Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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La guerre monétaire, toile de fond de la crise financière

L’euro à un dollar, enfin ! La nette remontée de la monnaie européenne depuis trois mois est-elle la revanche à laquelle nos plac es financières européennes aspiraient depuis si longtemps ? Pas vraiment. D’abord parce qu’elle se produit au milieu d’une nouvelle crise financière mondiale extrêmement grave ; et aussi parce que les défenseurs de la monnaie européenne n’y sont pas pour grand-chose.

Bien sûr, ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour sauvegarder la cré dibilité des placements en eur os face aux marchés internat ionau x : la Banque cen- tra le eur opéenne s’est faite le défenseur le plus acharné du Pacte de stab ilité qui enca dre les politiques des États , quelles que soient les alternances politiques. Elle a pesé de tout son poids face aux revendications salariales, avec – malheur eusement – un succès incontes tab le. Tout cela a contr ibué à mainten ir un for t chômage et à accr oître la précar ité de l’emploi dans la zone eur o : pas forcément l’utilisat ion la plus efficace du potent iel de développ ement dont dispose l’Europe, mais un bon moyen de découra ger à l’avance les luttes sociales qui menacera ient la renta bilité des capitaux.

Mais ce n’est pas principalement l’act ion des autor ités monéta ires eur opéennes qui a con duit au redressement de l’eur o ; c’est des États -Unis qu’est venue l’impu lsion décisive. L’économ ie amér icaine a été touchée un peu avant l’Europe, et plus for tement , par le ralentissement conjonctur el qui s’est manifesté à par tir du printem ps 2000. Pour cer tains secteurs industr iels moins hégémoniques que d’autr es sur le marché mond ial, cette situation s’est tradu ite par une per te de com pétitivité face à leurs concurr ents étran gers . Ces secteurs ont fait campagne pour un raidissement protect ionniste de l’administrat ion amér icaine (obtenant en par ticulier l’ouver tur e d’un conflit avec l’Union eur opéenne sur les impor tat ions d’acier) mais auss i pour une baisse du dollar. De son côté , dès le début de 2001, la banque centra le, la Réser ve fédérale, a procé dé à de for tes baisses de ses taux à cour t terme . Le secréta ire au Trésor de George W. Bus h, Paul O’Neil, a parfois semb lé manifester moins d’attac hement que son prédécesseur à la politique dite du « dollar for t ». Ces différents éléments semb lent indiquer que le rééqu ilibrage des cours des principales monna ies a été , jus qu’à un cer tain point, voulu par les Etats -Unis et qu’il n’est autr e, par bien des as pects , qu’un nou vel épisode de cette « politique du dollar » par laquelle les gouvernements   amér icains ont ser vi au mieux les intérêts des capitaux de la première puissance du monde , depuis la montée en flèche du dollar entr e 1979 et 1985 jus qu’à son repli contrô lé au cours des dix années qui ont suivi, puis au retour du « dollar for t » à par tir de 1995.

Cours de l’euro en dollar

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Sans doute l’hégémonie du dollar, seule véritab le monna ie internat ionale et refuge des capitaux en quête de rentab ilité, a-t-elle permis aux EtatsUnis d’att irer depuis des années des masses énormes de finance ments en provenance du reste du monde ; mais une autr e façon de dire la même chose est qu’ils se sont endettés vis-à-vis de l’extérieur dans des propor tions sans équivalent dans aucun autr e pays. C’est ce que montr e le creusement du solde de leur balance des paiements : la dette extérieur e amér icaine s’accr oît à un rythme explosif qui dépasse maintenant cent milliards de dollars par trimestr e. Si le monde acce pte de la finaliser , c’est parce que la superpu issance mondiale possè de une énorme supér io-

rité militaire, techno logique (même après la chute de la « nou velle économ ie », la productivité apparente du travail cont inue d’y croître beaucou p plus vite que dans les autr es pays industr ialisés ) et financ ière. Disposer de la monna ie sur laquelle tout le système monéta ire interna tional repose est une pièce maîtresse de cette hégémon ie. Mais même le dollar est potent iellement vulnéra ble à l’éventua lité d’une per te de confiance des agents écono miques du monde entier.

