Catherine Nedelec
Sans prendre la peine de la réflexion politique à l’issue du résu ltat du référ en dum du 29 juin dern ier, le Ministre de l’Econom ie et des Finances Thierr y Breton a choisi d’afficher d’emblée son état d’es prit en matière économ ique.
Il est par ticulièrement significatif que la poursu ite de la privatisat ion des entr eprises publiques du secteur de l’éner gie (Gaz de France , EDF et AREVA) et un désen gagement supp lémenta ire de l’Etat dans le capital de France Télécom aient const itué les annonces prioritaires de ses intent ions. Celles-ci témo ignent -s’il était encor e besoin de le démontr er que la privatisat ion des entr eprises de l’éner gie n’a pas à voir avec la nécess ité de financer leur projet industr iel comme le mar tèlent à l’envi dirigeants politiques et patr ons d’entr eprises. Elles procè dent d’un choix idéologique, celui de la poursu ite de la déréglementat ion du secteur éner gétique eur opéen qui a pour tant prouvé son inca pacité à résoudr e les problèmes sociaux et industr iels depuis 10 à 15 ans .
Plutôt que d’interr oger les raisons structur elles qui provoquent l’augmentat ion du chômage et de la précar ité en France , ce sont le désen gagement de l’Etat , l’affaiblissement des ser vices publics, les exonérat ions de charges patr onales et les facilités de licenc iement qui sont préconisées , toutes solutions à l’origine du mal.
Avec un déficit public qui ne cesse de grand ir, la vente du patr imoine public est devenue une méthode de gest ion du budget de l’Etat . Ainsi, le br adage de France Télécom rappor tera-t-il quelque 4 milliards d’eur os au budget de l’Etat et celui de Gaz de France , dont la première cotat ion en Bourse devrait inter venir le 7 juillet, de l’ordre de 2,5 milliards.
L’au gmentat ion de ca pital qui accom pagne la mise en Bourse de Gaz de France devrait app or ter 1,5 milliard de fonds propres supp lémenta ires à l’entr eprise. Une goutte d’eau par rappor t aux capacités de financement que peut dégager son activité industr ielle dans les trois ans à venir (19 milliards d’eur os). Un gas pillage de ressour ces financières dans la mesur e où celles-ci devraient êtr e englouties dans des acquisitions externes et des recom positions capitalistiques aux seules fins de par ticiper à la guerr e écono mique que se livrent les grands groupes de l’éner gie en Europe. Pendant ce temps , le ser vice public cont inuera de se dégrader, le remplacement des fontes grises dites «cassantes » pourra atten dre la prochaine explosion meurtrière et les salariés devront consacr er l’essent iel de leur motivation à sau vegarder leurs em plois et à préser ver leurs droits face au dumping social que la gestion financ ière des groupes organise.
Pendant ce temps auss i, deux caté gories d’acteurs se frotter ont les mains : les futurs actionna ires bien sûr qui sont déjà assurés d’un doublement des dividendes de Gaz de France d’ici trois ans mais auss i tous les intermé diaires dont la fonct ion essent ielle est de fluidifier le mar ché financier : analystes , ca binets d’au dit, ban ques d’affaires et grands cabinets d’avocats .
Voilà rap idement brossée la car te d’identité de la mise en Bourse de Gaz de France , dont la réuss ite techn ique mais sur tout politique sera appr éciée comme une véritable répétition en vue de la privatisation d’EDF, toujours prévue dans le calendrier de l’automne 2005.
L’apparente facili té avec laquelle la privatisation de Gaz de France semble se dérouler tranch e pourtant avec une réalité économiqu e et politique beaucoup plus complexe et contradictoire qu’il n’y paraît.
Les résu ltats de la politique industr ielle et sociale poursu ivie livrent un verdict sévère qui oblige Thierr y Breton à tomber les masques : un taux prévisionnel de croissance qui devrait plafonner à 1,5% en lieu et place d’un planc her de 2,5% annoncé pour l’année 2005. Plus explicite encor e est le verdict du rappor t de force politique qui s’est exprimé dans le vote du 29 mai dern ier : la réaffirmat ion de la primauté des valeurs sociales et solidaires qu’incarne le ser vice public sur l’organisation financ ière de la société rend les orientat ions politiques gouvernementa les entièrement illégitimes . Les citoyens ont sanct ionné sans équivoque dans les urnes mais surtout dans le débatles choix écono miques libérau x en cours en Europe. Ils ont auss i rappe lé, par leur haut niveau de par ticipation au scrut in, leur légitimité à inter venir dans les orientat ions politiques qui déterm inent des choix de société : les ser vices publics et les entr eprises publiques sont le bien commun de tous les citoyens, leur rôle et leur organisation sont emblémat iques du type de soc iété que les uns ou les autr es veulent constru ire. Le vote non à 62% des salariés du public et à 74% des sympath isants de la CGT place les par tis politiques qui se réclament d’une société solidaire devant d’énormes res ponsa bilités .
