Le gouvernement parle de catastr oph e à venir pour les retra ites . Le MEDEF, qui l'ins pire largement , n'hésite pas, lui, à prophétiser un « hiver démograph ique sans pr écé dent » en s'app uyant sur les hypot hèses du rappor t Charpin. Il présente l'accr oissement de l'es pérance de vie, largement liée aux con quêtes sociales et au progrès des conna issances , et de la par t des 60 ans et plus dans la population comme une « catastr ophe nationale »
Pour tant , l'allongement de la durée de la vie est tout le contra ire d'un malheur. Les retra ités ne sont pas qu’une charge ; ils jouent un rôle décisif dans notr e société et sont appelés à en jouer un bien plus grand encor e.
La retra ite permet de remplacer des salariés âgés par de jeunes salariés, contr ibuant ainsi au développement de la productivité du tra vail, tand is que, ainsi libérés de tout tra vail prescr it et émanc ipés de la subor dinat ion à un employeur, les retra ités peuvent se consacr er à d 'autr es act ivités et passer du temps à par tager leurs informat ions dans la famille et la soc iété avec les générat ions suivantes .
Pour quoi donc cet acharnement des gouvernements en Europe à faire de l'allongement de la durée de la vie une catastr ophe annoncée ?
Et d'abord quels sont les faits ? Dans les pays de l'Union eur opéenne , la par t des personnes âgées de plus de 65 ans dans la population tota le est app elée à augmenter au cours des proc haines décenn ies . Ainsi, le nom bre des personnes d'âge actif (16 à 64 ans) par personne âgée va sens iblement diminuer.
En France , les plus de 60 ans seront 18 millions en 2020 et près de 22 millions en 2040. La par t relative dans la population tota le va passer de 24 % aujour d'hui à 36% en 2040. Et, sur cette base , le rappor t retra ités/ cot isants passera it de 0,4 en 2000 à 0,8 en 2040 soit une multiplicat ion par deux.
Cela engendrerait-il un surcroît de charges absolument intena ble pour les actifs ?
L. apRober ts et P. Concialdi invitent à relativiser for tement en sou lignant que ce qui est per tinent pour appr écier la charge qui pèsera sur les actifs de demain, c'est le rappor t entr e le nom bre de personnes en âge de tra vailler et le nom bre de celles qui sont « trop » jeunes ou « trop » âgées pour par ticiper à la vie active. Or, ajoutent -ils, le ratio entr e le nom bre de personnes d’âge actif (16 à 64 ans) et la population « hors âge actif » (moins de 15 ans et 65 ans et plus) devrait passer de 2 environ aujour d'hui à 1,9 en 2020, soit une quasi stagnation.
Le calcul des divers rat ios de dépendance révèle, en effet, com bien on est amené à « sous-est imer les consé quences économ iques des changements démograph iques en se limitant aux seuls effets du vieillissement des populations ». (2)
Cer tes , si l'on s'en tient au seul rat io de « dépendance vieillesse », la charge économ ique que représentent , pour les act ifs, les personnes âgées augmentera it environ de 35% entr e 1995 et 2020. Mais cette hausse ne sera it que de 10% si l'on prend en com pte l'ensem ble des inact ifs (ratio de dépendance démograph ique).
Pour quoi alors cette focalisation sur le seul rat io de dépendance vieillesse et cet acharnement des gouvernements eur opéens à essa yer d'imposer des réformes se tradu isant par une mise en cause des systèmes par répar tition et un rallongement de la durée du temps de tra vail salarié à l’échelle de la vie entière ?
C’est que le mode de trans fer t entr e act ifs et inact ifs n'em pr unte pas les mêmes voies lors qu'il s 'agit des personnes âgées ou des jeunes (3).
Les trans fer ts entr e actifs et retra ités prennent sur tout la forme de prélèvements obligatoires qui, loin de ser vir à financer un « salaire indirect » comme on le préten d parfois, offrent à la société de plus en plus salariée une prise mutua lisée sur la valeur ajoutée produite, y com pris les profits (4). Ces prélèvements obligatoires ser vent à financer des revenus socialisés, non marchands (alors que le salaire est un revenu plus ou moins de marché) ou des prestat ions
sécur isant des activités hors tra vail salarié. Ils annoncent déjà, dans la foulée des con quêtes de la sécur ité sociale, un début de dépassement poss ible du salariat. Et cela même si, pour une par t, leur augmentat ion est liée au chômage mass if dura ble.
