Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Décapiter le droit du travail pour mieux le « simplifier »

Le « labor law bashing » est tellement tendance ! Le droit du travail, ce vieux truc, ne serait qu’un ramassis obèse de choses archaïques, complexes et dépassées. Il serait la cause de tous les maux et en particulier du chômage. Décapitons-le !

 

Quoiqu’aucun lien entre protection des travailleurs et taux de chômage n’ait jamais pu être démontré, ce refrain est ancien et efficace. Il a déjà permis d’importantes régressions. Beaucoup de salariés ne savent même plus quel sera leur emploi du temps d’une semaine sur l’autre, parfois d’un jour à l’autre. Les limitations du temps de travail sont truffées d’exceptions. L’externalisation de la main d’œuvre se voit ouvrir régulièrement de nouveaux cadres (1). La protection de la stabilité de l’emploi qu’offrait le droit du licenciement est en chute libre (2). Et il convient d’accélérer les « réformes », autrement dit les atteintes faites aux droits des salariés.

Deux discours principaux et contradictoires enveloppent ce programme inquiétant d’un voile de pseudo-rationalité.

Le premier discours est celui de la fin du travail subordonné. L’évolution de la nature des tâches et celle des organisations productives pousseraient les travailleurs à être désormais « self-employed », moins dépendants, plus libres. Les vieilles protections seraient ainsi devenues archaïques ou inutiles. Cette remise à jour de la vieille pensée, très xixe siècle, du contrat de travail entre égaux n’est, hélas, qu’une contre-vérité. Les temps sont durs et la subordination n’est pas en voie de résorption, bien au contraire. La part de l’emploi non salarié est stable à un niveau très bas (3). Le chômage de masse et la crise de la syndicalisation ont plutôt placé les travailleurs dans une situation de faiblesse accrue. Depuis la fin des années 1980, la gestion et l’évaluation des personnes se sont fortement individualisées. Certains types de contrôles, notamment par les TIC, se sont banalisés. Et les temps professionnels et personnels sont plus poreux que jamais. Tous ces facteurs et quelques autres ont produit une subordination plus précise, plus invasive, en droit comme dans la pratique. Cette évolution regrettable devrait imposer la recherche de protections nouvelles, mieux adaptées. Au lieu de quoi, le pouvoir est nié, masqué, minoré. Ce qui lui permet de mieux se répandre. Comme le disait Baudelaire, « la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas ».

Le deuxième discours est peut-être plus dangereux encore puisqu’il s’appuie, lui, sur une réalité : celle de la complexité. Le droit du travail s’est gonflé de milliers de règles redondantes, absconses et contradictoires. L’évolution n’est ni récente, ni propre à la matière. Le constat de l’inflation législative peut tout aussi bien être fait à propos du droit commercial, du droit de la santé et même du Code de la route… Il demeure que la lourdeur juridique du Code du travail est une réalité déplorable, pour les employeurs comme pour les salariés, et que toute clarification serait bienvenue. Mais il convient de ne pas confondre œuvre de clarification et œuvre de destruction.

Or cette confusion se banalise dangereusement. De manière symptomatique, deux auteurs pourtant classés à gauche, MM. Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen, ont récemment poussé le mélange des genres plus loin que personne avant eux n’avait osé le faire. Dans un petit opuscule (4), ces deux éminents juristes défendent un droit du travail construit pour défendre la « liberté d’initiative de l’entrepreneur », son « pouvoir de soumettre les salariés » et l’« efficacité » de l’« organisation productive » (5). Il n’est plus question, pour eux, ni de protection des faibles, ni de cohésion sociale, ni de lutte contre les inégalités, ni de démocratie sociale, ni de préservation de la paix. Ce droit du travail mutilé dans son esprit peut alors être réduit dans sa teneur.

Pour les PME, selon ces auteurs, le Code du travail « pourrait, dans une large mesure, être circonscrit » à une cinquantaine de principes, lesquels seraient les « poutres maîtresses », le « noyau dur » du droit du travail en général (6). Les principes retenus par les auteurs ne comprennent plus ni le droit de grève, ni l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur, ni l’exigence d’une proportionnalité entre la faute commise et les sanctions encourues. L’entretien préalable au licenciement devient facultatif. Le SMIC n’est pas mentionné (il n’en reste qu’un droit à un salaire assurant une vie « libre et digne »). Le principe de faveur est abandonné. Aucune référence n’est faite aux trente-cinq heures, ni même aux quarante heures. Celles-ci sont remplacées par la libre fixation d’une « durée normale » du travail par convention collective. Les durées maximales du travail elles-mêmes peuvent être accrues par conventions collectives, sans que les auteurs n’évoquent de limite supérieure impérative. Etc. Ces cinquante principes ne sont pas les « poutres maîtresses » du droit du travail. Ce sont au mieux les cendres de ces poutres.

Avec un tel programme de simplification par le feu, au lieu du consensus espéré, les auteurs n’ont jusqu’ici bénéficié que de l’appui marqué de M. Pierre Gattaz, président du Medef (7). Le gouvernement a lui adopté une position prudente et renvoyé, pour de futures réformes, aux conclusions de la commission Combrexelle, qui doivent être rendues en septembre prochain. L’inquiétude est toutefois de mise, d’autant que l’un des auteurs susvisés, M. Antoine Lyon-Caen, est aussi membre de cette commission.

En un temps où les inégalités ne cessent de croître, le rappel du Royaume-Uni des années 1980, de l’Australie des années 1990 ou plus récemment de l’exemple grec, permettent d’imaginer ce qu’une destruction abrupte du droit du travail pourrait produire en France. La simplification d’un Code du travail pléthorique serait utile, même s’il est ridicule de compter sur elle pour résoudre la dramatique question du chômage. Mais elle ne devrait être tentée qu’avec prudence, dans le souci constant d’une préservation, voire d’un renforcement des protections essentielles des travailleurs. Or telle n’est pas la voie dans laquelle nous sommes, aujourd’hui, engagés. La destruction des protections du droit du travail est, plus que jamais, à l’ordre du jour. ■

Emmanuel Dockès,

professeur de droit du travail à l’Université Paris Ouest Nanterre

* Article publié dans Le Monde du 26/06/2015, repris avec l’autorisation de  l’auteur.

 

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(1) À côté des techniques anciennes, comme l’intérim ou la sous-traitance, parfois en cascade, se développent la mise à disposition des travailleurs au sein des groupes, le travail temporaire à durée indéterminée, le portage salarial, les salariés déguisés en autoentrepreneurs…

(2) V. not. la loi du 14 juin 2013, qui rend toute contestation d’un plan de licenciements très difficile, et la loi Macron adoptée par 49-3 le 18 juin, qui permet notamment aux employeurs de licencier leurs salariés sans aucune justification, pour peu qu’ils soient prêts à verser (au pire), le plafond légal d’indemnisation prévu.

(3) Autour de 3 % de l’emploi total depuis 2000 (2,8 % en 2014). Cette part était encore de plus de 5 % en 1990 et de 7,9 % en 1984. Source, Insee, enquêtes Emploi (calculs Insee).

(4) R. Badinter et A. Lyon-Caen, Le travail et la loi, Fayard 2015. V. aussi Le Monde du 15 juin 2015.

(5) Op. cit. p. 15.

(6) Op. cit. p. 21.

(7) V. Les échos, du 16 juin 2015.

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