Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Nous sommes les 99% ! Réflexions syndicales sur ce qui se joue chez les Ingénieurs-es, cadres et techniciens-nes en cette rentrée

Le 17 juin dernier, à l’occasion du rassemblement de près de 1500 Ingénieurs, Cadres et Techniciens (ICT) à la Défense, l’Ugict-CGT a pointé la démobilisation générale actuelle des cadres et professions techniciennes confrontés aux ravages du traitement patronal et gouvernemental de la crise et aux difficultés à faire émerger une alternative autant syndicale que politique. Si le constat met à jour les difficultés, il révèle aussi dialectiquement les point d’ancrage et d’appuis des axes de bataille et de luttes à construire pour certaines et à amplifier pour d’autres.

« Il ne faut pas leur laisser croire qu’ils peuvent gagner »

John Davison Rockefeller

Une démobilisation des ICT organisée par la finance

Le 17 juin dernier, à l’occasion du rassemblement de près de 1 500 Ingénieurs, Cadres et Techniciens (ICT) à la Défense, l’Ugict-CGT rendait public 2 baromètres reflétant l’état d’esprit des cadres et professions techniciennes (1). L’occasion, encore une fois, de tirer la sonnette d’alarme sur la dégradation des conditions de travail, de l’implication et surtout de la confiance en l’avenir de ces catégories. Ces baromètres font état de la triple démobilisation des salariés qualifiés à responsabilité.

‒ Une démobilisation de l’entreprise, amorcée dès les années 80 avec la financiarisation de leur « gouvernance » : 73 % des cadres disent ne pas être associés aux choix stratégiques de l’entreprise, 55 % des cadres (et 71 % des technicien-nes) considèrent que les choix et pratiques de leur entreprise entrent régulièrement en contradiction avec leur éthique professionnelle.

‒ Une démobilisation du travail, du fait du « Wall Street Management », le management par les coûts, qui vide le travail de son sens. Avec la normalisation et la soumission de toute mission à des objectifs quantitatifs évalués en permanence par le « reporting », nous assistons depuis le milieu des années 90 à un mouvement de taylorisation du travail intellectuel. Plus de 60 % des cadres et technicien-nes considèrent que l’évaluation de leur travail est fondée sur de mauvais critères et qu’elle manque de transparence, 50 % estiment que le management se détériore

Une démobilisation sociale et un manque de reconnaissance, 54 % des cadres considèrent que leur rémunération est en décalage avec leur implication et seuls 34 % des technicien-nes estiment être reconnus dans leur travail.

Cet état des lieux, s’il est inquiétant pour les salariés concernés, l’est surtout pour le pays. Un gouvernement qui se fixe comme priorité l’amélioration de la compétitivité – ce qui est déjà en soi discutable – ne devrait-il pas travailler d’abord sur la remobilisation des salariés qualifiés à responsabilité ? Cette question, qui peut sembler de prime abord un sujet de bon sens est en fait au cœur du bras de fer avec le patronat. La démobilisation des ICT est organisée au service de la finance et des actionnaires, qui font ainsi de la capacité à dégager des profits à court terme l’unique critère d’évaluation d’une entreprise et du travail, l’unique objectif et projet de société.

L’idée de progrès qui a constitué le moteur de la gauche depuis les Lumières, est de ce fait directement remise en cause. Depuis le tournant libéral des années 80, la question posée par Hiroshima prend une acuité nouvelle : à quoi servent les découvertes et l’innovation ? Auparavant posée du fait de l’utilisation de la recherche par les États dans le cadre de leurs objectifs militaires, la question se pose aujourd’hui de l’utilisation et du pilotage de la science par les multinationales, notamment au regard des enjeux environnementaux et sociaux. Aux débats sur la maîtrise de la recherche génétique posés dans les années 90, s’ajoutent maintenant notamment ceux sur les nanotechnologies, ou encore la robotique. Maintenant que la guerre est menée par des drones ou des « robots tueurs », quelles garanties de maîtrise avons-nous des monstres que nous produisons ?

Permettre à l’humanité de retrouver la maîtrise de sa recherche, c’est lui (re) donner la possibilité de se construire un avenir commun, de se projeter et d’ouvrir de nouvelles perspectives.

