Face aux cycles économiques le soutien public de la demande.
Dans sa récente histoire économique, la Chine a connu deux périodes de «surchauffe» (1983/1984 et 1992/1993) caractérisées par l’emballement de la consommation, suivi d’un «boom» de l’investissement largement soutenu par l’expansion du crédit. Cela débouchait sur des tensions inflationnistes que les autorités endiguaient par le resserrement uniforme du robinet du crédit, lequel freinait l’activité, comme ce fut le cas en 1988/89 ou en 1994/1995.
Ainsi, en 1993, l’inflation fut jugulée, mais au prix d’une violente contraction de l’emploi, engendrant de très fort es tensions sociales.
Le Premier ministre, Zhu Rongji, lança alors un vaste programme de soutien de l’activité avec l’objectif d’une croissance minimale de 8% par an, avec des politiques budgétaire et monétaire expansives. Et cela réussit à stabiliser la croissance à la fin des années 1990.
Cette politique de soutien de l’activité interne, malgré la pression engendrée par les régulations capitalistes aveugles, a permis une bonne résistance du pays aux crises qui ont secoué l’Asie et y ont fait exploser le chômage en 1996, puis en 1997 et 1998.
C’est, d’ailleurs, cette même politique qui a permis à la Chine de ne pas céder à la tentation de dévaluer sa monnaie, comme ses voisins, ce qui aurait déclenché une guerre monétaire dangereuse pour la planète.
Enfin, c’est encore cette politique qui a permis à la Chine de passer le cap de 2001/2002 marquées par la chute de l’activité mondiale, consécutive à la récession américaine
A la recherche d’un nouveau contenu de la croissance chinoise.
Au contraire, la croissance économique chinoise a accéléré, non sans problème d’ailleurs (+ 7,5% en 2001, +8% en 2002, + 9,1% en 2003). Pour 2004, alors que l’objectif gouvernemental était de 7%, le rythme annuel au 1er semestre était de 9,7%.
Cet emballement présente un profil atypique. Il s’accompagne d’une augmentation continue du chômage, tandis que la consommation des ménages demeure modérée, leur épargne, déjà largement surnuméraire, augmentant.
Il ne s’agirait donc pas d’une «surchauffe» traditionnelle. De 1997 à fin 2002, la consommation privée n’a progressé que de 5,4%, deux fois moins vite que la consommation publique (10%) ou l’investissement (11%).
Les inquiétudes engendrées par la hausse du chômage, le creusement des inégalités, la re s t ructuration du secteur public, les problèmes des retraites et du logement, entravent la dynamique de la consommation, malgré l’essor des couches moyennes solvables de la côte.
Le cycle actuel de croissance est surtout porté par l’investissement. Après avoir cru de 12% en 2001, il a augmenté de 15% en 2002, puis de 27% en 2003. Sa part dans le Pib a atteint 47%, soit beaucoup plus que les autres pays d’Asie du Sud-Est (16).Il s’agit surtout d’investissement public. Le secteur public est à l’origine de 72% de l’investissement total. Et l’accélération sans précédent de 2003 tiendrait aux décisions des collectivités locales.
Cet emballement renvoie aux efforts massifs pour maîtriser les mutations en cours. Par exemple, outre les infrastru ctures, il semble qu’une part importante des investissements ait été permise par les crédits automatiques des quatre grandes banques d’Etat aux entreprises publiques confrontées à d’énormes problèmes d’efficacité, de modernisation ou au risque de faillite avec, à la clef, la poussée du chômage et le non paiement des salaires. Cette croissance spectaculaire de l’investissement tend à la suraccumulation de capital car elle s’accompagne d’une perte d’efficacité sociale.
De plus, il y aurait trop d’investissements orientés vers le secteur industriel pour la création de nouvelles capacités, tandis que coexistent surcapacités et goulets d’étranglement. Cela renverrait à une insuffisance de développement des capacités humaines, côté offre (qualifications et recherche) et côté demande (consommation).
Ainsi, certains secteurs se trouvent en surcapacité (ciment, automobile etc.), d’autres connaissent une très forte expansion (textile, électronique etc.). Il faut noter la performance particulière de la construction et de l’immobilier. Elle résulte de la campagne de relance initiée en 1998, qui a incité les gouvernements locaux à promouvoir de gigantesques projets d’infrastructures. Mais il y a eu aussi la suppression des logements sociaux gratuits dans les villes qui, couplées à des incitations à l’accès à la propriété des ménages(17), a dopé les achats résidentiels des particuliers, à Beijing, Shanghai et Shenzhen etc.
