Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Sur l’approche probabiliste de la gestion des risques industriels majeurs

Un système sûr n’est pas un système sans défaillance mais un système conçu, exploité et géré de façon telle qu’une défaillance, quelle qu’elle soit, ne peut avoir de conséquences graves.

Dans les écrits consacrés à l’environnement, à la sécurité, aux gestions des risques sanitaires ou naturels, l’approche probabiliste des risques prend une place grandissante, soit explicitement, soit

implicitement… Cela est encore plus le cas aujourd’hui si on en croit le succès et l’usage douteux de la formule « le risque zéro n’existe pas ». En s’appuyant sur cette formule ambiguë bien des auteurs et des intervenants s’emploient à soutenir que l’objectif du risque nul n’est pas à notre portée et qu’il convient de s’adapter, de gérer l’imprévisible. D’autr es, notamment les ultra-libéraux, vont plus loin et – parce que le r isque est inhérent à l’activité humaine – considèrent qu’il en est quasi-automatiquement un moteur positif et à tout le moins qu’il en reste en quelque sorte le prix à payer, obligatoire ou quasiment incontournable. Le patronat n’est évidemment pas le dernier à plaider pour ce réalisme là qui s’apparente trop souvent à la justification de pratiques qui portent atteinte à la santé et à la sécurité des hommes, à l’environnement. En fait le t erme r i sque empl oyé dans l a formule peut être interprété comme événement banal négatif aussi bien que comme sinistr e majeur. On conçoit que ce n’est pas la même chose.

Avant que l’explosion de Toulouse mette le risque industriel majeur au premier rang des préoccupations, ce sont les risques naturels (tempêtes, inondations), environnementaux (pollutions majeures, effet de serr e) ou sanitaires (crise de la « vache folle ») qui ont tenu la première place dans la litt érature, les médias et dans les préoccupations et discours récents des décideurs. C’est donc sur la gestion de ces risques et des situations de crises correspondantes qu’une grande partie de la réflexion ou du discours a port é. Or il n’est guère pertinent d’en généraliser les conclusions aux r isques industriels. Car le risque industriel présente ce caractère particulier – surtout en l’an 2002 avec l’accumulation des savoirs et de l’expérience – de ne jamais être assimilable à un « danger sans cause ».

Il y a toujours des liens déterministes entre un accident industriel et sa (ses) cause(s), quand bien même la cause en question se réalisera de manière aléatoire (survenue plus ou moins probable selon les cas). Dans la mesure où les procédés industriels (notamment chimiques) sont l’objet de simulations sur ordinateurs et d’études sur pilote avant leur mise en œuvre industrielle, les r isques (et facteurs de risques) sont, au minimum, identifiables tout comme les enchaînements qui conduisent des incidents (dangers) élémentaires aux accidents plus graves.

Par ailleurs les progrès technologiques (liés notamment à l’informatisation) ont pu faire croire à la possibilité de s’affranchir des hommes et de repousser la frontière de « l’erreur humaine », assimilée au dernier obstacle à la sécurité industrielle. Or toute l’expérience ainsi que les réflexions les plus sérieuses montrent le rôle irremplaçable des hommes dans la sécurité industrielle. Le discours ultra-techniciste sur la sécurité industrielle a diffusé une approche contestable de la sécurité et masqué la détérioration fondamentale de la situation : de nombreux choix de gestion ont aggravé les risques et ouvert sur une situation potentiellement tr ès dangereuse, alors même qu’il y a eu amélioration des résultats concernant la sécurité industrielle sur longue période.

On peut dire que, contradictoirement, les progrès technologiques, l’émergence et les progrès d’une science des risques à visée globalisante, la prééminence des risques naturels, sanitaires ou environnementaux dans le débat médiatique, l’impact de crises comme celle de la «vache folle», la pression du management financier dans les entreprises ont occulté l’existence et la spécificité des risques industriels majeurs et en conséquence la montée des facteurs de risques dans la dernière période, ainsi que la gravité potentielle des sinistres.

Il a fallu l’explosion de Toulouse pour braquer les projecteurs sur une réalité que les syndicats, en particulier la CGT, ne cessent de dénoncer. Dans ces circonstances, un des défis à relever est de ne pas laisser évacuer la spécificité du risque industriel car il serait – au minimum – erroné d’y appliq uer sans de str ictes précautions des approches qui valent pour les r isques naturels ou sanitaires. Il serait même criminel d’y appliquer certaines approches assurantielles.

