L’objectif de l’ouvrage de Santelmann est tout entier contenu dans son sous titre : en finir avec la notion d ’emplois non qualifiés. Qualification et compétences * , lesdeux termes du titre, en sont desmodesopératoires. Le but n’est pasde faire la démonstration de l’obsolescence d’une construction sociale, la qualification, de laquelle est issue la notion d’emploi non qualifié, et d’en proposer une autre, la compétence par exemple. Il s’agit au contraire de plaider pour que la société, en retrouvant lescheminsdu travail et descompréhensions de sestransformations, se réconcilie avec elle-même et avec son avenir. Lesarguments développés sur l’actualité du couple travail comme aliénation et travail comme facteur de libération de l’humanité ne peuvent laisser indifférentsceux qui cherchent du côté de la transformation sociale.
Selon l'INSEE, la France compte environ 5 milli ons d'emplois non qualifiés. Certains travaux concluent actuellement à une extension de ce volume. Ces emplois résultent de la catégorie « qualification professionnelle », constituée dans les années 1960 par croisement du contenu du travail, du diplôme et du salaire. Pourtant, lorsqu’on interroge le réel à partir des nomenclatures usuelles (Niveau de formation et CSP) un premier brouillage apparaît. Ainsi, historiquement, la catégorie statistique d’emploi non qualifié est née dans l’industr ie et s’est appliq uée, après négociations, aux ouvriers. Sa transposi t i on i nst i t ut ionnelle aux employés est douteuse car la nature composite de ces emplois était, dès leurs premiers repérages, ir réductible au t ravail prescrit industriel. Ainsi, un emploi non qualifié est un emploi occupé par une personne non diplômée ou titulaire d’un titre de niveau V. Or aujourd’hui, le plus souvent des titres – ou pré-requis – sont nécessaires pour occuper ces emplois lorsqu’il n’y a pas surqualificaion de certains embauchés (les jeunes notamment). De fait, un écart se creuse entre la qualification des emplois et celle des personnes les occupant. Ainsi, les emplois non qualifiés seraient des emplois de bas salaire, généralement payés au SMIC. Or, l’objectivation de la non qualification par le SMIC demeure fragile : certains emplois non qualifiés sont payés au-dessus du SMIC et certains emplois qualifiés sont rémunérés à ce niveau. Globalement, sous l’effet du chômage de masse, le coût relatif de tout le travail se dégrade. Le chômage de masse a eu également pour effet de lisser la frontière entre emploi de bas niveau de qualification et emploi non qualifié ; il a ouvert une trappe à diplôme pour les ouvriers et les employés. La confusion entre déclassement salarial et déqualification joue ainsi à plein. Ce premier brouillage relève en quelque sorte du problème universel du décalage d’une nomenclature par rapport à une réalité en transfor mation qu’elle ne peut prétendre décrire. Mais là n’est pas l’essentiel.
Le brouill age du réel est maximal lorsqu’on interroge la catégorie emploi non qualifié à partir des personnes occupant ces emplois. Comme dans l’entrée précédente par les nomenclatures, les indicateurs sont apparemment nets et en même temps tout aussi peu fiables. Ainsi, un profil type des non qualifiés indiquerait une scolarisation de courte durée, souvent enfermée dans une logique de relégation. Ce sont les salar iés qui accèdent le moins à la formation continue et ils sont potentiellement frappés par le plus fort taux de chômage. Mais, sur chacun de ces segments, il existe de forts clivages générationnel, sectoriel et terr itorial. Finalement, pour l’auteur, ce qui en fait une catégorie homogène est leur perception d’eux-mêmes : ces salariés assimilent à un passé scolaire étriqué une incapacité à apprendre qui installe une logique de relégation concentr ique dans leur vie : après la relégation scolaire interviennent la non-reconnaissance de savoirs et d’expérience et l’enfermement du statut d’assisté. Le point de retournement de la démonstration, et donc l’apport de l’ouvrage de Santelmann, se situent précisément ici : les salariés non qualifiés n’ont pas conscience d’avoir acquis des savoirs et n’ont pas conscience non plus de leur transférabilité.
