposition de salariés extérieurs ;

‒ à l’individualisation des horaires de travail et l’atomisation du collectif de travail ;

‒ au retournement de l’objet même de la négociation collective, passée d’instrument de conquête de nouveaux droits à instrument d’adaptation et d’accompagnement des choix patronaux ;

‒ au recul de l’influence des organisations syndicales.

Avec pour résultats :

‒ la disparition progressive des « filtres » internes de règlement des conflits et des solidarités, la réduction de la relation de travail à un face à face totalement inégalitaire et, par voie de conséquence, l’explosion du contentieux, le juge étant passé du statut d’ultime recours à celui de seul recours.

‒ Une course effrénée des gouvernements successifs et du législateur pour, tout en se référant aux grands principes repris par MM Badinter et Lyon-Caen dans leur ouvrage, dérèglementer un droit destiné à protéger le salarié mais aujourd’hui présenté comme l’obstacle fondamental au développement de la compétitivité et la cause première du chômage.

Le domaine de la durée du travail en fournit, parmi d’autres, un bel exemple, ou comment, au nom du slogan selon lequel « tout le monde ne chausse pas du 35 », le patronat a obtenu une multitude de dérogations et compensations, chacune devant faire l’objet d’un texte législatif ou réglementaire.

En clair, et ce n’est qu’un paradoxe apparent, c’est le processus de déréglementation du droit du travail qui pousse à la surproduction de textes et de normes, à la complexification.

Quelques réflexions sur les effets supposés de cette complexité

Disons-le sans ambages, aucune étude économique sérieuse n’est jamais venue valider la thèse selon laquelle la complexité du droit du travail constituerait un frein à l’embauche. Et ce n’est pas que le bon sens qui s’impose dans le constat que le seul véritable frein à l’embauche n’est pas un code (du travail) mais un carnet (de commandes).

Observons d’abord que, depuis près de quarante ans, le législateur a, sous la pression patronale :

‒ multiplié les formes d’embauche dérogatoires à l’emploi précaire (CDD, intérim, recours à des salariés extérieurs, à des auto-entrepreneurs, etc.) ;

‒ développé les dérogations à la durée légale et collective du travail (aménagement et modulation du temps de travail, horaires individualisés, temps partiel, etc.) ;

‒ plus récemment, facilité la rupture du contrat de travail avec la rupture conventionnelle dont le cap des deux millions vient d’être franchi ;

‒ supprimé, en 1986 et à la demande du patronat, l’autorisation administrative de licenciement économique contre la promesse de créer 500 000 emplois dont on n’a jamais vu la couleur ;

‒ modifié en 2013 l’ensemble du dispositif relatif au licenciement économique pour le remplacer par une procédure d’autorisation et de contrôle extrêmement allégée en supprimant de nombreuses garanties dont bénéficiaient les salariés ;

À chaque fois, il s’agissait de simplifier ou d’alléger les contraintes administratives ou économiques qu’un droit du travail trop rigoureux faisait peser sur les entreprises et les empêchaient, disait-on, d’embaucher… Pour quel résultat ?

Non seulement le chômage n’a cessé d’augmenter mais la multiplication des dérogations a abouti à ce que toute reprise, si minime soit-elle, de la croissance se trouve immédiatement noyée dans le recours auxdites dérogations au détriment de la création d’emplois stables.

Avant de se lancer dans une œuvre de simplification, ne serait-il pas grand temps d’envisager une évaluation du coût social et économique de ces « réformes » et de leur impact sur la création d’emplois ?

Mais allons plus loin. Peut-on en revenir à ce qu’est, théoriquement, l’objet, la raison d’être du droit du travail. On peut s’interroger, au vu des dernières évolutions législatives qui au prétexte d’une prétendue réduction du chômage et d’une meilleure visibilité pour les 2 parties au contrat de travail, tendent à transformer le droit du travail en droit de l’entreprise où le salarié constitue une variable d’ajustement.