Une société verrouillée

Face à cette question du sens (du travail, de l’histoire…) et à cette absence de perspectives collectives, les ICT se replient sur des « valeurs sûres », ce sur quoi il leur reste un peu de pouvoir, la famille, les perspectives individuelles… et se démobilisent de la société. Sans croissance, dans une société de chômage de masse, l’ascenseur social a cessé de fonctionner, la France est en train de devenir un pays d’héritiers. La part des richesses revenant au travail atteint le niveau le plus bas depuis le début du 20e siècle (2). La part dévolue au capital étant occultée du débat public, la concurrence pour le partage de la pénurie au sein du monde du travail est exacerbée. Ce qui permet au patronat comme au gouvernement de porter des stratégies de division des salariés pour empêcher la construction de mobilisations majoritaires. C’est ce qu’a fait la direction de la SNCF en 2014, en faisant jouer aux cadres le rôle de briseurs de grève, comme celle d’Air France qui a essayé de mobiliser le personnel d’exécution contre la grève des pilotes.

Une énergie de plus en plus importante est mise par les classes moyennes dans le maintien du niveau de vie de génération en génération, ce qui se traduit notamment par la compétition scolaire et la ségrégation urbaine. La devise Républicaine, « Liberté, égalité, fraternité » se résume de plus en plus à un slogan de façade : non seulement les positions des un-es et des autres sont de plus en plus déterminées par la naissance, par le capital social et culturel, mais, du fait des politiques d’austérité, les services publics ne jouent plus leur rôle. Ce n’est pas un hasard si le ressenti des ICT est particulièrement dégradé dans la fonction publique : ce sont 72 % des cadres de la fonction publique (contre 55 % dans le privé) qui estiment que les choix et pratiques de leur administration entrent régulièrement en contradiction avec leur éthique professionnelle. Sans moyens pour remplir leurs missions, les fonctionnaires en sont souvent réduits à faire du chiffre. La démobilisation des fonctionnaires dans leur travail, soumis à des pratiques de management mêlant la bureaucratie et la négation de l’individu au management par les coûts importé du privé, impacte directement la qualité du service public. La capacité à actionner des réseaux de connaissances est de plus en plus déterminante pour accéder à une prise en charge qualitative à l’hôpital comme à l’école, et ruine un peu plus la promesse d’égalité.

La mobilisation du 11 janvier, au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, a pourtant démontré à quel point les valeurs républicaines restent un pivot pour les français. Cependant, cette dynamique populaire est orpheline de perspective, le seul débouché ouvert par le gouvernement étant sécuritaire. Plus que jamais, il y a urgence à offrir un discours Républicain qui mobilise, rassemble et ouvre des perspectives communes, mais surtout qui s’incarne dans le quotidien en l’accompagnant de moyens et d’ambition pour les services publics.

Le marché contre la démocratie

La République comme la démocratie ne sont pas des acquis et n’ont jamais été aussi fragilisées depuis la 2nde guerre mondiale. La concentration des richesses et des pouvoirs par une oligarchie mondiale, les 1 % qui détiennent 50 % des richesses du monde, remet directement en cause nos démocraties. Grâce à la globalisation, ces 1 % s’affranchissent des réglementations nationales, et font, grâce à la volatilité des capitaux, en matière fiscale comme en matière sociale peser un chantage à la délocalisation et au dumping permanent. Ceci leur permet, hors de tout cadre démocratique, de mettre sous pression les gouvernements pour obtenir des baisses d’impôts, de salaires et de droit sociaux. Contrairement à ce qu’enseigne la vulgate libérale, l’économie de marché n’est pas une garantie de la démocratie. Au contraire, le marché joue aujourd’hui directement contre la démocratie. Les « compromis sociaux » construits après-guerre ont volé en éclat et la contre-révolution conservatrice engagée par Thatcher et Reagan arrive aujourd’hui au stade de l’exacerbation des tensions entre le capital et le travail. La crise grecque en est l’exemple le plus criant, l’enjeu des gouvernements européens comme des créanciers, plus que de récupérer leur investissement, était d’abord de mater le peuple grec et de tuer dans l’œuf toute velléité de résistance. La doctrine de John Davison Rockefeller pour saper le mouvement ouvrier américain au début du siècle « Il ne faut pas leur laisser croire qu’ils peuvent gagner », est plus que jamais au cœur des stratégies du capital.

Quelle stratégie syndicale face au « There Is No Alternative (3) » ?

