Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Oui, « une autre Europe est possible ! »

Notre projet européen sera d’autant plus lisible et plus crédible que nous le ferons vivre au travers des enjeux politiques concrets auxquels l’actualité nous confronte. Je voudrais illustrer cette démarche à partir de 3 exemples. D’abord, les « solutions » proposées par S. Berlusconi, au nom de la présidence italienne de l’Union, pour « offrir aux citoyens européens des postes de travail nouveaux et meilleurs ». C’est ce que son « programme de travail » appelle « une action européenne pour la croissance ». Ensuite, la réponse que propose le projet de « constitution » européenne au « déficit démocratique » de la construction européenne et à la crise de confiance entre les citoyens de l’Union et les institutions de celle-ci. Enfin, la vision du rôle de l’Europe dans le monde de « l’après 11 septembre », développée au récent Conseil européen de Salonique par M. Javier Solana, haut représentant de l’Union européenne pour la politique extérieure et de sécurité commune, dans un document qui a pour titre : « une Europe plus sûre dans un monde meilleur ».

Berlusconi, la croissance et l’emploi

Tous les observateurs sont bien obligés de reconnaître que l’Union européenne s’enfonce, mois après mois, dans la crise en matière d’emploi et de croissance. En France, la cascade de plans de licenciements a conduit à la destruction nette de 50 000 emplois en l’espace d’un trimestre, tandis que les révisions à la baisse des prévisions en matière de croissance se succèdent. L’Allemagne, quant à elle, est franchement entrée en récession et le chômage y explose. Le degré de

gravité et les formes de cette crise – en particulier la précarité – varient d’un pays à l’autre, mais la tendance de fond est générale, notamment... dans la zone euro.

Une relecture des promesses mirifiques faites au moment du lancement de la « monnaie unique » s’avère, à cet égard, éclairante. Non pour plaider en faveur d’un retour en arrière – la situation quiprévalait alors ne donnait nullement satisfaction – mais pour exiger une vraie confrontation d’options sur les choix à faire dans le contexte d’aujourd’hui : des aménagements dans la continuité ou des ruptures visant le cœur des orientations qui structurent l’actuelle construction européenne. Nous devons attirer l’attention de nos concitoyens sur le fait que, à ce jour, aucun des principaux acteurs institutionnels de l’Union ne remet si peu que ce soit en cause les fondements d’une orientation libérale qui n’a, pourtant, nullement résolu les problèmes qu’elle était censée résoudre.

Encore récemment, J. Chirac ne vient-il pas de réaffirmer sans nuance, devant la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, que « la baisse du coût du travail (devait) se poursuivre » pour favoriser l’emploi ? Nous sommes là au cœur de la problématique du « Pacte de stabilité » et de l’obsession de la diminution des dépenses publiques de caractère social incarnée par la Banque centrale européenne. Nulle « autocritique » donc ! De son côté, la Commission maintient sa « procédure de mise en demeure pour déficit excessif » à l’encontre de la France et continue d’exhorter les pays qui n’ont pas encore accompli les « réformes de structures » – retraites, protection sociale, Étatprovidence, marché du travail... – à rattraper leur retard. Le bateau prend l’eau et la route est parsemée d’icebergs, mais on maintient le cap...

C’est dans ce contexte que l’analyse des « objectifs prioritaires » de la présidence italienne mérite discussion. Le programme Berlusconi reprend tout ce qui précède. Aucun élément de l’orthodoxie libérale n’y manque, y compris l’appel à « mener rapidement à leur terme les processus visant à moderniser, libéraliser et accroître l’efficacité (sic) des services publics. » Mais il y ajoute une idée sur laquelle (dix ans après que J. Delors a eu lancé ce débat) la Commission retravaillait elle-même depuis quelque temps, et que les libéraux ressortent de leurs cartons chaque fois que leurs recettes traditionnelles les conduisent dans l’impasse : les grands travaux d’infrastructure.

Voilà l’exemple-type d’une idée qui, si elle s’inscrivait dans une orientation radicalement différente de celle qui domine aujourd’hui dans l’Union, pourrait s’avérer fructueuse, mais qui, dans l’optique libérale, ne peut répondre à l’impératif d’une promotion de l’emploi stable et qualifié et d’une croissance saine et durable. Dans le premier cas, celui d’une réorientation profonde de la politique monétaire européenne en faveur de la sécurisation de l’emploi et de la formation, la construction d’infrastructures répondant aux besoins collectifs des Européens, et d’une ambitieuse politique de coopération au développement du Sud, l’Union ne serait plus étroitement dépendante des marchés financiers pour financer ses projets. Dès lors, un grand programme de ferroutage à l’échelle de l’Europe élargie, par exemple, en plus de combler une grave lacune, s’inscrirait dans l’effort général en faveur de la croissance et de l’emploi.