(…)

Sécurité et place des hommes

En théorie, on peut toujours associer des combinaisons d’équipements, de sécurités, de procédures… de façon que la probabilité théorique de tel ou tel risque final devienne nulle. En principe seulement, car il est rarement possible d’aboutir effectivement à une probabilité composée nulle, c’est-à-dire à un événement impossibl e, à une sécurité absolue.

Certes les nouvelles technologies permettent de multiplier et de rendre de plus en plus fiables les contrôles, les alarmes, les mécanismes de sécurité… Mais cela n’est pas en soi une garantie absolue et pour de nombreuses raisons :

  1. la multiplication de matériels et programmes complexes ajoute de nouveaux risques (défaillances matérielles, non maîtrise des procédures et des programmes de sécurité, difficultés à reprendre la conduite manuelle en cas d’urgence, stress face à des régulations peu transparentes, déresponsabili sation de salariés non formés et se croyant à tort protégés à 100%, perte de vigilance ou de savoir-faire, etc.)

  2. la tendance à exclure les salariés de la conception et de la mise en œuvre des technologies, (voire leur exclusion comme objectif des «modernisations »patronales), ajoutent des pertes de savoir et savoir-faire considérables, qui hypothèquent non seulement la marche des machines, des installat ions et procédés mais encore les conditions de sécurité, et qui rendent problématique la maîtrise des inévitables imprévus de fonctionnement.

Ne pas associer pleinement les salariés à l’élaboration des analyses de danger, à la constr uction des arbres de défaillance et à leur actualisation, c’est se priver d’un apport de compétences en même temps que d’un extraordinaire outil de for mation.

Autrement dit si l’analyse probabiliste des risques est un outil technique très utile et très efficace d’analyse et d’évaluation, il ne saurait y avoir de solution efficace de réduction des risques qui prétendrait se limiter à une approche techniciste excluant les aspects sociaux et humains. La place des hommes est centrale dans la sécurité et la réduction des risques. Et donc même quand théoriquement le risque a été réduit à zéro par des moyens techniques, il faut encore envisager les possibles incidents et accidents comme si on n’avait pas une probabilité nulle, et prévoir les mesures à prendre pour en maîtriser les effets et pour empêcher des conséquences négatives si par malchance la probabilité du risque considéré n’était pas absolument égale à zéro malgré les évaluations.

Concrètement cela signifie aussi que même avec des automatismes et sécurités sophistiqués il faut encore que les salariés soient aptes à comprendre et analyser tout ce qui se passe et éventuellement à intervenir (à la fois en maîtrisant les procédés et installations et en maîtrisant les automatismes de conduite et de sécurité associés). Cela renvoie à l’information et à la formation, à l’exigence de disposer de référentiels de formation de qualité ainsi que de vrais manuels d’exploitation avec des procédures de conduite des installations et machines incluant la prévision des incidents potentiels, et la manière de réagir face à ces incidents. De tels manuels ne doivent pas se limiter à de simples check-lists mais permettre une maîtrise raisonnée de la conduite des installations en toutes circonstances (marche normale, occasionnelle ou tr ansitoire et situations anormales). L’idéal est d’associer les salariés à leur élaboration.

Gestion technique et gestion financière du risque

Toute démarche d’analyse et de prévention des risques se heurte constamment à deux obstacles majeurs :

  • la complexité des techniques d’évaluation et d’analyse des risques qui ne sont pas simples et peuvent donc donner lieu à erreur, à interprétation, voire à manipulation. Il ne serait pas inutile de former sérieusement (et hors de toute pression des approches de management) les ingénieurs et les élus du personnel sur ces questions ;

  • l’existence d’une gestion économique du r isque qui vient toujours se superposer à la gestion qu’on peut qualifier de «technique »(c’est-à-dire fondée sur un usage rigoureux des concepts et méthodes de prévention).

Il est évident que si la santé, la sécurité, la protection de l’environnement n’ont «pas de prix», elles ont un coût qui oblige à traiter des conditions économiques et financières de la réduction des risques. La sécurité, la protection de l’environnement ne résultent pas d’une simple construction technique mais constituent par nature un choix économique, politique, social avec des compromis et des arbitr ages. Cela est normal et même souhaitable dès lors que les compromis et les arbitrages résultent de décisions démocratiquement prises, dans la transparence vis-à-vis de tous les acteurs concernés sans exception et sur la base de critères d’efficacité respectant l’intérêt général. Le moins qu’on puisse dire c’est que telle n’est pas la réalité car la gestion des risques est le plus souvent construite autour des logiques de profit des entreprises et d’une absence de transparence réelle. L’expérience du naufrage de l’Er ika ou de l’explosion de Toulouse montre qu’au delà des discours de principe la t ransparence est de fait refusée par les directions d’entreprise et trop souvent aussi par les pouvoirs publics.