L’exemple grec, par sa violence, peut renforcer le fatalisme et la démobilisation, mais il peut aussi permettre de clarifier les stratégies du capital et de démontrer l’antagonisme des intérêts : tous les analystes sont contraints d’admettre que le plan grec ne leur permettra ni de sortir de la crise ni de rembourser leur dette. La lucidité est une première étape, reste à lui offrir un débouché et à la transformer en combativité, faute de quoi, c’est le fatalisme qui dominera.

L’objectif est de redonner aux salariés le pouvoir sur l’entreprise, leur travail et la société, de permettre aux 99 % de reprendre en main leur destin. L’alternative, pour être crédible, doit partir du réel, être concrète et mettre au cœur la question démocratique. Plus que jamais, la stratégie syndicale doit être interrogée. Alors que l’objectif du capital est d’accréditer l’idée que « There Is No Alternative », notre enjeu est de démontrer l’efficacité de l’action collective et du syndicalisme, de montrer aux salariés un syndicalisme utile, capable d’ouvrir des perspectives, de faire reculer le gouvernement et le patronat et de gagner des avancées. Notre responsabilité est de proposer aux salariés les moyens d’amplifier le rapport de force puis de le faire déboucher. Amplifier le rapport de force en étant majoritaires dans les têtes : les 1 % tirent leur force de leur richesse, mais surtout dans nos sociétés reposant sur le suffrage universel de l’hégémonie culturelle qu’ils exercent. Le syndicalisme ne saurait se limiter à jouer les Cassandre, voix minoritaire qui se contenterait de dire « on vous l’avait bien dit ». Amplifier le rapport de force en rassemblant le salariat : ceci ne se décrète pas du haut par des mots d’ordre globalisants mais se construit en partant des spécificités issues des rapports sociaux au travail. Mettre ensuite toute notre énergie pour que le rapport de force serve à faire bouger le réel. Une mobilisation sans débouché, même minime, sera utilisée contre nous pour accréditer l’idée qu’il vaut mieux consacrer son énergie à des objectifs individuels. Valoriser les avancées obtenues, faire de la pédagogie des luttes est donc un levier indispensable à la combativité. La victoire contre le CPE en 2006 était loin de suffire à mettre à bas la politique libérale et réactionnaire du gouvernement, cependant, pendant des années, elle a redonné confiance au mouvement social, et fait de tout contrat de travail dérogatoire une ligne rouge. C’est à partir de questions concrètes que la mobilisation des salariés peut se construire, ce qui permet ensuite d’élargir à des sujets plus larges. La récente tentative du gouvernement dans la loi Macron de blanchir les licenciements abusifs en plafonnant les condamnations des prud’hommes est un exemple. Alors que le CPE « limitait » la possibilité de licencier sans motif aux 2 premières années de contrat des jeunes de moins de 26 ans, la loi Macron s’appliquait à tous les salariés en CDI, quelque soit leur ancienneté, remettant ainsi en cause l’ensemble du droit du travail. Comment réclamer le paiement de ses heures supplémentaires ou remettre en cause les orientations de l’entreprise si l’on peut être licencié sans motif ? En censurant la disposition, le conseil constitutionnel a infligé un camouflet au gouvernement, la vigilance s’impose cependant car le premier ministre a aussitôt annoncé qu’il représenterait la mesure sous une autre forme pour contourner la censure.

L’UGICT-CGT travaille à quatre priorités de mobilisation des ingénieurs, cadres et techniciens

1. Mobiliser à partir du travail : l’éthique professionnelle et la liberté d’expression, un levier pour reprendre le pouvoir face à la finance

Pour l’Ugict-Cgt, le sujet des lanceurs d’alerte n’est pas nouveau : dès 2003, avec l’Initiative pour la Responsabilité Sociale des Cadres (IRESCA), nous posions la question des droits permettant aux salariés qualifiés à responsabilité d’être « professionnellement engagés et socialement responsables ». Ceci participe du combat pour renforcer le pouvoir des salariés, obtenir des droits d’expression et d’intervention sur les stratégies et le fonctionnement des entreprises à tous les niveaux.