Les modes de représentation du travail (institutionnels à travers les nomenclatures, politiques à travers les orientations de la politique publique de l’emploi ou de la scolar isation) donnent lieu à des perceptions subjectives et souvent erronées. Ainsi prévaut l’idée d’une stabilité de la structure des emplois. S’il est vrai que l’évolution technologique change le travail sans toucher à l’organisation dans laquelle celui-ci est mobili sé, il reste que le progrès technique et la transformation corrélative du travail réduisent le périmètre des activités à faible contenu professionnel. Concernant l’emploi non qualifié, la rupture est déjà inscrite dans le réel mais les pratiques sociales permettant son accompli ssement n’existent pas encore. Les éléments qui y font obstacles sont nombreux et cumulatifs :
Le premier tient à l’égalité posée par la société entre travail non qualifié et travail manuel. Or ce dernier fait d’abord l’objet d’une dévalorisation de type culturelle. S’y ajoute une sous-estimation systématique de l’importance d’une objectivation des contenus du travail ouvrier. Selon l’auteur, la conception unitaire de la classe ouvrière s’est traduite par un centrage systématique sur les salaires et les négociations collectives et par un autisme tout aussi systématique sur le t ravail lui-même. Or la prégnance du processus de négociation collective, sa conflictualité ont conduit à des attitudes de défense sur les classifications que le travail réel brouillait déjà, mais aussi sur une politique salariale en décalage avec le travail réel et enfin, sur une illisibilité des compétences réelles développées. L’auteur voit là les causes de l’affaibli ssement du syndicalisme.
Le second tient à la logique de contingentement du système éducatif et de formation. Son développement aurait été guidé par un «malthusianisme ». Aux anticipations lucides des années 1960 et 1970, concernant la réallocation des emplois du secondaire vers le tertiaire et à la nécessaire augmentation du niveau de qualification de la population active sous le double effet des diffusions des nouvelles technologies et des réallocations sectorielles de main d'œuvre vers les secteurs de pointe, auraient été opposées la faibl esse endémique de l'enseignement technique pour les bas niveaux, une formation des adultes bridée et un détournement de la loi de 1971 censée résorber la faiblesse des efforts éducatifs des années précédentes. Chaque possibilité d'évolution aurait ainsi été contrée : à la progression anticipée de la qualification aurait été opposée une offre restée forte d'emplois non qualifiés. A l'ouverture de l'accès à la formation pour tous aurait été opposée la croissance du niveau de formation init iale supérieure ouvrant sur la formation continue pour ces diplômés en situation d'emploi.
Ces choix ont donc été conduits dans un contexte économique de mutation du travail, largement méconnu.
Le chômage de masse est l’occasion d’un second biais, se cumulant aux représentations erronées du t ravail pour expliquer la persistance d'emplois non qualifiés. Les polit iques publiques qui y ont été adossées n'ont jamais cherché à modifier ni le comportement des entreprises, ni les comportements dans et hors travail. A un coût exorbitant ne parvenant jamais à entamer le nombre de chômeurs, elles se sont centrées sur la nécessité de maintenir un volume d'emplois suffisant pour insérer ou réinsérer les chômeurs faiblement qualifiés. Ce faisant, elles ont assimilé les populations en difficultés à des population inaptes à se former et ont développé l'alter native piégée entre êt re chômeur ou être assisté. En fait, ces politiques sont prisonnières du modèle de plein emploi des années 1950-1960 pourtant définitivement révolu : le débat sur l'accès ou le retour à l'emploi l'emporte encore et toujours sur le débat sur le contenu du travail. Or le rapport à l'emploi ne peut être correctement analysé que par rapport au travail. Ainsi, pour l'auteur, l'un des dysfonctionnements majeurs du marché du travail tient au déficit croissant entre le volume de main d'œuvre qualifiée disponible et l'offre d'emploi. En effet, bien que le taux d'activité progresse avec le niveau de qualification et de diplôme, l'augmentation de la durée des études et le vieilli ssement de la population réduisent tendanciellement les sorties de formation init iale des diplômés. Parallèlement, les flux de non diplômés, des non ou peu qualifiés ne sont pas gérés dans cette perspective structurelle. Cela précipite les populations au chômage vers l'exclusion, par des trajectoires hyper précaires, sans répondre aux besoins du marché du travail. Dans ce cadre, l'argument expliquant l'inefficacité des dispositifs d'accès à l'emploi pour les chômeurs non qualifiés par la préférence à l'embauche de jeunes diplômés est fortement nuancé. Cette donnée structurelle projetée à moyen terme indique le défi que représente la formation des non qualifiés d'aujourd'hui au regard des pénuries de main-d'œuvre qualifiée anticipées.
