Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Jean Tirole : théoricien de la casse du service public de l’énergie

A l’heure de la casse des services publics en Europe, la nobélisation de Jean Tirole, économiste néolibéral confirmé, n’est pas sans intentions. Il fait partie de ceux qui ont jeté les bases théoriques visant à justifier la libéralisation des secteurs de réseau, dont se sont servis la Commission européenne et les gouvernements nationaux pour la mettre en œuvre. Si ces travaux théoriques ont été couronnés par le prix de la Banque de Suède, on ne peut pas dire que leur traduction dans la vraie vie se soit aussi couronnée de succès. Bien au contraire.

Jean Tirole, nouveau lauréat du prix Nobel d’économie est un fervent promoteur du « contrat de travail unique », qui pourrait selon lui « fluidifier » le marché du travail et résoudre en grande partie le problème de l’emploi en France. Si un prix Nobel est à l’origine d’une telle proposition, c’est que c’est probablement une bonne idée, entend-on à droite et à gauche (et de plus en plus à gauche…). Pourtant, à y regarder de plus près, nobélisation n’est pas synonyme d’infaillibilité. Les travaux de Jean Tirole, s’ils ont été couronnés par l’Académie de Suède, n’ont pas produit, dans la vraie vie, les résultats annoncés, loin s’en faut.

Rappelons que Jean Tirole fait partie de ces économistes d’obédience libérale qui ont jeté, il y a deux décennies, les fondements théoriques visant à justifier la libéralisation des secteurs de réseau, notamment les réseaux électriques. Avec son mentor et complice américain du MIT, Paul Joskow, le pionnier du sujet, il est l’auteur de plusieurs articles (1) relatifs à l’introduction de mécanismes de marchés dans le secteur électrique. Dans le prolongement de la loi PURPA aux États-Unis, et du démantèlement du monopole de CEGB en Grande-Bretagne en 1990, la Commission européenne s’est largement inspirée du modèle prôné par Paul Joskow et Jean Tirole pour restructurer les secteurs électrique et gazier de l’Union européenne dans les années 2000.

Ce modèle repose sur une architecture qui a été généralisée à peu près partout dans le monde. Dans un papier de 2008 (2), Paul Joskow en rappelait lui-même les composantes :

– «Privatisation des monopoles d’électricité appartenant à l’État pour créer [...]  des incitations puissantes à l’amélioration des performances et rendre plus difficile pour l’État d’utiliser ces entreprises pour poursuivre des programmes politiques coûteux. »

– « La séparation verticale des segments potentiellement concurrentiels (par exemple, production, commercialisation et vente au détail) et de segments qui continueront d’être réglementés (distribution, transport, système opérations)...». En France, cette recommandation a conduit à la création de deux entreprises indépendantes et régulées RTE, en charge du réseau de transport et ERDF, en charge du réseau de distribution.

– «La restructuration horizontale du secteur de la production, pour créer un nombre suffisant de centrales concurrentes pour atténuer le pouvoir de marché et veiller à ce que les marchés de gros soient raisonnablement concurrentiels ». En France, cette restructuration s’est traduite par l’apparition de fournisseurs alternatifs privés (Direct Energie, Poweo) et par l’obligation faite à EDF par la loi NOME de leur rétrocéder une partie de l’électricité nucléaire produite en France.

– «La création de marché de gros de l’énergie et de réserves [...] pour assurer en temps réel l’équilibre entre l’offre et la demande d’énergie électrique [...] la répartition des capacités de transmission du réseau [...} et faciliter les possibilités de trading entre fournisseurs et entre acheteurs et vendeurs. En France, ce marché spot est assuré notamment par Powernext filiale des principales compagnies électriques opérant en France.

– «La création d’agences de régulation indépendantes avec une bonne information sur les coûts, la qualité de service et la performance des entreprises fournissant des services réglementés de réseau, [...] et le pouvoir de réglementer efficacement les prix pratiqués par les sociétés de distribution et de transport ...». En France, il s’agit de la Commission de régulation de l’Énergie (CRE) créée en 2000.

Naturellement, la Commission européenne n’a jamais exprimé officiellement l’intention de privatiser le secteur, les traités ne lui permettant pas. Mais comme on le voit dans cet article datant de 2008, le premier objectif naïvement avoué par Paul Joskow relève clairement de l’idéologie libérale qui sous-tend l’ensemble du dispositif.