Dans le cas de la présidence italienne, il en va tout autrement. Les « priorités » de Berlusconi mettent l’accent sur les « investissements finançables par le marché » et font appel à des « instruments tels que la fourniture de garanties » aux capitaux privés dans le cadre des fameux « partenariats public-privé ». Or, de tels projets d’infrastructure connaissent des « retours sur investissement » à très long terme. Les soumettre aux pressions de la rentabilité financière, c’est en annuler certains, jugés trop onéreux malgré leur utilité ; c’est plus généralement, agir contre l’emploi, la formation, les salaires, et donc contre la croissance. Et j’ajoute contre la qualité du service rendu ou/et des tarifs accessibles au plus grand nombre. Et gare aux... déficits publics, qui risquent à nouveau de peser sur les politiques sociales et l’emploi !

« L’objectif n’est pas de donner un coup de fouet à l’économie » a reconnu Madame de Palacio, commissaire chargée des transports, n’hésitant pas à contredire le Président du Conseil européen en exercice ! C’est dire si ce type de solution n’est pas crédible sans changement d’orientation. C’est à la lumière de tels enjeux que nous devons faire grandir l’exigence de rupture avec les priorités effectives des politiques européennes, aujourd’hui, comme avec la conception des institutions chargées de les mettre en œuvre. Cela ne signifie pas que nous nous désintéressions de toute mesure proposée dans le cadre actuel nous ne devons pas nous enfermer dans un « tout ou rien » mais nous devons nous efforcer, à partir des expériences vécues par nos concitoyens, de montrer les limites et les effets pervers, et même parfois les dangers, que présentent les

« remèdes » préconisés, afin de nourrir la réflexion sur la nature des transformations à opérer pour sortir de la spirale des échecs liés au choix libéraux.

La « Constitution », réponse au « déficit démocratique » européen ?

Il est généralement admis que la construction européenne souffre d’un « déficit démocratique ». En 1998, l’ancien Président de la Commission , M.-J. Santer, avait même demandé à sa « cellule de prospective » de rédiger une note interne sur le sujet. Celle-ci fut finalement classée sans suite et on ne doit qu’à une fuite d’en connaître l’existence. Il est vrai que son auteur avait fait preuve d’une lucidité et usé d’un franc-parler peu usité dans cette institution.

« Les citoyens ont compris l’épuisement d’une certaine façon d’organiser l’action publique pouvait-on lire dans ce document (...). Cette crise de la gouvernance prend l’Union de front (...). L’Union s’est créée et se construit en cercles fermés plutôt qu’au grand jour. Or, les Européens acceptent de plus en plus mal d’être mis devant le fait accompli (...). C’est l’ensemble du processus, de la définition des problèmes à la mise en œuvre et à l’évaluation des solutions, qui doit devenir (sic) démocratique. (...) Il s’agit (...) de permettre une participation plus large des acteurs et des porteurs d’enjeux. [tel est] le défi lancé à l’Europe aujourd’hui. »

Le projet de « Constitution » offre-t-il les moyens de relever ce « défi » ? Assurément non. Ne boudons pas les bougés, montrons leurs étroites limites dès lors que l’orientation libérale et les institutions centralisées et inaccessibles aux citoyens qui y sont liés demeurent inchangées.

Ainsi, le projet de « Constitution » reprend-il une proposition que le PCF avait formulée noir sur blanc dès 1994 : celle d’une sorte de droit de pétition permettant à un million de citoyens de x pays membres de s’adresser à la Commission pour lui demander d’élaborer telle ou telle proposition de loi. Très bien ! A ceci près que « l’acte juridique » réclamé doit être compatible avec le texte de la « Constitution », ce qui en limite le champ sur des points précisément essentiels. En outre, en vue d’encadrer strictement ce qui pourrait devenir un droit d’initiative citoyenne, « une loi européenne » doit encore « arrêter les dispositions relatives aux procédures et conditions spécifiquement requises » pour la présentation d’une telle initiative. Gageons que les « garde fous » y seront soigneusement consignés. Il n’en reste pas moins qu’une telle proposition peut servir de levier pour l’action. Mais en absence de tout autre forme de démocratie participative – droits des salariés dans les entreprises, pouvoirs réels du comité économique et social européen, droits des citoyens à l’information, à la consultation et à l’évaluation des politiques communautaires – et surtout en l’absence de toute possibilité de remettre en cause l’orientation libérale de l’Union, une telle mesure n’est pas de nature à combler le « déficit démocratique » européen !

Par ailleurs, le projet de « Constitution » prévoit que les parlements nationaux puissent demander à la Commission de réexaminer une proposition de loi s’ils estiment que Bruxelles y a outrepassé ses prérogatives et violé le principe de « subsidiarité » en décidant d’une chose à leur place. Il faudra naturellement user pleinement d’une telle possibilité d’impliquer les parlements dans le processus de décision communautaire. Chacun remarque, pour autant, que l’architecture institutionnelle de l’Union n’en n’est pas bouleversée.

Enfin, le Parlement européen voit ses pouvoirs s’accroître. Le projet de « Constitution » propose qu’en plus de ses prérogatives actuelles, il puisse voter les lois européennes – de concert avec le Conseil des ministres européens, ce qu’on appelle la « codécision » – dans 70 domaines au lieu de 38 aujourd’hui. Il est également proposé qu’il soit consulté sur les accords internationaux en matière de commerce, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Enfin, il élargirait ses prérogatives budgétaires. Le changement est notable : la coïncidence avec la réforme du mode de scrutin pour les prochaines élections européennes n’est pas fortuite. Le gouvernement Raffarin vise à marginaliser des forces politiques susceptibles de contester l’ordre établi dans les institutions de l’Union.