À l'inverse , les trans fer ts qui vont des actifs aux jeunes en format ion initiale s'effectuent dans une large mesur e, eux, au sein de la famille.
Dans le cas des retra ites , nous avons affaire à la progression très sens ible à venir, du fait de l'allongement de la durée de la vie, du besoin de revenus non marchands sécurisant la vie hors tra vail salarié, pour un "troisième temps de la vie" libéré de tout tra vail salarié prescr it, de toute subor dination contractue lle à un employeur et de toute insécurité du revenu du fait de l'emploi.
Dans le cadre d'un système de retra ites par répar tition par tant de l'entr eprise, la contr epar tie en est la res ponsabilisat ion sociale grand issante des entr eprises pour mutua liser, par pr élèvements obligato ires, le financement de cette masse croissante de revenus non marchands à distribuer.
C’est là un défi pour le capitalisme qui peut expliquer la fébrilité de ceux qui enten dent le défendre.
L’es pérance de vie à 60 ans augmente d’un mois et demi par an : à âge de liquidation inchangée (60 ans en moyenne) la durée de la retra ite va donc augmenter de 6 ans d'ici 2040 passant de 18 à 24 ans pour les hommes et de 23 à 29 ans pour les femmes( 4).
Cette tendance , jusqu'ici, s’est réso lue dans une augmentation de la part des dépenses dans le produit intér ieur brut qui, en France , est passée de 5,4 % en 1959 à 12,6 % en 2000, soit une progress ion histor ique de 7 points .
Elle s’est auss i tradu ite par une progress ion dans le com pte des ména ges de la par t des revenus socialisés ou de rem placement , non mar chan ds, relativement aux salaires, et de leur financement par cotisations prélevées notamment sur les profits des entr eprises.
Et du fait des exigences de la révolution informat ionnelle, désorma is, chaque individu est appelé à passer beaucou p plus de temps en format ion tout au long de sa vie. Cela signifie qu’il va falloir sécur iser auss i une masse de plus en plus impor tante de revenus socialisés de format ion, sinon des gâchis et des inégalités épouvanta bles se développeront.
Il s'agirait en effet de commencer à faire droit aux besoins de dépasser « la réduct ion à la forme travail généra lisée des activités humaines ou existent ielles de la production liée à la production sociale vitales » (5).
Se profile ainsi en pratique, déjà, le besoin de constru ire et financer une for te réduct ion du temps de tra vail tout au long de la vie pour chacun-e, avec une sécur isation des trois temps de l'existence :
Ainsi, pren d forme le beso in nou veau et puissant de constru ire, à l’échelle de toute la vie pour chaque généra tion, une réduct ion consé quente et cont inue du temps de tra vail : Il s’agirait de libérer toujours plus de temps pour des activités de promot ion de soi-même et d’inter créat ivité avec les autr es.
L'expérience toute récente de la réduct ion du temps de tra vail hebdoma daire en France indique com bien ce chantier peut échouer s’il ne s'accom pagne pas d'une for te créat ion d'emplois stab les et corr ectement rémunérés et d'un effor t soutenu de format ion pour chacun-e avec l’essor des qualificat ions . Le refus de créer les con ditions , en terme de financements comme de pouvoirs, de cette création mass ive d'emplois et de leur sécur isation par la formation a con duit pendant les années 1997 2000 à une vive progress ion de la productivité app arente du tra vail en liaison avec une intens ificat ion des tâches .
Cela n'a fait qu'accr oître les profits dispon ibles pour les placements financ iers et les opérat ions du marché financ ier, tand is que proliféra it la précar ité et que la par t des salaires dans la valeur ajoutée demeura it déses pérément basse . Par ailleurs , l'allongement de la durée de la vie fait surgir,dans les con ditions actue lles, des problèmes de répar tition exacer bés qu’accentuent les difficultés rencontrées par les jeunes à s'insér er dans des emplois stab les et corr ectement rémunérés . Cela contr ibue, dans une cer taine mesur e, à rallonger le temps passé à étu dier et le maintien au domicile des parents contr e le besoin d'autonom ie. Pire, cela leur rend difficile toute projection dans l'avenir avec, en bout de course , le retar dement de la procréat ion des deux premiers enfants .