La multiplicité des affaires révélées par des lanceurs d’alerte, notamment depuis Wikileaks, démontrent à la fois la fragilité de nos démocraties, rongées de l’intérieur par la finance et la surveillance généralisée permise par internet et la force du grain de sable : le courage, l’intégrité et la détermination d’une personne a permis de démonter des systèmes d’évasion fiscale, de corruption et de blanchiment (Stéphanie Gibaud et l’affaire UBS, Antoine Deltour et Luxleaks…), de prévenir des risques sanitaires majeurs (Annie Thebaud-Monty affaire de l’amiante, André Cicollela et les éthers de glycol, Irène Frachon affaire du médiator…), ou encore des atteintes graves aux libertés et aux droits fondamentaux (Edward Snowden affaire des écoutes de la NSA…). Ces salariés lanceurs d’alerte ont simplement, dans le cadre de leur travail, refusé de cautionner des pratiques contraires à leur éthique professionnelle. En l’absence de statut ou d’organisation collective, cette intégrité leur a coûté leur carrière, leur emploi, et a bouleversé leur vie personnelle.

Ceci nous interpelle directement : pourquoi ces cadres n’ont-ils pas utilisé l’organisation collective, le syndicat, pour faire respecter leur éthique professionnelle ? Lorsqu’on les interroge, ils répondent tous qu’ils n’ont pas vu d’organisation en capacité de les aider. Ceci renvoie à la faiblesse d’implantation du syndicalisme chez les cadres, et à l’enjeu stratégique qu’ils représentent. Les seuls cas où nous avons pu éviter ce sacrifice, c’est lorsque que le lanceur d’alerte est resté anonyme, et que les affaires ont été portées par le syndicat. C’est ce que le syndicat Ugict du Printemps a fait, s’appuyant sur les informations et documents transmis par un cadre resté anonyme pour dénoncer les rétro-commissions liées à la revente du Printemps Haussmann au Qatar.

L’UGICT refuse l’alternative imposée aux salariés qualifiés à responsabilité, « se soumettre ou se démettre ». Alors que 55 % des cadres considèrent que les choix et pratiques de leur entreprise entrent régulièrement en contradiction avec leur éthique professionnelle, leur donner les moyens d’exercer leur responsabilité sociale et leur rôle contributif permettrait d’engager un mouvement de masse et de reconstruire nos démocraties à partir de la réappropriation du travail et de la technologie. L’enjeu est de permettre à tous les salariés qualifiés à responsabilité de disposer d’un droit de refus et d’alternative, adossé sur l’intérêt général, la responsabilité sociale de l’entreprise et l’éthique propre à leur profession. Donner par exemple à un DRH le droit (et le devoir) de refuser de mettre en place un plan social en cas de menace pour la santé et la sécurité des salariés, à un journaliste celui de refuser la censure des actionnaires… Notre outil syndical, le maillage et l’organisation dont nous disposons nous offre une formidable opportunité de répondre à ce défi. C’est probablement la feuille de route du syndicalisme du xxie siècle, permettre aux salariés de dire #WeAreTheLeaks.