Pour l’essentiel donc ce sont les stratégies d’entreprise, dans des conditions de concurrence, de réglementation et de rapports de forces du moment qui déterminent le choix des équipements, procédés, normes de produits et des matériels, niveau des effectifs, … et ceci en toute souveraineté.

Pour une direction d’entreprise le risque ne s’évalue pas principalement comme événement potentiel et négatif socialement mais d’abord comme rapport coût financier/avantage financier des mesures pour se prémunir contre un événement plus ou moins probable. C’est ce critère qui guide les choix essentiels que ce soit, par exemple, pour l’entreprise qui choisit de payer des amendes plutôt que de dépolluer ou pour celle qui fait mieux que la réglementation minimum parce que c’est rentable. Certes le deuxième cas nous agrée mieux mais la logique n’est pas foncièrement différente du premier.

De même on peut s’interroger sur le rôle joué par les assurances. Il est nécessaire et positif que les systèmes d’assurances permettent de mutualiser les r isques (c’est-àdire i ci l e coût des sini st res) et d’éviter cer t aines conséquences économiques et sociales des sinistres. Mais dans la mesure l’existence des risques est la condition du développement du marché des assurances et de sa profitabilité il n’est pas sûr que cela favorise la prévention en amont et la responsabilisation des acteurs. La préoccupation de collecte de primes et de gestion financière de cette manne semblent bien prendre le pas sur toute autre considération. Cela n’est peut-être pas étranger au discours de certains patrons des assurances défendant l’ultra-libéralisme en économie et prônant la société du risque pour les salariés.

Une logique financière ne favorise pas réellement la sécur ité et la protection de l’environnement. Au contraire elle est à la source de bien des effets pervers : utilisation de l’environnement pour de strictes fins publicitaires ou pour dominer le marché et imposer ses normes aux autres économies et entreprises ; choix préférentiel en faveur de la dépollution après coup (parce que cela ouvre de nouveaux profits) plutôt que de la recherche d’une conception de production intrinsèquement sûre et non polluante avec élimination des nuisances à la source et recyclages systématiques, économies de maintenance en pariant que l’incident n’interviendra pas ou qu’il pourra être maîtrisé, etc. Le fait que le calcul économique d’entreprise en terme de coût-avantage est centré sur le retour financier de l’investissement réducteur de risque et de pollution conduit aussi à évacuer des coûts (voire directement des risques et leurs conséquences) hors du champ de responsabilité de l’entreprise : sous-traitance et délocalisations des productions dangereuses et polluantes, socialisation de la pollution ou des coûts de dépollution, mise ou maintien sur le marché de produits, matériels ou solutions techniques contestables…

En outre ce sont des domaines où les dirigeants d’entreprises (et les actionnaires encore plus) sont rarement poursuivis, encore moins condamnés et jamais au niveau des responsabilités réelles et des préjudices et dégâts occasionnés. De plus les systèmes d’assurances, le droit des sociétés et les aides publiques réduisent ou répartissent le coût des infractions et des dégâts.

En l’absence de sanctions financières et surtout pénales efficaces les directions d’entreprises qui gèrent sur la base des critères de profitabili té sont finalement peu incitées à adopter une attitude offensive de promotion de la sécurité et de respect de l’environnement.

Sécurité et environnement ne sont pour le capital que des facteurs à prendre en compte pour une stratégie de profit… des facteurs parmi d’autres et non des objectifs stratégiques.

Les écrits patronaux confirment par exemple le refus de normes publiques un tant soit peu contraignantes. Dès que certaines sont envisagées c’est aussitôt le chantage à l’emploi et la délocalisation qui émerge. Le patronat préfère les labels ou cert ifications privés et non contraignants ou des codes de conduite à l’efficacité douteuse et aléatoire. Précisément parce que le patronat voudra toujours soumettr e la réduction des risques aux contraintes financières il est indispensable d’exiger des normes publiques contraignantes, les moyens de les faire appliq uer effectivement et des sanctions dissuasives en cas de non respect. Dans l’industr ie un employeur n’est vraiment sanctionné (surtout pénalement) que s’il occasionne un sinistre et s’il est possible de prouver une responsabi l i té di rect e. On conçoit qu’il soit difficile d’établir ces preuves quand bien même il est évident que des risques délibérés ont été pris. Par ailleurs les sanctions sont tardives et peu dissuasives pour les décideurs réels.