Cette architecture s’est-elle avérée efficace ? Dans ce même papier, dès 2008, Paul Joskow émet lui-même de sérieux doutes : « Nous devons reconnaître, cependant, que la création et le fonctionnement de marchés concurrentiels de gros et de détail de l’électricité est très difficile sur le plan technique et politique. La crise de l’électricité en Californie, les crises de l’électricité au Brésil, au Chili, Ontario, et ailleurs, les scandales impliquant des sociétés de négoce d’énergie, comme Enron [...] l’augmentation des prix de gros de l’électricité en raison des hausses inattendues des prix du gaz naturel et (en Europe) le prix des permis d’émission de CO2, ont certainement rendu les décideurs plus prudents... sur les réformes du secteur de l’électricité. »

Mais depuis 2008, loin de s’améliorer, la situation s’est sensiblement dégradée. Qu’on en juge.

Des prix qui ne cessent de s’élever générant des profits croissants

La concurrence doit faire baisser les prix, c’est bien connu. Quel a été l’impact de la mise en œuvre du modèle Joskow-Tirole ? Pas vraiment celui qui était annoncé.

Alors que les prix de gros de l’électricité ont fortement diminué (les prix français de l’électricité sur le marché J+1 étaient en moyenne de 70 €/MWh en 2008 et sont désormais de 42 €/MWh en 2013), les prix de détail pour les consommateurs résidentiels et tertiaires ont augmenté de 7 % par an au sein de l’UE et de 17 % pour les seules quatre dernières années. Pour les consommateurs industriels, ils ont augmenté de 21 % entre 2008 et 2012 (3), sans que les autorités de régulations, garantes supposées du bon fonctionnement des marchés, ne s’émeuvent plus que cela de cette ponction. De 2000 à 2012, les profits cumulés des grandes compagnies électriques et gazières des principaux pays d’Europe (BE, FR, DE, AU, I, ES, PT) se sont élevés à près de 367 milliards d’euros (4). Une bonne partie de ces profits ont été distribués en dividendes au plus grand profit des actionnaires, dans des proportions quelquefois déraisonnables. Ainsi GDF-SUEZ s’est-il engagé sur la période 2013-2015 à verser 3,5 milliards de dividendes par an, soit la totalité du bénéfice attendu. L’allemand E. On, de son côté, verse bon an mal an 2,5 milliards d’euros chaque année.

Une concentration sans précédent du secteur

Cette masse de profits accumulés a également alimenté les « trésors de guerre » des grands groupes énergétiques qui ont permis aux plus puissants d’entre eux d’absorber leurs concurrents. On a ainsi assisté au cours des dernières décennies à une concentration sans précédent du secteur électrique européen. Une étude conduite par le CERNA, laboratoire de l’école des Mines, en 2008 met en évidence cette concentration (5). Ce rapport recense 247 opérations de fusions-acquisitions entre les entreprises de l’énergie dans l’Union européenne de janvier 1998 à décembre 2007. La valeur des transactions étudiées était supérieure à 100 millions d’euros. L’étude montre également que les dix plus importantes compagnies en Europe ont réalisé des transactions pour un montant total de plus de 215 milliards d’euros. Le résultat est que les parts de marché des cinq principaux groupes électriques européens sont passées de 48 % à 57 % entre 1998 et 2004 (de 62 % à 72 % pour les 10 plus importants). Ce sont donc des centaines de milliards d’euros en dix ans qui ont été détournés de l’investissement productif pour financer la monopolisation du secteur.

Loin de favoriser la multiplicité des acteurs, le modèle Joskow-Tirole a généré un secteur plus oligopolistique que jamais, sans que les autorités de régulation ne s’y opposent, et même avec leur bénédiction tacite lorsque les compagnies absorbées étaient publiques.

Un gâchis de capitaux incroyable

Le modèle Joskow-Tirole a substitué à la planification à long terme la myopie du marché.

Pour un investisseur privé, le choix d’investissement n’est pas seulement une question de minimisation de coût, mais aussi une question de gestion de risques, sachant que les risques varient largement entre technologies. Pour les équipements de base qui présentent plusieurs spécificités communes : longue ampleur des capitaux à mobiliser, durée d’installation, longue durée de vie, exposition au risque politique et réglementaire, qui se conjuguent avec des coûts irréversibles importants, le besoin de recettes stables pour les équipements accroît le risque d’investissement. Il s’en suit que l’investissement en techniques à gaz en cycle combiné, qui est moins capitalistique et plus flexible en exploitation, a spontanément les faveurs des investisseurs.

Avec la libéralisation du secteur électrique, on a donc assisté à un surinvestissement massif en centrales de ce type. Avec le retournement du marché et le développement de la production éolienne, dopée par les subventions publiques, le parc de production s’est rapidement retrouvé surdimensionné en moyens de production au point que, toutes compagnies confondues, le secteur électrique européen a engagé un programme de fermeture (définitive ou temporaire) de 50 GW soit la capacité de production cumulée de trois pays comme la Belgique, le Portugal et la République Tchèque (6).