2. Mobiliser socialement

La protection sociale représente pour le capital le marché du xxie siècle. Ils ne s’en cachent d’ailleurs pas, et le club de l’Horloge, « réservoir d’idée pour la droite », qualifie la sécurité sociale de « système qui est la dernière “vache sacrée du socialisme à la française : dans une économie qui se libéralise, la sécurité sociale est un îlot ‒ ou plutôt un continent ‒ de socialisation, fondé sur le principe du monopole public, de la centralisation, du refus du marché et de la concurrence. » (4) Le choix du MEDEF de confier la présidence de la négociation AGIRC-ARRCO à un assureur, Claude Tendil, Pdg de Generali, est tout aussi clair. L’alternative est simple : les caisses de retraites complémentaires, qui assurent 30 à 55 % de la retraite des salariés du privé sont, du fait du chômage, de la stagnation salariale et de la politique d’austérité du MEDEF en déficit. Soit on baisse les droits à retraite et le montant des pensions, soit on augmente les recettes. Lors de la dernière séance de négociation, le MEDEF a présenté un projet d’accord qui a eu le mérite de rassembler toutes les organisations syndicales contre lui. L’objectif ? Reporter l’âge effectif de départ en retraite avec des abattements dissuasifs pour les salariés partant à l’âge légal, baisser le montant des pensions et des futures retraites. Mais au-delà le but est de mettre en place une réforme systémique. Derrière une mesure d’apparence technique, la fusion de l’AGIRC, la retraite des cadres, avec l’ARRCO, le régime des non cadre, le MEDEF ambitionne de mettre en place un pilotage automatique, un régime à cotisation définies dans lequel, dès qu’un avec un nouveau besoin de financement apparaît, ceux sont les prestations qui s’ajustent à la baisse. La fusion de l’AGIRC et de l’ARRCO a un autre objectif pour le MEDEF. À court terme, l’argument est de financer le déficit du régime des cadres, l’AGIRC, avec les réserves de l’ARRCO. Sauf qu’il sera politiquement impossible de maintenir le niveau de prestation des cadres si elles sont financées par des non-cadres, ceci s’accompagnera donc d’une nouvelle baisse du taux de remplacement au-dessus du plafond de la sécurité sociale. Ce qui conduira les cadres, pour maintenir leur niveau de vie, à avoir recours à la capitalisation. C’est exactement la raison pour laquelle Ambroise Croizat en 1946, en même temps qu’il a mis en place la sécurité sociale, a créé l’AGIRC. Pour que le système de protection sociale soit viable, il ne pouvait se priver de l’apport des cadres. Et pour que les cadres acceptent d’y contribuer, il fallait leur assurer la garantie de leur niveau de vie. L’étude des systèmes de protection sociale étrangers démontre d’ailleurs que plus le système est universel, plus il est redistributif et profite aux plus démunis. Pourquoi ? Parce que l’universalité est ce qui garantit le consentement à l’impôt. Sortir les cadres du système de retraite par répartition c’est donc à terme fragiliser l’ensemble du dispositif. L’autre conséquence de la fusion de l’AGIRC et de l’ARRCO, c’est de supprimer le principal marqueur de la définition du statut cadre. C’est en effet l’affiliation à l’AGIRC, sur la base du niveau de salaire, de la responsabilité et de la qualification qui définit le statut cadre. Supprimer l’AGIRC c’est supprimer le seul repère interprofessionnel et engager un mouvement de déqualification massif. Cette négociation est donc un enjeu fondamental pour les salariés et notamment pour les ICT, la CGT a présenté des propositions concrètes, immédiates et chiffrées de financement, et l’UGICT lance une grande campagne de mobilisation des ICT.

Deux autres volets font partie de l’intervention de l’Ugict en cette rentrée.

L’enjeu de la bataille pour la reconnaissance des qualifications, clé de la relance de l’ascenseur social. Alors que nous avons obtenu une élévation considérable du niveau de qualification - ce sont désormais 42 % des jeunes qui sortent avec diplôme de l’enseignement supérieur ‒ le patronat refuse de payer les qualifications qui lui sont pourtant précieuses. Si nous ne réussissons pas à obtenir la reconnaissance et le paiement des qualifications, ce sont des générations entières qui seront déclassées

La réduction effective du temps de travail, alors que les cadres disent travailler en moyenne 44.6 heures par semaine, et les techniciens 42,3 heures (5) (avec 41 % des techniciens disant que leurs heures supplémentaires ne sont ni payées ni récupérées) est la première priorité des ICT, en particulier pour les femmes, sommées de choisir entre être mère ou faire carrière. L’augmentation continue du nombre de salariés au forfait jours est un des facteurs explicatifs : ils concernent maintenant près de 50 % des cadres (et 13,3 % des salariés [6]) ce alors que la France a été condamnée par la Commission Européenne des Droits Sociaux pour non-respect des principes garantissant la santé et la sécurité des salariés. En plus de l’augmentation du temps de travail, les ICT sont confrontés à une augmentation de leur charge de travail et de l’intensité de leur travail. C’est ce qui explique qu’ils soient 75 % à utiliser pour un usage professionnel les nouvelles technologies sur leur temps personnel. La campagne de l’UGICT a permis de faire du droit à la déconnexion une revendication majoritaire, et à obtenir de premiers accords d’entreprise sur le sujet. Reste à obtenir la mise en œuvre de dispositifs contraignants garantissant le décompte horaire, la rémunération de toutes les heures effectuées et le respect des périodes de repos, au service d’une réduction effective du temps de travail.