Mais même cet élargissement des pouvoirs du Parlement européen ne peut prétendre combler le « déficit démocratique » de l’Union dès lors que le modèle libéral qui structure toute la construction européenne ne peut, aux termes du projet de « Constitution » être remis en cause ! C’est là que le bât blesse : l’absence de choix est le contraire de la démocratie. Comment accepter qu’il n’appartiendrait plus aux citoyens de choisir le modèle de développement qui a leur préférence, lors des élections ? Ce verrou existait déjà dans les traités européens successifs jusqu’ici. Le pérenniser dans un texte qui se veut de nature « constitutionnelle » et auquel le Président de la Convention M. Giscard d’Estaing, promet une longévité de 30 à 50 ans, confine à l’absurde ! Comment imaginer que les citoyens accepteraient de se plier indéfiniment à une Europe libérale sous prétexte que la Constitution a gravé ce choix une fois pour toutes dans ses articles ?

Or, dès son article I/3, le projet précise que « l’Union offre à ses citoyens et à ses citoyennes (...) un marché unique la concurrence est libre ». Son article I/4 consacré aux libertés fondamentales rappelle que l’Union garantit notamment… « la libre circulation des capitaux ». L’article I/12 souligne que « l’Union dispose d’une compétence exclusive pour établir les règles de la concurrence ». Le modèle en vigueur subordonne ainsi les enjeux de société au primat de la concurrence : c’est la matrice de cette « marchandisation » qui provoque dans l’opinion un véritable phénomène de rejet, dont le Forum social européen est une illustration spectaculaire et prometteuse . Tout le problème des services publics est ainsi posé : obtenir que du statut de « dérogation » aux règles de la concurrence, il passe à celui d’une priorité européenne à part entière. Le projet de

« Constitution », à ce stade, refuse, symptomatiquement, ce changement qualitatif. En revanche, à l’article I/29 il confirme la mission – « maintenir la stabilité des prix » – et le statut – « elle est indépendante » – de la Banque centrale européenne, cette institution-clé de l’Europe libérale.

On le voit : le problème démocratique reste entier dans l’Union européenne.

Le rapport Solana et le rôle de l’Union européenne dans le monde

Avec ses 450 millions de citoyens de 25 pays membres ; son PIB dépassant le quart des richesses mondiales ; son poids économique qui en fait le premier ensemble commercial du monde ; son influence – potentiellement supérieure à celle des USA dans les institutions financières internationales ; son réseau de relations avec l’Afrique, le sud de la Méditerranée, l’Amérique latine, la Chine, le Japon, la Russie..., l’Union européenne peut nourrir une ambition positive d’acteur mondial, capable de faire émerger d’autres règles, pour une mondialisation plus équitable, plus solidaire, plus démocratique, plus pacifique.

Cette attente se manifeste dans toutes les régions du monde, face aux défis de civilisation auxquels l’humanité est confrontée : grande pauvreté pour 3 milliards d’individus ; déficit d’un milliard d’emplois ; travail forcé pour un enfant sur six ; pandémie du Sida et d’autres maladies qui, elles, sont facilement guérissables ; absence d’accès à l’eau potable pour un être humain sur six ; migration de survie pour des dizaines de millions de réfugiés et de déplacés ; conflits meurtriers non évités ou non réglés... Ce n’est pourtant pas ce type de cibles stratégiques que se fixe le Conseil Européen.

Lors du dernier sommet des chefs d’Etat et de gouvernements à Thessalonique, M Solana a été chargé de présenter une ébauche de doctrine stratégique européenne. Il fait une description apocalyptique des « menaces », sans jamais en approfondir les causes : le conflit du Proche orient y est expédié en 4, 5 lignes sur 15 pages de texte ! La conception de la lutte pour la sécurité qui y est développée privilégie la dimension militaire, bien que cette approche ait prouvé son inefficacité de Kaboul à Bagdad, et jusqu’aux États-Unis, dont la vulnérabilité à été tragiquement soulignée le 11 septembre 2001, bien que ce pays concentre 40 % des dépenses militaires du monde.

Ce document fera l’objet de discussions dans les institutions européennes durant le second semestre 2003. Encore une occasion de développer notre vision alternative brièvement rappelée plus haut et de faire mesurer les implications et les dangers de cette « nouvelle doctrine » à l’étude. Au vu de la puissance qu’a revêtue, il y a peu, la mobilisation de l’opinion contre la logique de guerre et l’hégémonisme américain, nos arguments seront écoutés et nos initiatives bien accueillies.

En définitive, sur quelque terrain que l’on se place, il y a lieu d’être offensifs sur les enjeux européens, d’aller résolument à l’essentiel et de rassembler largement pour une vision alternative. Oui, « une autre Europe est possible ! »