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Jean Tirole : Prix Nobel d’économie... libérale

Le jury néolibéral de la Banque de Suède vient d’honorer l’un des plus fervents représentants de l’économie néolibérale, défenseur de la logique du marché concurrentiel contre les « insupportables » normes étatiques, contre le droit du travail, contre les contraintes « bureaucratiques » imposées aux grandes entreprises et aux banques, qui par ailleurs sont les financeurs de « Toulouse School of Economics ». On comprend aussi pourquoi François Hollande, Manuel Valls et Emmanuel Macron ont trouvé auprès de Jean Tirole un renfort précieux pour la fuite en avant vers leurs politiques néolibérales.

Un concert de louanges a accueilli la nomination du français Jean Tirole au prix dit Nobel d’économie. En fait, il s’agit d’un prix attribué par la banque de Suède, 90 % des lauréats se situent dans le courant néoclassique, leurs travaux s’attachent en général à justifier la supériorité du marché concurrentiel. Emmanuel Macron, Manuel Valls et François Hollande ont aussitôt proposé de rencontrer Jean Tirole. Lui-même a proposé ses services à François Hollande. Voilà qui tombe à pic pour une réforme néolibérale du marché du travail et de l’indemnisation du chômage.

En revanche beaucoup d’économistes hétérodoxes sont loin d’applaudir : « prix des imposteurs de l’économie » écrit Laurent Mauduit sur le site Mediapart, en soulignant son rôle dans la fondation de la Toulouse School of Economics, dans la pure tradition américaine, tandis que l’association Attac considère que Tirole est un « néolibéral coresponsable de la crise ».

Au contraire les adeptes de l’économie standard le qualifient de régulateur pragmatique.

Régulateur ?

Jean Tirole a été « récompensé » pour ses travaux dans la pure tradition de l’économie néoclassique standard dans le domaine de l’organisation industrielle et de la théorie des mécanismes d’incitation et des asymétries d’information. Certes les marchés ne fonctionnent pas seuls et il faut un régulateur, a affirmé son collègue Augustin Landier professeur à l’école d’économie de Toulouse dont Jean Tirole est le président et le fondateur. Si l’on prétend qu’il serait partisan de la régulation économique, on oublie de dire qu’il s’inscrit dans la logique dominante, celle du marché et de la libre concurrence.

Néolibéral assurément

Pour Jean Gadrey, Tirole serait surtout un des plus fervents défenseurs de la logique du marché concurrentiel contre les « insupportables interventions étatiques, contre le droit du travail ».

Pour l’association Attac, le prix Nobel 2014 symbolise « un néolibéralisme dogmatique pour lequel la fonction économique essentielle de l’État est d’étendre la logique des marchés à l’ensemble des domaines de la vie sociale ».

Approche incitative ?

En réalité, peu enclins à l’interventionnisme, comme le souligne Jean Gadrey, Tirole et l’école de Toulouse ont cherché à accompagner la dérégulation/privatisation des grands services publics de réseau à partir des années 1990 afin d’y introduire la « concurrence libre et non faussée ».

Bien des commentateurs ont tendance à privilégier l’« apport » de Tirole sur la régulation du marché du travail. Mais comme le souligne Bernard Guerrien, hormis le rapport du CAE de 2003, il n’est assurément pas un économiste du travail. Il a été « récompensé » pour ses travaux concernant la réglementation ou régulation des entreprises en situation de monopole ou « occupant une part significative du marché ». Alors que dans les années 80, tout en laissant déferler dans tous les pays du monde une vague de privatisations, on créait des « autorités de régulation » censées limiter les abus des anciens monopoles privatisés.

Jean Tirole est le co-auteur avec Olivier Blanchard d’un rapport du Conseil d’analyse économique (2003), intitulé « Protection de l’emploi et procédures de licenciement ». Celui-ci prône en réalité la dérégulation du marché du travail, visant à remplacer le CDI actuel et le CDD par un contrat unique. Cela aurait pour corollaire la suppression d’une bonne partie du droit du travail, en supprimant par exemple les conseils de prud’hommes ; il considère, comme le rappelle Jean Gadrey, que « les prud’hommes n’ont ni l’information ni les compétences pour prendre des décisions de gestion à la place des chefs d’entreprise ».