Or nous sommes précisément dans une période où bien des agents économ iques aura ient des raisons de perdre confiance dans la monna ie amér icaine : les actionna ires d’Enron, d’Andersen , de Worldcom, de Xerox, des start-up de l’économ ie Internet qui ont mor du la pouss ière depuis le krach du printem ps 2000, les banques qui ont financé ces entr eprises, les titulaires de fonds de pension invest is dans ces sociétés , les mutue lles d’assurance japonaises qui ont placé leurs fonds aux Etats -Unis faute de pers pectives de rendement dans leur pays, les banques centra les de Chine ou de Taiwan qui possè dent d’énormes réser ves de change, principalement placées en bons du Trésor amér icains… De fait, l’attra it des placements en dollars a diminué et les flux de capitaux en direction des Etats -Unis se sont rédu its (ils sont passés de 303 milliards de dollars au premier trimestr e 2001 à 113 milliards de dollars au premier trimestr e 2002 ; dans le même temps , les sor ties de capitaux depuis les Etats -Unis passa ient de 216 milliards à 14 milliards). Et déjà, les appétits des concurr ents du capitalisme amér icain s’aiguisent (1).

Il est cer tain que l’administrat ion amér icaine ne laissera pas cette situat ion se perpétuer sans réagir, et sans riposter vigour eusement aux tentat ives de mise en cause de l’hégémon ie monéta ire des États -Unis.

Dans cette situat ion tendue , il y a deux scénar ios possibles pour la baisse du dollar. Dans le premier scénar io, le capital amér icain est gagnant . C’est celui d’une baisse progress ive et modérée , qui aidera l’économ ie amér icaine à conser ver une cer taine maîtrise de son déficit extérieur, sans mettr e en péril le statut privilégié du « dollar for t ». Les perdants seront les concurr ents japonais (que la tendance à l’appr éciation du yen enfonce dans la déflation) et eur opéens (com pte tenu de la faiblesse de la deman de interne et de la dépendance de la zone eur o vis-à-vis de son commer ce extérieur, il n’est pas sûr que la timide reprise de nos économ ies puisse sur vivre à une réévaluation, même modérée , de la monna ie eur opéenne) . Dans le deuxième scénar io, tout le monde est perdant : c’est celui d’une baisse incontrô lée du dollar, se trans formant en une de ces paniques qui se produisent de plus en plus souvent sur les marchés. L’un des piliers de l’économ ie mond iale, le système monéta ire, peut alors vaciller. Ce deuxième scénar io n’est pas le plus probable mais la gravité des consé quences qu’il entra înera it explique que le G8 et les banques centra les mettent tout en œuvre pour enca drer et piloter la baisse du dollar et la mainten ir dans des limites acce ptables. N’oublions jamais que si le dollar

« tient », c’est auss i parce que les banques centra les des pays industr ialisées , plus ou moins contra intes et forcées , en détiennent de grandes quant ités sous forme de réser ves de change qu’elles placent en bons du Trésor amér icain.

Solde de la balance des transactions courantes des Etats-Unis

milliards de dollars par trimestre

Source : département du Commerce

Indices boursiers

Elles sout iennent ainsi à la fois le cours de la monna ie amér icaine et la tenue des marchés obligataires. Le sor t du dollar est ainsi étr oitement lié à la crise financ ière qui affecte maintenant le cœur de l’économ ie capitaliste, les secteurs qui se sont le plus développés dans la révolution informat ionne lle : les télécommun ications (France Télécom , Worldcom , Alcate l…), les « média » et la cultur e (Vivendi-Universa l…) et, par tout , la finance . Car la chute en série de quelques monuments du capitalisme mond ialisé révèle à chaque fois des mécanismes de même natur e : de grands empires financ iers se sont const itués sur les marchés, mais leur croissance s’éta it opérée à cré dit ; il a fallu que les banques du monde entier créent des milliards de dollars (ou d’eur os promptement invest is outr e-Atlant ique) pour que les nouveaux géants de la mond ialisation puissent disposer des ressour ces nécessa ires au lancement de leurs OPA ou à l’achat des licences de téléph onie mob ile. Les res ponsables monéta ires en sont parfaitement consc ients . Dès décem bre 2000, par exemple, le bulletin de la Banque de France lança it un cri d’alarme sur les financements excessifs app or tés par les banques aux entr eprises de télécommun icat ion pour l’achat de licences UMTS.