Plus généralement l'évolution de l'emploi n'est pas réductible au marché du travail. En effet, même dans ses formes les plus déstabili sées, comme la flexibili té, la professionnalisation s'appuie sur des compétences actualisées. La formation en est le vecteur majeur. De la même manière, ces formes d'emploi les plus insécurisées mettent en avant la croissance de la mobilité du travail, qui ne peut devenir positive que dans la possession de compétences transférables et dans la conscience de cet état de fait. Si au lieu de s'en tenir aux formes du travail, on en vient au travail luimême, le ressort le plus puissant de la thèse de l'auteur est mis en évidence.
Le travail prescrit sur lequel est bâti le modèle de travail en crise profonde dans lequel nous nous trouvons est en déconstruction. A l 'i nterchangeabilité ét ernellement supposée des travailleurs non qualifiés, aux simplismes de la thèse de la déqualification du travail, il faut d'abord opposer la donnée bien connue de l'irréductibilité du travail à la tâche : en tout lieu et en tout temps, le travail réel fut plus r iche que le travail prescrit. Mais, aujourd'hui, le travail prescrit industriel se caractérise par la montée d'un nouveau type de qualification en raison du couple travail spécialisé/sophi stication des outils. Ce dernier accroît les zones de responsabilité dans les conduites individuelles de l'activité, redistribue donc les pouvoirs entre les salariés en affirmant les professionnalismes. Par conséquent, pour l'auteur, la répartition des rôles en vue de cibler une productivité maximale du travail a déjà commencé à changer la nature du travail sans que cela puisse encore être parfaitement mesuré. Mais des indices sérieux confortent cette proposition.
Tout d'abord, les NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication) en exacerbant l'importance de l'intervention humaine ne peuvent qu'accélérer ce phénomène. Ensuite, l'existence historique d'une approche critique du travail par les ouvriers tend à devenir un mode d'exercice du travail lui-même dans la mesure où cette approche devient de plus en plus la source de la solution aux problèmes d'organisation qui se posent dans l'exercice du travail lui-même. L’auteur évoque à ce propos de « nouveaux modes d'adaptation critiques ». Enfin, ce phénomène induit une redistribution très profonde des savoirs professionnels : le couple encadrant / exécutanttendrait à disparaître, remplacés par un processus d'hybridation des savoirs où l'apport de chacun est déterminé par la dynamique de sa propre professionnalisation et par sa participation à un collectif de travail refondé. Cette crise des fonctions définit précisément un périmètre de reconstruction pour l'emploi dit non qualifié. En effet, ces emplois, en dépit de leur diversité, se caractérisent par un enrichissement qui met l’accent sur les compétences individuelles et les aptitudes de leurs titulaires à œuvrer dans des collectifs de travail qui seraient devenus la base de l’efficacité organisationnelle des entreprises. Ces changements interviennent dans un contexte économique qui en occulte la lisibilité.
Cette théorisation de la transformation du travail et des potentialités qu'elle ouvre pour tout le travail humain n'économise pas une évaluation contradictoire de son insertion dans le réel. Ici, l'auteur pointe que ce processus d'enrichissement du t ravail s'accompagne d'une dégradation des conditions de son exercice. En effet, aujourd'hui, l'interdépendance accrue des travailleurs sous l'effet de ces mutations est instrumentalisée par le patronat qui accorde quelques concessions superficielles sur la question des responsabilités des salariés par des modes de management étroits. Dans le même temps, chez les travailleurs, l'impréparation à ces mutations vécues et leur gestion personnelles et empiriques dominent ; un outil d'accompagnement tel qu'un système de formation apte à évaluer les savoirs acquis pour les développer fait défaut, la mise en cause des fonctions et des pouvoirs que ces mutations portent ne parvient pas à se construire dans des propositions alternatives. Plus généralement, pour l'auteur, la conscience individuelle et collective de ces transformations et de leur potentiel libérateur fait défaut. Mais, sa grille de lecture est suffisamment étayée pour qu'il puisse dresser en fin d'ouvrage une encyclopédie des compétences requises pour les actuels emplois non qualifiés et libérer ainsi leur potentiel de professionnalisation. ■
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