Mais, simultanément, la forte demande émanant de ces secteurs est venue se heurter aux énormes insuffisances des réseaux de transport, de communication et d’énergie, entretenant de fortes tensions à ces niveaux (18), sans parler, en aval, des problèmes environnementaux dus à l’insuffisance du traitement de l’air, des déchets et des eaux usées. En même temps, de partout monte le besoin de qualification auquel ne répond que très partiellement le système d’éducation et de formation. Pour l’heure, à la différence des précédents cycles, l’inflation demeure modérée. Cependant, les prix à la production ont accéléré (+8,4% contre 7,9% en moyenne de janvier à septembre). Seul le secteur agricole échappe à cette modération sans doute en raison de l’insuffisance des terres cultivables (grignotées par les villes) et de leur rendement, couplée à la modification des standards de consommation des couches moyennes urbaines. Cela entraînerait hausses des prix et des importations de céréales.
L’inflation paraît au total sous contrôle sans que cela exprime un progrès massif du mieux être et des capacités humaines de toutes les populations chinoises. Qui plus est, avec les goulets d’étranglement qui se multiplient, on pourrait assister à une relance des tensions inflationnistes. L’exigence d’un nouveau contenu social de la croissance est ainsi appelée à s’affirmer face aux limites et contradictions du type actuel de croissance.
La question sociale, enjeu des années 2005–2010
La situation de la paysannerie est redevenue une question politique cruciale. Elle ne représente certes plus que 15% du Pib, mais regroupe encore 65% de la population totale (près de 850 millions de personnes).
Or, si les campagnes avaient été les premières bénéficiaires des réformes économiques à la fin des années 1970, le revenu moyen paysan stagne depuis les années 1990 et ne représente plus qu’un tiers du revenu moyen urbain (19). Près de 30 millions de ruraux vivraient avec moins de 625 yuans par an soit nettement moins que le seuil de «pauvreté extrême». (20)
La grande masse des paysans pauvres se trouve dans les régions du centre et de l’ouest. Beaucoup ne participent pas à un Fonds de retraite et le plus grand nombre n’a plus accès à l’assurance maladie depuis que l’ancien système de soins a été démantelé. Certes, l’Etat cherche à mettre en place des «coopératives médicales» (21), mais elles ne concernent encore que moins de 10% de la population rurale. Par ailleurs, la «municipalisation» de la protection sociale et la faiblesse de la péréquation nationale creuse les écarts entre métropoles. De plus, à proximité des villes, les paysans se font exproprier au profit de l’extension des aires urbaines, tandis que le taux de sous-emploi atteindrait près de 30% à la campagne. Tout cela entretient un important exode rural. On décompterait de 120 à 130 millions de «migrants» en Chine, réservoir de main d’œuvre d’autant plus bon marché qu’ils ne disposent d’aucun statut, ni protection juridique ou sociale.
Cette situation est source de tensions sociales récurrentes dans les campagnes, parfois jusqu’à de véritables émeutes. En réalité, les masses paysannes pourraient à nouveau jouer le rôle d’une puissante force de rappel vers le social, après une période où on a cherché à pousser les mutations de la révolution industrielle sans trop se préoccuper de leurs conditions.
C’est ainsi que le bureau politique du PCC a décidé de faire de l’agriculture, des revenus paysans et du développement rural autant de priorités de premier rang pour les politiques fiscale et monétaire en 2005 (22). Cela fait suite aux mesures prises depuis 2003 pour diminuer le prélèvement fiscal sur les revenus paysans, dans la perspective d’une suppression graduelle des taxes agricoles d’ici à 2007. Le gouvernement central s’est par ailleurs engagé à une revalorisation de ces revenus (5% en 2004) ainsi qu’à une vive augmentation des dépenses dans le domaine de la santé et de l’éducation pour ces populations. Au delà, il semble bien que les dirigeants chinois soient amenés à se préoccuper beaucoup plus de tous les laissés pour compte de l’ouverture au marché et de l’industrialisation.
En effet, les années 1990 ont vu prospérer une couche dirigeante très riche et une nouvelle classe moyenne qui a pu, aussi, tirer partie de la croissance. Mais, en même temps, le nombre des victimes de la restructuration du secteur public étatisé et du démantèlement des systèmes de sécurité sociale n’a cessé de croître.
Les dirigeants chinois sont confrontés à une équation dangereuse. En 2003, il n’a pu être créé que 8,6 millions de postes de travail. Or, pour répondre à la demande des chômeurs officiels, des personnes ayant perdu leur travail et des salariés en attente de reclassement dans l’un des 6000 centres de réemploi que compte la Chine, il aurait fallu créer plus de 21 millions d’emplois nouveaux (23). Pour 2004, cet écart s’est sans doute creusé puisque le besoin d’emplois a été officiellement estimé à 24 millions. De plus, avec la progression du chômage, la précarisation de l’emploi prolifère. Officiellement, l’emploi formel ne représenterait qu’un peu plus de 60% de la population active urbaine ( hors migrants).