3. Mobiliser sur un nouveau projet de société : changer le système pour ne pas bouleverser le climat

« Soit on laisse le bouleversement du climat changer radicalement le monde, soit on transforme radicalement l’économie pour éviter le bouleversement du climat » (7)

Et si le réchauffement climatique était une chance, nous permettant de sortir du capitalisme ? C’est la thèse vivifiante défendue par Naomi Klein, dans son dernier ouvrage. De fait, depuis le sommet de la Terre à Rio en 1992, les déclarations de principe des États n’ont pas été suivies d’effet, et les émissions de gaz à effets de serre ont progressé de 60 % depuis. Quant aux prévisions d’augmentation des températures, elles ont été largement dépassées par le réel. Pourtant, force est de constater que nous nous sommes enfermés dans une cécité orchestrée par le capital pour éviter les remises en cause profondes qu’elle nécessite. Il y a désormais urgence : si d’ici à 2017 cette augmentation n’est pas stoppée, l’objectif des 2 °C sera dépassé et des dommages irréparables seront commis. L’heure n’est donc plus aux ajustements à la marge, au développement durable à la mode des environnementalistes. Répondre au défi climatique implique de rompre avec l’économie du low cost et le productivisme. La crise environnementale est un levier pour faire émerger un grand mouvement citoyen mondial, exigeant un autre partage des richesses, la mise en place d’une économie circulaire permettant les relocalisations et les circuits courts, une transition énergétique accélérée vers les énergies renouvelables, avec des modalités au service de l’autonomie des territoires. C’est aussi s’orienter vers une décroissance sélective en privilégiant le bien être des individus et des sociétés sur la production de richesses. En bref, rompre avec le modèle de développement tourné vers les exportations et la compétitivité coût. TAFTA ou climat, il faut choisir !

Cette transition énergétique pour sortir de l’ère du Pétrole et ouvrir celle du renouvelable, combinée à celle des modes de communication induite par le numérique permet de parler d’une « 3e révolution industrielle ». Les deux premières révolutions industrielles se sont accompagnées d’un mouvement de paupérisation extrêmement important de ceux qui n’étaient pas encore salariés à l’époque et qui constituaient le prolétariat. Ce mouvement de paupérisation a été interrompu grâce aux luttes et à la construction de l’État social. La question qui nous est posée aujourd’hui est : comment, face à cette 3e révolution industrielle beaucoup plus rapide que les précédentes, le mouvement syndical s’approprie-t-il ces enjeux et pèse-t-il sur ces transformations ? Après les destructions massives d’emplois subies par les ouvriers depuis 40 ans du fait de la casse de l’outil industriel, c’est maintenant les ICT qui sont précarisés et risquent d’être sortis progressivement du salariat par la digitalisation de l’économie.

Les salariés, et en particulier les ingénieurs, cadres et techniciens, sont concernés à deux titres par la révolution numérique, comme auteurs de ces innovations et comme utilisateurs.

Les ICT sont en partie auteurs des innovations numériques. Internet a été inventé et porté par des universitaires marqués par les valeurs anti-autoritaires de Mai 1968. Fondamentalement, Internet est un outil d’empowerment, au service du pouvoir d’agir. Rares sont ceux, notamment en France, qui ont cru au développement d’Internet, considérant que le réseau était trop ouvert, sans contrôle ni protection possible, et n’offrait pas de modèle économique. Internet a donc été créé en marge de l’économie capitaliste, mais a été très vite récupéré pour en faire un outil au service de la financiarisation de l’économie.

Les expériences de digitalisation sont en général des modèles low cost. C’est le cas de la SNCF avec ID TGV, d’Orange avec Sosh, ou encore bien sûr d’Uber. La digitalisation de l’entreprise permet de générer de la valeur sans recourir directement aux salariés ni aux investissements matériels, en se contentant d’une offre de services ; en revanche, le travail et l’investis­sement sont largement assurés par les clients, utilisa­teurs ou consommateurs. Sans réduction massive du temps de travail, l’économie numérique, se traduira par des dizaines de milliers de suppressions d’emplois.