Faut-il rappeler qu’une telle approche procède d’une dénaturation du droit du travail dont l’objet même est, par extraction des règles du droit civil qui postulent l’égalité entre les contractants, d’instituer des règles protectrices d’une des deux parties au contrat, le salarié, qui se trouve dans un état de subordination par rapport à l’autre partie, détentrice du pouvoir de direction : l’employeur ?

Faut-il rappeler que les condamnations prononcées par les juges le sont, soit par des Conseils de Prud’hommes dans lesquels les employeurs siègent à parité avec les salariés, soit par des juges professionnels ?

Faut-il rappeler enfin que, devant toutes les juridictions civiles et pénales du pays, l’on applique l’adage selon lequel « nul n’est censé ignorer la Loi » et que la complexité de celle-ci n’est pas propre, tant s’en faut, au seul droit du travail ? On remarquera que nul ne s’est jamais préoccupé, au moment d’appliquer la loi dans sa plénitude, de savoir si le citoyen concerné avait les moyens de s’offrir un service juridique susceptible de le conseiller en amont pour éviter de commettre une faute engageant sa responsabilité.

Cette approche conduit nécessairement à se poser la question d’une sorte de « régime allégé » réduit aux grands principes, pour le petit entrepreneur, celui qui pour reprendre les termes des auteurs « consacre son temps et son énergie à la production, à la commercialisation des produits ou services et à la gestion même de l’entreprise » et à qui il « reste le week-end pour tenir sa comptabilité et assumer les multiples obligations des régimes sociaux ».

Cette préoccupation irrigue déjà le code du travail qui connaît des seuils pour de nombreuses obligations et un régime spécifique s’agissant de la sanction des licenciements abusifs.

Elle pourrait demeurer d’actualité et légitime si elle ne se heurtait à une réalité produite par les évolutions ci-dessus rappelées. La plupart des PME françaises se trouvent dans une situation de dépendance, soit par la filialisation, soit par la sous-traitance, vis-à-vis d’entreprises ou de groupes de taille beaucoup plus importante qui les utilisent déjà pour externaliser toutes les obligations liées à l’emploi et, par voie de conséquence, au licenciement.

Les grands groupes sont déjà passés maîtres dans les stratégies de contournement des règles (qu’elles soient sociales, fiscales, environnementales). Faut-il, en créant un droit spécifique complet, dans ses normes comme dans sa mise en œuvre, pour les PME, encourager ce mouvement et permettre aux grands groupes, aux centres de décision, d’échapper complètement à leurs obligations en les externalisant vers les petites structures sous domination ?

Une telle approche fait au demeurant peu de cas du rôle modérateur du juge qui, d’ores-et-déjà, ne manque pas de prendre en compte la situation de l’entreprise, sa taille et sa surface financière au moment de fixer le montant de la sanction. Et il serait intéressant de publier des statistiques sur la réalité et la fréquence d’une situation présentée comme un « grand classique » sans autre forme de démonstration : celle du petit entrepreneur obligé de « mettre la clé sous la porte » parce qu’un de ses salariés l’a « mis au prud’hommes »… Mais de qui se moque-t-on ? Faut-il faire pleurer dans les chaumières ? Plus fondamentalement, à partir de quel seuil le salarié doit-il être protégé ?

Car c’est bien là que le bât blesse et les amendements au projet de loi MACRON visant au plafonnement des indemnités de licenciements abusif n’en sont qu’une illustration. Au motif d’une insécurité pour l’employeur qui aurait licencié abusivement un de ses salariés, le plafonnement des dommages-intérêts dus audit salarié, modulé selon son ancienneté et la taille de l’entreprise permet en réalité à l’employeur d’acheter à prix fixe et somme toute très modique le droit de licencier sans motif, en toute tranquillité et sans surprise : l’insécurité demeurant le « privilège » du salarié.

Il n’y a plus, en l’occurrence, de complexité, d’incertitude ou de manque de visibilité.

Ne reste plus que l’anéantissement de l’œuvre de plus d’un siècle par laquelle, pas à pas, s’est construit un rapport équilibré entre employeurs et salariés. Où se trouve, ici, la justice ? Que pourra faire le juge dans un tel contexte qui tend à l’écarter de son rôle modérateur et de garant de cet équilibre ?