Ces phénomènes creusent des inégalités qui pourraient devenir insupportables dans les villes et constituer une menace pour la cohésion sociale nationale et la stabilité politique. Cela oblige les autorités chinoises à mesurer les limites des politiques conduites jusqu’ici.
Les questions cruciales de la gestion et du financement
Les autorités chinoises viennent de relever le taux d’intérêt . Le relèvement est limité, mais le message est important car il s’agit de la première hausse depuis 1995.
suppressions importantes d’emploi, sollicitant fortement une «assurance-chômage» déficiente, et des non-paiements de salaires.
Depuis 1998, plus de la moitié des grandes entreprises ont été transformées en sociétés anonymes. Entre 1998 et mi-2000 les entreprises publiques ont licencié environ 25 millions de personnes (sur 90 millions).
Le besoin, pour maîtriser les transformations, de faire appel à des critères de gestions d’efficacité sociale, alternatifs à ceux de la rentabilité capitaliste, doit être très puissant, d’autant que monte la protestation sociale, notamment dans les provinces de métallurgie lourde comme le Liaoning.
Mais, pour l’heure, la Chine ne trouve guère de part enaires pour l’aider à se doter d’une culture de gestion permettant de s’arracher à la commande administrative centralisée par des alternatives aux normes capitalistes (27).
En l’absence d’un système de protection sociale et de f o rmation tout au long de la vie qui permettrait une mobilité dans la sécurité des salariés chinois, les autorités sont alors souvent contraintes de faire soutenir les entreprises et activités concernées, à l’identique, par le crédit des banques publiques, sous peine d’explosions sociales.
Simultanément, le crédit a été vivement sollicité par les investisseurs privés, mais aussi pour la réalisation de p rojets d’infrastructures, d’où sa vive accélération du crédit depuis 2001 (28). Aujourd’hui, le crédit distribué représente plus de 180% du P.I.B., contre 90% en 1995.
En réalité, tiraillée entre une pression capitaliste grandissante entraînant des surcapacités et du chômage et les efforts massifs de correction par l’Etat, la croissance est devenue de plus en plus dévoreuse de crédits, pour le compte des grandes entreprises surtout. Pour les PME, par contre, le robinet est souvent fermé.
Aussi, les créances douteuses ou irrécouvrables s’entassent dans les bilans bancaires. Elles représentent officiellement plus de 15% des encours bancaires –ce qui est sans doute très sous-évaluéet de 20 à 40% pour les quatre plus grandes banques.
Il faut ajouter à ce panorama l’envolée du marché noir des prêts qui prolonge le boom de l’immobilier, alors que nombre d’autorisations de prêts légaux sont bloquées. Il est dopé par des fonds étrangers spéculant sur une réévaluation du yuan. (29)
Une hausse brutale des taux d’intérêt freinerait trop la croissance, les faillites se multiplieraient et les créances i rrécouvrables mettraient le système bancaire en péril.
Or, celui-ci est appelé à s’ouvrir à la concurrence extérieure fin 2006 (selon les accords avec l’OMC). Les autorités chinoises en attendent la consolidation de leurs banques par l’entrée de capitaux privés accroissant les fonds propres et aussi l’expertise des cadres.
Cependant, la participation d’acteurs privés aux fonds propres de banques lestées par des créances douteuses sous-provisionnées n’est guère évidente. Les banques étrangères qui s’implanteront en Chine risquent d’être d’abord très sélectives, au détriment des activités locales.
La maîtrise du crédit et la consolidation du système bancaire constituent un enjeu absolument vital pour les chinois. Elles sont d’ailleurs le socle de la politique dite de «macro-contrôle» et se trouvent ainsi au cœur du bras de fer pour l’indépendance économique de la Chine.
Des mesures ont été prises jusque-ici, bien sûr. C’est ainsi, par exemple, que, depuis avril 2003, a été mise en place une commission nationale chargée d’assurer les fonctions de régulation et de supervision de la banque centrale (30). Simultanément, des dispositions ont été prises pour modifier la gouvernance des banques. Les quatre plus grandes ont fait l’objet de l’injection de dizaines de milliards de dollars de capitaux pro pres, tandis qu’y ont été introduites des règles beaucoup plus strictes de mesure des risques et de respect des ratios de solvabilité internationaux.