Re-politiser les débats, c’est d’un côté analyser l’utilisation du numérique par le capital, et de l’autre s’interroger sur les moyens d’en faire un point d’appui pour construire des alternatives favorables aux salariés. Le numérique, parce qu’il permet de rompre avec l’organisation pyramidale, ne peut-il pas être un levier pour construire une économie collaborative et démocratique ? « Blablacar » permet par exemple, sur la base d’une communauté d’intérêt de s’organiser pour mutualiser les coûts en pratiquant le covoiturage. Le modèle collaboratif initial est cependant en train de se financiariser, les 10 millions d’usagers générés par une entreprise de 360 salariés représentant une possibilité de profits juteux pour le capital. S’approprier syndicalement le numérique, tant dans sa conception que dans son utilisation, ne permettrait-il pas de le rendre à sa vocation première, d’en faire un outil d’empowerment, qui permette aux salariés de s’approprier leur travail et de construire un nouveau modèle de développement fondé sur le partage ? Faire du numérique un outil pour construire une économie collaborative nécessite de l’arrimer au salariat, avec un nouveau statut du travail salarié qui garantisse les droits au niveau interprofessionnel et offre une nouvelle autonomie. Contre la casse du salariat par le « statut » d’auto-entrepreneur, ne faut-il pas inventer un nouveau modèle de salarié coopérateur, producteur autonome avec des droits individuels garantis collectivement ? Le numérique, en révolutionnant l’espace/temps nécessite de repenser le périmètre de l’entreprise et d’en adopter une définition étendue, incluant les prestataires et sous-traitants et permettant de reconstruire une communauté de travail face au morcellement organisé par le capital.

Il s’agit aussi d’ouvrir un débat sur les nouvelles modalités de création de valeur, grâce notamment à l’implication des usagers, et sur les moyens de garantir la redistribution, par une fiscalité adaptée notamment.

4. Mobiliser en impliquant dans l’action collective : pour un syndicalisme 2.0

Nous vivons le hold-up des 1 %. Alors que ce sont maintenant les multinationales qui dirigent le monde, l’alternative se construira par un choc démocratique, restaurant la souveraineté des peuples et le pouvoir des individus. Cela correspond parfaitement à la feuille de route du syndicalisme. Se syndiquer, ce n’est pas soutenir des idées ou des personnes, c’est se donner les moyens d’agir collectivement pour se défendre. Ce principe est pourtant mis à mal par les logiques d’institutionnalisation et de bureaucratisation du syndicalisme, qui détournent les militants des salariés et instaurent un syndicalisme délégataire. En organisant son initiative du 17 juin à La Défense, l’Ugict s’est donné comme objectif d’ouvrir les portes et les fenêtres, accueillir en masse tous les ICT. L’objectif est de développer un syndicalisme 2.0, complétant et dynamisant les formes d’organisation qui se sont construites jusqu’à aujourd’hui, et utilisant l’horizontalité du numérique pour permettre aux salariés de s’organiser, et aux syndiqués d’être réellement « auteurs, acteurs et décideurs » de la Cgt.

Enfermés dans la crise, alors que « l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître » : nous sommes dans « l’interrègne dans lequel on observe les phénomènes morbides les plus variés » (8), nos sociétés peuvent basculer d’un moment à l’autre vers l’extrême droite ou amener au pouvoir une gauche de transformation sociale. Nous ne pouvons pas nous permettre de rester dans le confort de l’entre-soi et de la reproduction. Ce contexte d’« interrègne » nous impose de garder grands ouverts nos yeux et nos oreilles, d’innover et de travailler à des convergences à partir des contenus, au-delà des postures ou des jeux d’appareils, pour permettre aux 99 % d’enfin reprendre le pouvoir face à la finance. zzz

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(1) Sondage Viavoice pour l’UGICT-CGT réalisé en avril 2015, voir <http://www.ugict.cgt.fr/articles/references/barometre-cadres-2015>,

<http://www.ugict.cgt.fr/articles/references/barometre-techs-2015>.

(2) Thomas Picketty, Le capital au xxie siècle.

(3) Margaret Thatcher.

(4) Le Paradoxe de la Sécurité sociale, note de Michel Leroy pour le club de l’Horloge, 2015, http://www.clubdelhorloge.fr/index.php?option=com_content&amp;view=artic...

(5) Sondage Viavoice pour l’UGICT-CGT réalisé en avril 2015, voir <http://www.ugict.cgt.fr/articles/references/barometre-cadres-2015>,

<http://www.ugict.cgt.fr/articles/references/barometre-techs-2015>.

(6) DARES, juillet 2015, http://travail-emploi.gouv.fr/etudes-recherches-statistiques-de,76/etude...

(7) Naomi Klein, Tout peut changer, Capitalisme et changement climatique. Actes Sud, 2015.

(8) A. GRAMSCI, Cahiers de prison, Gallimard, Cahier 3, §34, p. 283).

 

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