Quelques réflexions sur les grands principes et leur mise en œuvre

Les « droits fondamentaux » énoncés sous forme d’articles par les auteurs soulèvent d’autant moins de difficultés qu’ils sont d’ores et déjà présents, bien que sous une forme beaucoup plus renforcée et efficace, dans le corpus législatif, constitutionnel ou dans les conventions internationales.

Deux critiques majeures peuvent néanmoins être faites.

La première est que ces droits ne sont assortis d’aucune sanction, ce qui revient à douter, en l’état dans lequel ils sont présentés, de leur efficience.

La seconde est la méthode suggérée par les auteurs pour leur mise en œuvre effective : « Nous proposons donc quelques exemples de déclinaisons de ces principes fondamentaux, qui permettraient aux pouvoirs publics et aux partenaires sociaux, par la loi ou la conclusion d’accords collectifs, de transposer ces principes en règles juridiques applicables aux relations de travail au sein des entreprises. »

Or, admettre que la déclinaison des « droits fondamentaux », par ailleurs énoncés en termes très généraux, puisse relever, même partiellement, de la négociation collective (dont le niveau n’est pas autrement précisé) revient à ouvrir plus encore qu’aujourd’hui une boîte de Pandore dont l’étanchéité est déjà grandement mise à mal.

En effet, il existe, dans le code du travail actuel, des dispositions d’ordre public auxquelles il ne peut être dérogé par accord collectif. Elles ont un double sens :

‒ un sens égalitaire : tout salarié, quel que soit son lieu de travail, son ancienneté et la taille de son entreprise doit en bénéficier parce qu’il s’agit de règles protectrices minimales ;

‒ un sens de responsabilité publique : la loi protège le salarié y compris contre lui-même et ce qu’il serait susceptible d’accepter sous la pression et la menace du chômage. C’est aussi vrai dans la négociation d’entreprise où sévit à plein le chantage aux licenciements. Il faut noter que, paradoxalement, les auteurs n’abordent nullement la question de la représentation salariale et des conditions du dialogue social, question pourtant intimement liée à l’élaboration des règles de droit du travail.

Remettre en cause l’application universelle de ces règles d’ordre public, qu’il faut bien distinguer des droits fondamentaux, et laisser au pouvoir réglementaire et, plus grave, à la négociation collective, le soin de les aménager, cela n’est plus de la simplification (qui suppose le maintien des droits existants), mais une construction d’un droit à géométrie variable, en oubliant au passage que l’égalité dans l’application de la loi est, elle aussi, un droit fondamental.

Il y a aussi quelque chose d’assez ironique à envisager que des petites entreprises qui sont supposées ne pas maîtriser les arcanes du droit du travail actuel retrouveraient par magie science et compétence pour se constituer un « droit maison », simplement guidées par quelques grands principes, par la voie d’une négociation collective menée avec des syndicats souvent inexistants dans les petites structures…

En réalité, l’approche ainsi suggérée n’a rien de nouveau ou de révolutionnaire au regard de ce qui s’est pratiqué au cours des dernières années. Il est simplement proposé d’accélérer un mouvement dont le moins que l’on puisse dire est que sa seule efficacité se mesure à l’aune d’un recul généralisé des droits et d’une augmentation continue du chômage, corrélation qui est, quant à elle, amplement démontrée.

Simplifier, est-ce nécessaire ?

Le droit du travail doit être clair, précis et efficace pour répondre à son objectif de protection du salarié placé dans un lien de subordination, quelle que soit la taille de l’entreprise et qui ne peut maîtriser, seul sans le support d’une législation cohérente, complète et structurée, les conditions de son emploi.

S’il y a complexité, ce n’est qu’en raison de la complexité des situations à traiter.

La pensée unique selon laquelle c’est la complexité du droit du travail qui engendre le chômage n’est pas acceptable.

La simplification à laquelle appellent les auteurs ne peut qu’être réductrice et présente d’énormes dangers face à une société en pleine mutation et soumise à bien des incertitudes. zzz

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(*) Article publié dans l'Humanité du 30/06/2015.

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