Si cette créat ion monéta ire mass ive n’avait pas été détournée du financement de l’emploi et de la croissance réelle, jamais l’inflation ver tigineuse des Bourses et de l’ensem ble des actifs financ iers qui a caractér isé la dernière décenn ie n’aura it été poss ible.

Les crises et les faillites arr ivent lors que – malgré des gest ions d’entr eprises tendues à l’extrême et la surexploitation de salariés dans le monde entier – les profits ne sont pas au rendez-vous pour rembourser ces cré dits. Alors , le moindre déra page fait s’effondrer la confiance qui ser vait de base aux plus belles réuss ites , et les PDG déchus ne com prennent pas ce qui leur arr ive : « j’éta is par ti pour gagner s’il n’y avait pas eu la récess ion » ! Leur vrai malheur est qu’en effet des récess ions se produisent parfois, car les meilleurs capitaines d’industr ie n’ont pas le pouvoir d’abolir les contra dictions de l’accumu lation capitaliste.

Une telle situat ion pose un grave problème aux gouvernements eur opéens et à la BCE, et devrait les amener à prendre consc ience de leurs res ponsa bilités face à l’économie mond iale. Dans le drame financ ier – et donc monétaire – qui est en tra in de se nouer, l’eur o, deuxième monnaie du monde jus qu’à présent subor donnée au dollar, a visiblement un rôle à jouer. Mais lequel ? Accom pagner le dollar dans son rôle d’instrument de la domination du capital amér icain sur la mond ialisation, comme c’est encor e le cas aujour d’hui ? On voit bien que ce n’est pas cela qui empêchera les crises financ ières, ni leur réso lution provisoire aux dépens des alliés eur opéens . Chercher à détrôner la monna ie amér icaine en en rajoutant dans la soum ission aux marchés financ iers et dans la répr ess ion des salaires et de l’emploi, comme la classe dirigeante frança ise cherche à le faire, sous l’app ellation de « désinflation com pétitive », depuis vingt ans ? Vivendi à terr e, France Télécom pris à la gorge par ses créanc iers , Le Pen à 18 % et l’extrême droite en pointe dans toute l’Europe… autant de résu ltats qui ne plaident pas en faveur de cette straté gie.

Les causes de la crise financ ière donnent pour tant une indication sur ce qu’on pourra it faire pour éviter les mêmes effets à l’avenir. Au lieu d’alimenter l’incen die financ ier avec des injections de liquidités sans cesse renou velées (comme la FED puis, plus timidement , la Banque centra le eur opéenne l’ont fait en baissant leurs taux d’intérêt en 2001), il faudrait réor ienter les cré dits vers le financement des invest issements créateurs d’emplois stab les en Europe, dans une pers pective qui fonderait le développement économ ique de la planète sur celui des capacités de tous ses habitants . Les lecteurs d’Économie et politique conna issent bien les instruments qui sera ient dispon ibles à cet effet, si les politiques écono miques venaient à con verger avec les luttes sociales pour de nou veaux critèr es de gest ion et de financement : nouvelle sélectivité de la politique monéta ire eur opéenne ,

bonifications d’intérêts , inter vention d’un pôle public d’inst itut ions financ ières… Au moment où les rappor ts de force financ iers et monéta ires évoluent très vite à l’échelle internat ionale, il peut êtr e utile de rappe ler que ces solutions ne se bornent pas à l’horizon eur opéen. Les luttes sociales et politiques pour une autr e orientat ion de l’argent sur le Vieux cont inent pourra ient même trouver des alliés dans d’autr es provinces de l’« Empire ».