Les taux de fécon dité, de par tout en Europe, demeur ent mal orientés , même si en France des résistances originales commencent à se faire jour exprimant le besoin absolu d’un sursaut vital, en liaison notamment avec les con ditions à con quérir pour améliorer en pratique les taux d’activité et d’emploi des femmes et faire reculer toutes les discriminations de genr e.
Les dirigeants capitalistes ne sont pas ignorants de ces évolutions si contra dictoires et de leurs risques .
Ils cherchent à les tra iter dans un sens qui soit favorable à ce qu'ils voudraient pouvoir êtr e « un nouvel âge du capitalisme ». Cela se retr ouve dans les projets de réforme des retra ites comme celui de Raffarin-Fillon.
Ainsi, en va-t-il des effor ts répét itifs pour tenter de remettr e en cause l e s y stème p ar répar t i t ion au profit de la capitalisation.
Il s’agit là d'un choix généra l des forces capitalistes d ans l e monde ent ier. Dès 1995, une impor tante étu d e d e l a Banque Mondiale pr écon isa i t l e r em p l acement d es ré gimes d e p ens ion p ar répar tition de la Sécur ité soc iale par des régimes de pensions privées et par capitalisation. Ces régimes , selon cette étu de, const ituera ient le premier pilier d'un système qui en com portera ient deux autr es : l’un obligato ire, géré par l'Etat et financé par l'impôt garant irait une pens ion minimale aux personnes âgées les plus pauvres ; l'autr e sera it const itué de l'app el à l'épargne volonta ire de chacune (6).
Il s'agirait ainsi, au tota l, de subst ituer en par tie pour le plus grand nom bre, et par ticulièrement les cadres, des épargnes pr éalables individuelles ou inst itut ionne lles, placées sur le marché financ ier, aux trois piliers de solidarisation du système par répar tition : solidarité entr e professions , solidarité entr e générat ions , solidarité entr e individus. Et cela au prétexte que seule la capitalisation pourra it rendre « soutenab le » la charge à venir des retra ites .
On tente , ce faisant , d'imposer la subst itut ion de revenus aléato ires du marché financ ier aux revenus socialisés non marchands sécur isés par l'emploi et la format ion. Ce qui est rec herché, c’est l'élargissement de la base sociale des marchés financ iers inflationnistes , si prédateurs de croissance rée lle et d'emplois que leur effondrement menace en permanence .
Ainsi, en faisant reculer tant et plus la mutua lisat ion à par tir des entr eprises, en précar isant sans cesse l'emploi, la format ion et les con ditions même d’existence des salariés et de leurs familles, on cherche coûte que coûte à sécur iser les marchés financ iers et les rendements qu'ils offrent aux créanc iers et actionna ires app or teurs de fonds.
Ces effor ts s'accentuent avec la concurr ence entr e les places financ ières à vocat ion internat ionale, le cré dit et la monna ie étant mob ilisés mass ivement pour att irer les capitaux financ iers comme on le voit avec la rivalité entr e le dollar et l’eur o ser vi par la BCE.
L'obsess ion de la baisse du coût salarial de l'emploi est cor ollaire de ces effor ts d’attract ivité qui accr oissent la domination des marchés financ iers .
Cela, fon damenta lement , renvoie à la façon dont les firmes capitalistes cherchent à relever, pour la renta bilité financ ière, les défis de par tage de la révolution informationne lle : elles se const ituent de vastes réseau x de domination par rachats d'entr eprises en Bourse ou par alliances et échanges de titres bours iersafin d'étaler les coûts for tement croissants de la recherche développement et détru ire les r ivau x. Cela en gen dr e une surenc hère cont inue lle d ans les d é p enses d e contrô le d e ces grands grou p es q ui tend à faire d es mar c h és financ iers le pivot de l'économ ie de mar c h é ca p italiste d’au jour d’hui.