Il propose comme « garantie » une taxe sur chaque licenciement alors que les entreprises pourront trouver des parades, et que les entreprises évoluant dans des secteurs en bonne santé pourraient être préservées. Il prône une approche dite incitative du type pollueur-payeur, tout particulièrement pour une réforme de l’assurance-chômage. Comme il le proposait dans le rapport du Conseil d’analyse économique de 2003, sans violer les mécanismes du marché, notamment la flexibilité du marché du travail, on instaurerait une simple taxe sur les entreprises qui recourent de façon excessive aux licenciements.

Défenseur du contrat de travail unique, il critique le marché dual du travail, avec d’un côté les « insiders » très protégés, et d’un autre côté les « outsiders » précaires et accédant difficilement aux mêmes protections. Sans remettre en cause les gestions des entreprises et finalement en faisant porter la responsabilité aux salariés prétendus trop protégés.

A propos de la grande crise financière, en décembre 2008, comme le souligne Jean Gadrey, il a proposé… « à peu près tout ce que les banquiers étaient prêts à accepter sans rechigner comme régulation douce ne remettant pas en question leur domination sur l’économie, ni leurs produits dérivés spéculatifs (il faudrait juste éviter quelques « excès ») ». Tirole s’oppose aussi vigoureusement à l’idée de séparation des banques de dépôt et des banques d’affaires. Il s’est aussi prononcé, en Europe, en faveur d’une union bancaire européenne dont l’une des dispositions renforcerait encore les pouvoirs de la BCE sans remettre en cause sa fameuse « indépendance », et sans lui attribuer le droit de prêter aux États en difficulté.

Jean Gadrey rappelle encore que Tirole est le principal auteur d’un rapport sur le climat (2009) où l’on retrouve l’obsession du marché libre, moyennant de petits ajustements ou incitations. Il se prononce contre les normes et les régulations non marchandes contraignantes. Il préconise un « marché unique » à prix international unique du carbone, fondé sur une mise aux enchères des « droits à polluer ».

Mise aux enchères, échanges libres, un marché déterminant le prix « optimal », des produits dérivés pour se « couvrir contre le risque ». C’est, comme le montre  Jean Gadrey, l’argument constant des avocats de ces produits dans les milieux financiers. Toute la panoplie du capitalisme financier est ainsi  prétendument mise au service du climat.  La vision de Jean Tirole est conditionnée par une théorie de l’équilibre général marchand et concurrentiel, pourtant largement  remise en cause aujourd’hui, surtout depuis la crise financière de 2008, par des critiques internes et externes.

Dans la tradition des ingénieurs économistes, Polytechnicien et ingénieur des Ponts et Chaussées, il prétend comme Walras, se livrer à la compréhension scientifique des mécanismes du marché. Il déclare que l’économiste doit être tout à fait indépendant… A regarder de plus près. Sa formation économique, c’est à l’école du MIT de Chicago, comme Milton Friedman et bien d’autres libéraux patentés. La plupart de ses ouvrages et articles sont d’ailleurs en anglais avec l’usage de force formules mathématiques !

De fait il est très lié aux entreprises, comme le souligne Laurent Mauduit sur le site de Mediapart, s’appuyant sur un rapport de La Cour des comptes, entre 2007 et 2012, l’École d’économie de Toulouse a touché 33,4 millions d’euros des entreprises privées (et 42,8 millions de l’État). Il est aussi souligné que les rémunérations de certains chercheurs sont gonflées afin de les attirer. Laurent Mauduit considère que Tirole est « l’un des principaux promoteurs en France de l’OPA du monde de la finance sur l’enseignement et la recherche de pointe à l’Université ». Et il souligne que « les sponsors privés détiennent une bonne partie de la décision… ils peuvent privilégier un type de recherche plutôt qu’un autre ».

Les six conseils du prix Nobel d’économie à François Hollande

Mathieu Delhinger sur France TV info fait un florilège de toutes les déclarations de Jean Tirole. « Je suis prêt à aider le gouvernement », a déclaré Tirole dans un entretien au Figaro du 17 octobre, tout juste récompensé pour ses travaux sur la régulation des marchés. Follement courtisé par les médias et les politiques, depuis son sacre, lundi 13 octobre, l’économiste livre son analyse de la situation économique française et prodigue quelques conseils au président de la République qui s’inscrivent bien dans le tournant libéral du gouvernement.