Évoquons ici un exemple, par ticulièrement impor tant , déjà discuté au « Forum pour un autr e monde » le printemps dernier : la crise argentine, délibérément classée par Was hington comme un phénomène périphérique dont il impor tera it de ne pas s’occu per, a pour tant fini par contam iner le reste du cont inent avec la dévaluation du peso uruguayen et la spécu lation contr e le Brésil à l’approche de l’élect ion présidentielle. Les banques et les multinationales, principalement eur opéennes , qui ont lour dement invest i dans la région, risquent d’y perdre gros. Et cepen dant, malgré les effor ts du président Duhalde pour rentr er dans les bonnes grâces du FMI, Was hington se refuse toujours à app or ter l’aide financ ière qu’il réclame. Il sera it dans l’intérêt de l’Europe, comme de celui de l’Argent ine et des autr es pays « émer gents », de prendre une initiative : s’il n’y a pas de dollars pour l’Argent ine, pour quoi n’y aura it-il pas des eur os ?

Il s’agirait d’aider la banque centra le argentine à stab iliser le cours du peso par un prêt qui pourra it l’aider à renforcer son sout ien au système banca ire local, sous forme de refinancements à taux privilégié. Mais pour éviter les phénomènes de corru ption, de fuite des capitaux et de mauvaise utilisation du cré dit, ces refinancements sera ient accor dés à des con ditions précises : utilisation dans le pays, pr éférent iellement à l’usa ge des PME, affectat ion à des invest issements créateurs d’emplois, à la remise en état des infrastructur es et au développement des réseau x de commun icat ion… Le res pect de ces critèr es de financement sera it assuré par la transpar ence de procé dures d’orientat ion straté gique du cré dit et de contrô le, assoc iant les représentants de l’industr ie mais auss i ceux des syndicats , rejoignant l’es prit de la loi Hue sur le contrô le des fon ds publics en France et con vergeant avec le for t mou vement qui s’est développé en Argentine pour une sécur ité d’emploi et de format ion, et qui a recueilli trois millions de signatur es.

Ainsi contr ibuera it-on à sau ver l’Argent ine des « remè des » meur triers que le FMI et les marchés veulent lui infliger, et, du même cou p, à améliorer la situat ion d’un par tena ire commer cial et financ ier impor tant de l’Europe, en créant les con ditions d’un développement mutue llement avanta geux de relations commer ciales et financ ières stab les entr e l’Europe et l’Amér ique latine.

Cet exemple vise à faire sent ir de façon plus concrète la pers pective d’une autr e conce ption de l’eur o, qui contr ibuera it à faire reculer la dictatur e des marchés financ iers et l’hégémon ie du dollar. Cependant, pour financer les immenses besoins de santé , de développement , d’éducat ion, commun icat ion de la population mond iale, l’eur o ne suffirait pas. La construct ion – à par tir de l’em- br yon const itué par les droits de tirage spéc iaux du FMI – d’une monnaie commune mond iale, permet tant de développer des prêts sélectifs à long terme pour le développement des pays pauvres, ne sera it donc pas seulement un moyen de civiliser les relations entr e les grandes monna ies ( dollar, eur o, yen) comme le pense le prix Nobel d’économ ie Rober t Mundell, mais un élément con vergeant avec la réor ientat ion de la construct ion eur opéenne et les luttes sociales du monde entier pour dépasser progress ivement les contra dictions qui produisent la guerr e monéta ire et les crises financ ières d’aujour d’hui et de demain. Ÿ

  1. Voir par exemple le « tir groupé » de plusieurs auteurs européens importants dans Les Echos du 9 juillet dernier, et en particulier l’article de Klaus Friederich, chef économiste d’Allianz Group (peut-être le plus puissant groupe financier d’Europe), intitulé « L’Europe est-elle prête à assumer le leadership de l’économie mondiale ? ».

  2. Cf. Paul Boccara, « Pour une unité d’action et de création avec les Argentins », Économie et politique, novembre-décembre 2001.