L’app el inces sant à la Bourse pour lever et, finalement , gas piller d es ressour ces colossa les, au lieu de coo pérer pour par tager coûts et informat ions , engendre la prédominance grand issante du rôle des inst itut ions spéc ialisées dans la collecte et la centra lisat ion des fonds vers ces marchés : les fonds de pension bien sûr, mais auss i les sociétés d'assurances vie, les OPCVM de toutes sor tes ...
L'inflation financ ière qu'une telle construct ion susc ite, par la captation du cré dit banca ire et de l’épargne et la mob ilisat ion des monna ies, accentue le chômage mass if et la menace de dévalorisations bours ières catastr ophiques faisant éc ho aux limitat ions imposées aux populations (insuffisance de format ion et pénur ie de qualificat ions , insuffisance de salaires et de débouc hés, insuffisance de moyens pour la santé , l’éducat ion, la recherche...)
Mais l'inter vention cont inue lle des Etats et des banques centra les, injectant les liquidités nécessa ires quan d se profile un risque de collapsus, prévient tout effondrement catastr ophique et dura ble des marchés analogue à celui de l'entr e deux guerr es.
La purge n’arr ivant pas à se faire, la suraccumu lation de capitaux matér iels et financ iers cont inue de peser sur l'activité et l'emploi, contra ignant le monde entier et l’Europe par ticulièrement avec la BCEà s'enfermer dans à un chemin de croissance dura blement ralentie.
C’est dans cette pers pective que se place, précisément , le plan Raffarin-fillon en cherchant à rallonger la durée du temps de tra vail sur toute la vie. Ce faisant , il crée en quelque sor te le beso in, pour ceu x qui pourr ont se le permettr e, de faire appel à des formu les com plémenta ires de capitalisation.
Il s'agit, Franço is Fillon l'a mar telé, de « par tager l'allongement de l'es pérance de vie entr e activité et retra ite » (7). De fait, aujour d'hui, on passe deux fois plus de temps en activité qu’en retra ite (40/20 environ). Or l'es pérance de vie est appelée à croître de 6 ans en moyenne d'ici 2040 selonles projections.
Le plan Raffarin-Fillon décide en substance que les deux tiers de cet allongement sera ient passés en act ivité, le reste de ce gain pouvant êtr e consacré à la retra ite. Concrètement , il faudrait passer 4 ans de plus sur le marché du tra vail.
Ainsi, le ratio « durée d'activité/durée de retra ite » sera it maintenu constant . C'est là la solution proposée pour neutra liser les consé quences de l'augmentat ion de l’es pérance de vie sans augmentat ion des cotisations vieillesse et sans réforme du financement .
Bien sûr, un tel calcul fait fi des énormes inégalités croissantes d’es pérance de vie entr e caté gories sociales, avec une probabilité de décès avant 60 ans beaucou p plus for te chez les ouvriers que chez les cadres et profess ions libérales.
D’où ce calcul plutôt cynique dont on peut cré diter le plan Raffarin-Fillon : solidarité minimum avec ass istance d’Etat pour les caté gories les plus populaires, les plus soum ises au risque de décès avant 60 ans et dont le temps moyen passé à la retra ite est le plus cour t, d’un côté , et, de l’autr e, rallongement de la durée de cotisation ou/et appel à la capitalisation et l’épargne individuelle, ar ticulé à des fonds de pension, pour les autr es caté gories.
Les manifestat ions actue lles pour le retra it du plan Raffarin-Fillon expriment la poussée profonde, vitale, dans la société salariale d’aujour d’hui de l'as piration, largement inconsc iente encor e, à une autr e civilisation de par tages émanc ipée des mar chés financ iers et faisant éc ho aux potent iels cons idéra bles de la révolution informat ionne lle. C’est dire le besoin, pour la force et la ténac ité de ce mou vement , de propositions alternat ives opérat ionne lles branc hées sur une autr e vision de la société et le dépassement de la société actue lle. ■
On se reportera aussi à deus autres articles importants du même auteur :
C.Mills : " Retraites : mettre en échec la régression "Economie et Politique, novembre-décembre 2002 ;
C.Mills : " Retraites : Quelle réforme de progrès et d’efficacité ? Quel financement ? "Economie et Politique marsavril 2002.