Mais cela se fait sur le mode des gestions et de la culture capitalistes, en contradiction avec le rôle qu’entendent faire jouer au crédit et aux banques les autorités chinoises pour le «macro-contrôle».
Tout cela revêt en fait une dimension systémique car la réforme des banques et du crédit est intimement liée à la réforme des entreprises d’Etat, laquelle est liée à la mise en place d’un système de protection sociale.
Les dirigeants du pays ont cherché, pour l’heure, à limiter le plus possible l’avancée du marché financier, préférant mobiliser le crédit bancaire. Mais l’utilisation qui en est faite tend à devenir inefficace. Cela fait surgir l’exigence de profondes réformes de la gestion des banques et de leurs relations avec les entreprises. Là aussi, face aux pressions capitalistes et de leurs normes, le besoin de nouveaux critères d’allocation des fonds pourrait se conjuguer à la nécessité d’une intervention populaire nouvelle, massive et durable en faveur de modulation des taux d’intérêt du crédit pour soutenir l’emploi et l’activité et dissuader la spéculation et les investissements inefficaces. Mais cela appelle la conquête de droits et de pouvoirs nouveaux par les populations chinoises dans un contexte où, pour l’heure, prédomine massivement l’étatisme.
D’où l’absolu besoin, sans doute, de changements profonds progressifs dans la nature même des interventions de l’Etat. n
9,5% sur les neuf premiers mois de 2004.
F. Lemoine et D. Ünal-kesenci, "China in the International Segmentation of Production Processes", Document de travail CEPII, n° 2002-02, mars 2002.
F. Lemoine et D Ünal-Kesenci, "Les Industries extraverties en Chine : sources de dépendance ou de rattrapage technologique ?", La lettre du CEPII, n° 213, juin 2002
En 2003, selon «Le Quotidien du Peuple», le volume total des échanges entre la Chine et le Japon était de 133.58 milliards de dollars (+31.1%). Il était de 126.33 milliards de dollars (+30%) entre la Chine et les Etats-Unis. Il atteignait 125.22 milliards de dollars entre la Chine et l'UE (+44%).
«La Chine et l’Inde, nouveaux terrains de la globalisation économique»La correspondance économique, Lundi 7 juin 2004.
décembre 2004.
Cité par les Echos – Lundi 13 décembre 2004.
«L’augmentation des importations de matières premières par la Chine : quelles conséquences et quels moyens pour les entreprises de se prémunir ?» in «Le dynamisme économique de la Chine : réflexions pour info rmer et défendre les entreprises face à cette nouvelle donnée». Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris. Direction des Etudes – Juin 2004 et colloque «Quelles places pour l’Inde et la Chine dans l’économie mondiale ?» COE-CCIP – Lundi 6 décembre 2004.
CEPII, mars 2002, op. cit.
ibid.
relevé par le CEPII.
CEPII
réduire de moitié, entre 1990 et 2015 la population vivant avec moins d’un dollar par jour.
F.Vergara, «Conjoncture de l’économie mondiale (2003-2004)» in L’état du monde, Annuaire économique et géopolitique mondial, La découverte, 2005.
R.Serra :«Asie du nord-est Chine», in L’état du monde, op.cit. pp.277-284.
Perspectives économiques de l’OCDE, juin 2004, p. 184
La propriété est inscrite dans la Constitution chinoise depuis 2002.
En 2003, 21 des 31 provinces ont subi des ruptures d’approvisionnement en électricité.
263 Ä contre 864 Ä en 2003 selon le FMI.
Il est de 1 dollar par jour, soit 8,2 yuans.
Les prestations versées dans une ville dépendent des cotisations et des disponibilités financières collectives en place. On se reportera notamment à J.L. Rocca : «La question sociale, conditions et contraintes du miracle chinois» in Ramsès 2005. pp. 47-61.
China Daily, Thursday, december 2, 2004.
JL Rocca ibid. p.53.
Les Xiagang Zhigong.
Cf. JL Rocca.
N-N. Ngo : «Le cycle chinois : entre surchauffe et surcapacités».ConjonctureAvril-Mai 2004,n°4, pp 23-40
la CBRC: China Banking Regulatory Commission.
Actuellement, la valeur du yuan est liée à celle du dollar dans la limite d’une bande de plus ou moins 0,3% autour d’un taux d’ancrage de 8,28 yuans pour un dollar américain. La politique monétaire a pour seul objectif le maintien de la parité monétaire : les taux d’intérêt ne peuvent être utilisés comme outil de politique économique ; la Banque centrale chinoise doit acheter ou vendre des dollars pour défendre cette parité.