Il faut rappeler que cette expression «économie sociale de marché» a caractérisé la politique du chancelier Erhart en Allemagne fédérale après la Seconde Guerre mondiale, en organisant le financement de l’accumulation, de l’épargne et des profits privés à partir d’un freinage radical des salaires, de la consommation et des dépenses publiques et sociales. D’ailleurs, dans la Constitution européenne cette «économie sociale de marché» doit être «hautement compétitive»,comme l’entendent les eurocrates, c’est-à-dire reposant sur une compétitivité-prix grâce à de bas coûts salariaux . Si l’on prétend qu’elle devrait tendre vers le «plein-emploi», il s’agit ici, non pas d’éradiquer le chômage, mais au contraire de maintenir un taux de chômage dit d’équilibre résultant d’une flexibilité à la baisse du coût du travail et des «charges sociales». La libre circulation des capitaux – comme celle des services, des marchandises, des hommes –, ainsi que la liberté d’établissement, constituent des dogmes intangibles du libéralisme économique. En revanche, les Etats doivent s’abstenir de toute mesure qui entraverait les objectifs de l’Union (ce qui interdit d’office une taxe sur les mouvements de capitaux spéculatifs) et simplement mettre en œuvre les conditions d’une «concurrence libre et non faussée». Toute loi qui atténuerait cette injonction serait déclarée nulle, ce qui institutionnalise la primauté du droit européen sur le droit propre à chaque État.
La Charte des droits fondamentaux de l’Union ne constitue nullement une avancée, mais souvent un recul.
Les quelques points positifs sont une reprise de textes internationaux (la Convention européenne des droits de l’homme) ou d’éléments de certaines Constitutions nationales.
C’est un recul pour les droits des travailleurs, car la liberté de réunion, d’adhésion à un syndicat, le droit de grève, le droit d’information et de consultation, de négociations et conventions collectives, le droit à la protection contre un licenciement injustifié… doivent se faire conformément au droit de l’Union et des législations et pratiques nationales. Il n’existe pas de définition d’une durée légale de travail, même si l’on parle d’une durée maximale de travail. On invoque un droit d’accès à un service gratuit de placement (mais celui-ci peut être un service privé) comme un droit d’accès à la formation professionnelle et continue, mais il n’est pas fait allusion à une formation tout au long de la vie. Le texte reste extrêmement vague sur le droit au repos hebdomadaire et aux congés payés et il n’y a évidemment aucune référence à la fixation d’un salaire minimum.
La Constitution n’inscrit pas de droit formel à obtenir un emploi. C’est un recul sur le Préambule de la Constitution française de 1946 repris en 1958, comme sur la Déclaration européenne des Droits de l’homme (1948), qui stipule que «toute personne a droit au travail». Dans la Constitution européenne, on évoque simplement la liberté de chercher un emploi ou de travailler (sic), tandis que la liberté d’entreprise est sacralisée.
C’est un projet de constitution hostile aux droits des femmes. Certes on invoque l’égalité femmes-hommes concernant l’emploi et la rémunération. Mais l’utilisation des termes «droit à la vie» dans son contexte renvoie au vocabulaire de tous les opposants acharnés de l’IVG. Le droit de se marier et de fonder une famille n’est pas assorti d’un droit à l’union hors mariage ni au droit au divorce, si bien que le souhait de protéger la famille apparaît passéiste d’autant que la conciliation vie familiale-vie professionnelle ne semble reposer que sur les mères.
Il n’existe pas de droit explicite à la protection sociale, ce qui constitue un recul par rapport à la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui stipule que «toute personne a droit à la sécurité sociale», ou sur la Constitution française, «tout citoyen dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence». Dans la Constitution, on évoque un droit à l’accès aux prestations sociales et aux services sociaux, mais ces prestations ne relèvent pas forcément d’un système solidaire et peuvent être éventuellement assurées par des opérateurs privés (assureurs, fonds de pension…). On fait allusion à un droit d’accès à l’aide sociale ou à l’aide au logement, mais non au droit à un revenu minimum.
En matière de santé, on évoque une protection de la santé et le droit d’accéder à la prévention et de bénéficier de soins médicaux, mais l’on renvoie aux législations et aux pratiques nationales sans préciser ce que serait un niveau élevé de protection de la santé. La notion de service public de santé ou de protection sociale est absente, au profit des services d’intérêt économique général (SIEG). Ceux-ci sont présentés comme une exception aux principes du marché et de la libre concurrence tout en pouvant être assurés par des entreprises ou opérateurs privés, ce qui remet directement en cause le service public de santé, les hôpitaux publics et tous les systèmes de santé solidaires.
Les quelques points positifs de la Charte doivent être relativisés car sa portée juridique reste limitée. Elle «ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelle pour l’Union» et l’on renvoie «aux pratiques et législations nationales». On peut même déroger à la Charte si cela répond à des objectifs d’intérêt général décrétés par l’Union et si un projet de loi ou une loi-cadre européenne est jugé porter atteinte à l’équilibre financier du système de sécurité sociale d’un pays.