La sécurité de la fourniture en cause

Très tôt, dès sa mise en œuvre, la libéralisation du marché de l’électricité a fait la démonstration de son ineptie dans un domaine essentiel : celui de la sécurité de fourniture.

Adopté en 1996 par l’État de Californie, le modèle Joskow-Tirole d’organisation du secteur électrique a conduit dès les années 2000 à une crise sans précédent. Faute d’investissements en centrales de pointe, des black-out touchant des centaines de milliers d’habitants ont eu lieu en janvier, mars et mai 2001. Faute d’une offre en pointe suffisante, mais aussi en raison des manipulations des opérateurs, notamment Enron, les prix de gros y ont augmenté de 25 fois, entraînant la faillite ou quasi-faillite de plusieurs compagnies électriques dont les prix de vente étaient réglementés.

Pourquoi ?

Les tenants du marché de l’énergie considèrent que les revenus des périodes d’extrême pointe doivent être suffisants pour attirer les candidats à l’investissement en unités de pointe. Dans les faits, il n’en est rien. Ces unités ont des durées de fonctionnement très faibles, ce qui augmente la part du coût fixe dans leur coût de revient. Leurs perspectives de rentabilité dépendent donc de prix aléatoires, très élevés pendant un très petit nombre d’heures. De ce fait, la libéralisation du secteur électrique s’est caractérisée par un sous-investissement chronique en centrales électriques de pointe. Aujourd’hui, ce qui est arrivé en Californie pourrait bien se produire en Europe, et en France. Au point que le gestionnaire de réseau RTE tire la sonnette d’alarme : « L’analyse des moyens de production disponibles et de la consommation d’électricité des Français révèle un risque de déficit de capacité de production pouvant atteindre 2 000 MW en 2016-2017, essentiellement dû à l’accélération de la fermeture ou la mise sous cocon de moyens de production thermique. » (7)

Il serait injuste de dire que les théories de Paul Joskow et Jean Tirole négligent ce phénomène. Finalement, en 2006 (8), ils ont dû admettre que les mécanismes de marché ne pouvaient pas dans tous les cas satisfaire aux nécessités des réseaux électriques. Mais l’approche qu’ils adoptent est significative de l’aveuglement idéologique qui caractérise les ayatollahs du marché. Ce n’est pas le marché qui est en cause, mais la nature du bien. La sécurité de l’alimentation électrique (et seulement la sécurité !) a un caractère de « bien public » qui, selon les auteurs, doit entraîner une intervention publique, soit pour imposer une obligation de réserves de puissance, soit organiser un « marché de capacité », le tout, bien entendu, donnant lieu à compensation financière aux frais du contribuable. Il est d’ailleurs significatif que le Groupe « Magritte » réunissant 11 des plus importants énergéticiens européens ait fait de cette chimère économique sa principale revendication : « Rémunérer les capacités disponibles et qualifiées en tant que service fourni dans le but de garantir la sécurité de l’approvisionnement pour le système énergétique. » (9)

Ainsi, grâce, entre autres, aux travaux de Jean Tirole, le secteur électrique français est passé d’un modèle public planifié donnant globalement toute satisfaction en termes de prix de service public et de fiabilité, à un système concurrentiel complexe, coûteux et au bord du black-out.

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(1) Fiabilité et marchés concurrentiels de l’électricité en 2007 (« Reliability and Competitive Electricity Markets », The RAND Journal of Economics, vol. 38, n° 1, 2007, P. 60-84, avec Paul L. Joskow) ; « Concurrence dans le marché de détail de l’électricité » en 2006 (« Retail Electricity Competition, », avec P. Joskow, Rand Journal of Economics, 37(4): 799-815 ;  Investissement dans le transport d’électricité, un cadre institutionnel alternatif, 2012 ; (« Transmission Investment: Alternative Institutional Frameworks », First Conference on Wholesale Markets for Electricity, Toulouse, France, 22-23 novembre 2002, avec Paul L. Joskow).

(2) P. Joskow, Leçons tirées de la libéralisation du marché de l’électricité, 2008.

(3) « La crise du système électrique européen », Commissariat général à la stratégie et à la prospective, janvier 2014.

(4) Source : Base de donnée BACH de la Banque de France.

(5) « Fusions et acquisitions au sein du secteur européen de l’électricité et du gaz », Lévêque François et Monturus Ricardo, CERNA, 2008.

(6) Communiqué de presse du Groupe Magritte, mai 2013.

(7) RTE : « Bilan prévisionnel de l’équilibre offre-demande d’électricité 2014 ».

(8) P. Joskow et J. Tirole, Fiabilité et marchés concurrentiels de l’électricité, 2006.

(9) Communiqué de presse du Groupe Magritte, mai 2013.

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