On se t rouve peu ou prou dans la même configuration que pour la conduite automobile où les comportements à r isques ne sont guère sanctionnés, et souvent après accident. Or pour la prévention

réelle, ce qui importe c’est de réduire la prise de risques, de s’opposer aux enchaînements dangereux à l’origine des accidents beaucoup plus encore que de punir après coup (faible caractère d’exemplarité). C’est ce que confirme l’analyse probabiliste des risques. Et cela justifie des systèmes de sanction financière ou pénale rénovés à l’encontre des entreprises et de leurs dirigeants, afin de favoriser la prévention des risques industriels :

  • une responsabilité financière sans faute automatique en cas de sinistre, couvrant l’intégralité des dégâts (y compris remise en état), garantie effectivement par des sûretés financières dont des assurances œuvrant elles-mêmes pour la prévention (primes modulées selon la politique réelle de prévention) ;

  • une responsabili té pénale renforcée qui pourrait être activée dès lors qu’une direction d’entreprise pratiquerait une gestion à risques (ceci afin d’encourager à une politique active de réduction des risques à la source).

Dans cette optique, la situation pourrait évoluer favorablement si le chef d’entreprise se voyait imposer en toutes circonstances une obligation de résultat de sécurité. La nouvelle jurisprudence à ce propos va dans le bon sens si elle est effectivement appliquée sans épargner les décideurs réels. Aujourd’hui la mondialisation libérale et la gestion pour le profit financier des actionnaires (retour sur fonds propres et cours de bourse) aggravent de façon considérable les potentiels de r isques tant dans les entreprises que pour leur environnement : sous-traitance, PMIsation, gestion en flux tendus, accroissement des flux de transports internationaux, gestions contre l’emploi et les garanties collectives, insuffisance de formation, précarité, économies d’entretien…

Parce que ces pratiques fonctionnent à fond depuis le début des années quatrevingt, on pourrait voir se rompre les digues constituées jusque là par le savoir-faire des salariés expérimentés, salariés qui quittent progressivement les entreprises. Poursuivre ce type de pratiques c’est prendre clairement l e r i sque de déboucher sur des sinistres majeurs. C’est pourquoi nous insist ons t ant sur l ’ urgence de mesures de prévention efficaces. Les problèmes sont connus, les méthodes et solutions aussi… Alors qu’attend-on ?

 

Comment faire pour que la prévention soit autre chose qu’un discours ? Comment réduire les risques ?

 

Outi l s d’ analyse et de prévisi on, l es approches déterministes et probabilistes des r isques (…), correctement utilisées, peuvent appuyer ut ilement l’act ion pour inter venir sur la conception des installations, leur conduite, leur entretien et sur la prévention des r isques en général… Ces approches confirment que toute démarche qui voudrait ignorer la place centrale de l ’homme dans le procès de t ravail est bancale, vouée à l’échec et à l’inefficacité. Leurs enseignements sont en plein accord avec nos analyses et nos propositions revendicat ives en mat ière de prévention des risques industriels majeurs. En même temps, réconcilier les aspects politiques, sociaux et instit ut ionnels de la prévention des risques avec les aspects techniques ne passe pas par une sorte d’exercice d’équilibre entre le technique et le social ou entre l’expert et le militant mais par un choix fondamental. Le choix des mesur es et moyens de prévention, l’ar bitrage coût/avantage des mesures de réduction des r isques et de protection de l’environnement doivent être effectués démocratiquement, en pleine transparence et seulement pour des objectifs d’intérêt général réel. Cela suppose entre autre, pour les questions de sécurité industrielle,

de s’affranchir des contraintes liées aux critères de rentabilité financière qui par nature sont un facteur aggravant des risques et pervertissent toute démarche de sécurité et de protection de l’environnement.

Certes le risque zéro est un idéal difficile à at teindre mais on sait (et on peut) créer des conditions équivalentes au r isque zéro. En tout état de cause, un risque non nul n’est jamais un r isque imprévisible. L’analyse probabiliste des risques, dès lors qu’elle n’est pas dévoyée, fait définitivement un sort à la fatalité ou à l’idée de risque (accident) contrepartie obligée de l’activité industrielle. Mais pour faire passer cela dans la réalité, il faudra évidemment bien des luttes convergentes des salar iés et des populations. Ÿ