Les limites des politiques de l’emploi, des politiques sociales et de santé publique. Celles-ci sont soumises aux dogmes de l’économie de marché. La stratégie de coordination pour l’emploi affirmant tendre vers le «plein emploi» constitutionnalise en fait la précarité de l’emploi. Il s’agit pour la main d’œuvre de s’adapter et la flexibilité devient la norme du travail en institutionnalisant partout le workfare anglo-saxon.
L’harmonisation des systèmes sociaux est renvoyée au m a rché, avec la nécessité de maintenir la compétitivité de l’Union, ce qui conduit à aligner vers le bas les niveaux de salaires et les législations sociales. La directive Bolkestein permettrait aux entreprises d’appliquer la législation sociale du pays d’origine du salarié et, évidemment, ceci interdit toute clause permettant de lutter contre le dumping social et le dumping fiscal.
Les États membres restent en principe libres de définir leurs principes fondamentaux de sécurité sociale, mais cela doit être compatible avec les objectifs de la Constitution. Le Comité de protection sociale doit paradoxalement p romouvoir la coopération entre États-membres mais il restera un organisme technocratique, aux pouvoirs limités, éloigné des mouvements sociaux et des élus aux Parlements européen et nationaux. De la même manière, le Comité économique et social, organisme paritaire, ne se voit confier que des attributions limitées et éloignées des citoyens.
Des discours imprécis prétendent viser un niveau élevé de protection de la santé et de santé publique, ainsi que la coopération entre pays membres. Cependant, les services sociaux de santé entrent dans le champ de l’unanimité, ce qui ne permettra pas l’impulsion susceptible de les harmoniser vers le haut et facilitera, au contraire, la poursuite des politiques régressives.
L’impossibilité de mener des politiques autonomes articulant progrès social et efficacité économique. Aucun État membre cherchant son développement ne pourra mettre en place des politiques originales. Au contraire, on leur impose des thérapies de choc. Ainsi, des mesures sont prévues s’ils adoptent des mesures de protection et les dérogations ne peuvent être que provisoires pour ne pas perturber le marché intérieur de l’Union. En revanche, on veut mettre fin à toute restriction concernant la liberté d’établissement en institutionnalisant un droit à délocaliser vers les pays gardant un niveau de protection sociale et de prélèvements obligatoires bas, avec l’interdiction de clauses de sauvegarde contre le dumping social et fiscal sur ces points. Malgré les déclarations récentes, c’est le triomphe de la directive Bolkestein et de l’AGCS : toutes restrictions à la libre circulation et à la mise en concurrence des services sont interdites.
Cela met en péril les services publics et solidaires de santé et de sécurité sociale, et cela peut conduire à l’interdiction de fabriquer et de mettre à disposition des médicaments génériques. Les pays qui passeraient outre se verraient imposer des mesures de redressement. Du même coup, les coopérations entre pays riches et pays pauvres concernant la santé pourraient se voir interdites.
Les Etats membres doivent conduire leur politique économique pour contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union (économie de marché, concurrence libre et non faussée, etc.). Ainsi la politique économique et monétaire doit-elle viser la stabilité des prix, et la compétitivité-prix impose-t-elle la réduction des coûts salariaux et des charges sociales. Il n’est pas question de croissance, d’emploi, ni de développement humain et social.
Les grands objectifs de politique économique (GOPE) sont fixés par le Conseil sur recommandation de la Commission, le Parlement n’en étant qu’informé. La Banque centrale e u ropéenne (BCE) est sacralisée, elle définit et met en œuvre la politique monétaire de l’Union. On assiste à un magistral transfert de souveraineté des États vers le Conseil et vers la BCE en matière de politique économique et monétaire. Sous l’impulsion de la Commission, le Conseil doit surveiller la conformité de la politique des États membres avec les orientations de la Constitution. La réduction des dépenses publiques et sociales et des déficits est inscrite dans la Constitution, le financement des déficits publics par la création monétaire est interdit, ce qui contraint les Etats à recourir aux marchés financiers. En cas de déficit excessif, les États subiront sanctions, amendes, révision des aides de la Banque européenne d’investissement (BEI), accroissement des taux d’intérêt sans avoir voix au chapitre.
Tandis que le commerce libre, et la fuite en avant dans les dépenses militaires dans le giron de l’OTAN et des Etats-Unis sont proclamés valeurs suprêmes au détriment de la politique industrielle et des coopérations, on organise une Europe supra-nationale corsetée par des institutions technocratiques et dominatrices. Le Conseil, la Commission et la BCE vont gouverner au détriment du Parlement européen. La Cour de justice serait l’instrument de la Constitution libérale en imposant sanctions et obligations aux États. En outre, on ne pourra plus modifier cette constitution, car les procédures prévues sont longues et rigides, en raison notamment de la règle de l’unanimité et de la ratification par tous les pays membres. Il convient donc de travailler à rassembler pour le NON à cette Constitution libérale en faisant monter des alternatives précises pour une autre construction européenne.
(1) Une tout autre compétitivité fondée sur des qualifications et l’accroissement des dépenses pour les êtres humains pourrait être au contraire mise en avant.