1 : Accélérer les réformes libérales

Jean Tirole a déclaré : « La France a beaucoup d’atouts, beaucoup de capital humain, beaucoup de très bons chercheurs, beaucoup de bonnes entreprises. Mais elle a aussi des handicaps sur le marché du travail.» Pour notre prix Nobel, François Hollande n’a pas le choix : il est indispensable de « faire des réformes», sans pour autant «casser le modèle social»… « Sans réformes, nous allons droit dans le mur et nous vivrons ce que l’Europe du Sud a vécu. Pourquoi attendre? Plus nous attendrons, plus les réformes se feront dans l’urgence et seront coûteuses pour nos concitoyens.»

2 : Créer un contrat de travail unique

La proposition avait déjà été formulée dans le rapport du Conseil d’analyse économique en 2003, rédigé avec Olivier Blanchard, actuellement chef économiste du Fonds monétaire international (FMI). Jean Tirole veut en finir avec le marché du travail actuel, qu’il décrit ainsi : « D’un côté les stages, les CDD, les emplois aidés et le chômage. De l’autre, les CDI auxquels une grande partie de la population n’a pas accès.»

Il dénonce «une protection excessive du CDI qui se traduit par une précarisation de tous les autres». Tandis qu’en CDD, les entreprises n’ont « pas d’incitation à former» leurs salariés. « En France, on protège l’emploi plus que les salariés», déclare-t-il. Pour mettre fin à ce « mauvais système», Jean Tirole préconise donc un « contrat de travail unique».

3 : Une simple taxe sur les licenciements

Afin d’alimenter le débat sur une nouvelle réforme libérale du marché du travail et de l’assurance-chômage, Jean Tirole évoque, à nouveau, une de ses anciennes préconisations : la fin des cotisations patronales, remplacées par une « taxe sur les licenciements». «C’est l’idée du bonus-malus qu’on applique, par ailleurs, dans le domaine de l’environnement. C’est quelque chose de tout à fait moral et efficace d’un point de vue économique». «Il ne s’agit pas de rajouter une taxe, mais de rééquilibrer», précise-t-il. « Aujourd’hui, l’entreprise qui licencie va payer des indemnités de licenciement aux salariés, mais ne va pas payer le coût pour les assurances sociales du licenciement.» L’économiste français prétend ainsi davantage « responsabiliser» les entreprises.

4 : Mettre en place plus de concurrence

Jean Tirole se dit séduit par la réforme des professions réglementées, engagée par le ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, dans la droite ligne du rapport Attali commandé par Sarkozy. Il prône davantage de concurrence en France, sans pour autant que l’État s’efface. « Une économie de marché doit avoir un État fort, pas un État faible, estime-t-il. Pas un État omniprésent, mais un État qui sait résister aux lobbies». «L’idée de mettre plus de concurrence en France est une très bonne chose», insiste-t-il. « Je prendrai un exemple: les taxis.» Jean Tirole les juge «trop chers et pas faciles à trouver».

5 : Supprimer les « doublons » administratifs

Le prix Nobel d’économie semble séduit par la réforme territoriale, qui prévoit de diminuer le nombre de régions et de faire disparaître des départements. Il juge qu’il faut « éviter les doublons»pour parvenir à « un État moins dépensier: Tout le monde sait qu’il y a trop de communes ou qu’on n’a pas besoin des départements.»

6 : Vive l’union sacrée

Jean Tirole se dit « préoccupé par les tensions actuelles entre les partis politiques français, et entre les syndicats et le patronat. Quand une économie va mal, il est indispensable que, sur des grandes thématiques comme les retraites, le chômage ou le réchauffement climatique, le pays forme une union nationale.»

L’économiste critique tout particulièrement les syndicats. «Ils représentent plutôt les CDI et les fonctionnaires », déplore-t-il. « Ils ne sont pas contrôlés par les chômeurs, les CDD... ceux qui souffrent actuellement. »

On comprend, comme le fait remarquer Jean Gadrey, que le jury néolibéral de la Banque de Suède honore l’un des fervents représentants de l’économie néolibérale, défenseur de la logique du marché concurrentiel contre les « insupportables » normes étatiques, contre le droit du travail, contre les contraintes « bureaucratiques » imposées aux grandes entreprises et aux banques, qui par ailleurs sont les finançeurs de la Toulouse School of Economics. On comprend aussi pourquoi François Hollande, Manuel Valls et Emmanuel Macron ont trouvé auprès de Jean Tirole un renfort précieux pour la fuite en avant vers leurs politiques néolibérales. n

 

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