Quels chantiers politiques faut-il ouvrir pour arrêter le processus de privatisation des entreprises publiques de l’énergie et réorienter leur gestion vers la réponse aux besoins sociaux ?
Il con vient d’abord de se mettr e d’accor d sur l’analyse : En premier lieu pour constater , contra irement à une idée tenace , que l’app el aux mar chés bours iers ne const itue que très marginalement un moyen de financement des invest issements . Pendant la période 1971-1992 en France , qui englobe les résu ltats des privatisations des années 1986 et suivantes , la par t nette des émissions d’actions dans le financement tota l des entr eprises a été de 4% (1).
En 2004, les entr eprises eur opéennes ont distr ibué 120 milliards d’euros de plus qu’elles n’ont obtenu de capital sur les marchés financ iers : elles ont distr ibué 199 milliar ds de dividendes, dépensé 30 milliar ds en rachat d’actions alors que les augmentat ions de ca pital, les intr oductions en Bourse et les placements se sont élevés à 110 milliar ds. (2)
La mise en Bourse de Gaz de France puis celle programmée d’EDF permettra en réa lité de faire entr er un secteur entier dans le champ du capitalisme financ ier. Les consé quences sera ient cons idéra bles : la «réuss ite» de la mise en Bourse d’EDF et Gaz de France reposera sur l’engagement du management à dégager une renta bilité financ ière des groupes et sur la démonstrat ion de sa capacité à res pecter ses engagements . Les choix industr iels ne se feront plus en fonct ion de l’intérêt généra l mais au nom de l’intérêt à cour t terme des actionna ires. Très concrètement , le Président de Gaz de France s’est engagé à doubler le montant des dividendes d’ici 3 ans , celui d’EDF à passer d’un montant annue l de l’ordre de 400 millions d’eur os à 1,2 milliard.
Ces exigences financ ières exorbitantes con duisent l’Etat à acce pter une augmentat ion de 15% des tar ifs de gaz pour les ména ges au 1er juillet 2005, sans rappor t avec l’évolution réelle des coûts d’approvisionnement . Quant à la direction d’EDF, elle préfère flirter en permanence avec le risque de cou pures d’électr icité, la pénur ie faisant monter les prix, plutôt que d’anticiper les investissements nécessa ires pour préser ver la marge de sécur ité indispensab le au fonctionnement du système électr ique frança is et européen. Cela con duit également à économ iser de façon violente sur les coûts internes des entr eprises : 7,5 milliards de réduct ion des coûts de fonct ionnement du groupe EDF sur 3 ans , dont 2/3 en France . 10 000 emplois internes sont ainsi en jeu. La baisse de qualité du ser vice rendu, comme par exemple le délesta ge de 60 000 abonnés à Nantes le 22 juin dernier est une consé quence directe des économ ies dictées par la gest ion financ ière d’EDF.
La press ion financ ière sur les sous-traitants entra îne dans son sillage précar ité et insécur ité du tra vail pour les salariés, avec des consé quences sur la sécur ité des insta llations qui un jour ou l’autr e se révèleront de façon dramat ique. Le nom bre de salariés issus des pays de l’est eur opéen, souspayés et tra vaillant comme des noma des, explose sur les chantiers d’EDF et Gaz de France .
Non seulement, les services publics ont perdu leur fonction de dynamique sociale et économique mais plus grave est qu’en tant que grands donn eurs d’ordre, ils particip ent voire accentuent la dégradation de l’emploi et des garanties sociales en Europe.
Une autr e consé quence , moins apparente , de l’orientat ion financ ière qui accom pagne la privatisation d’EDF et Gaz de France est celle du choix de leur modè le de développement . La dictatur e de la valorisation bours ière con duit les groupes à devoir s’inscr ire dans la course à la taille par acquisitions externes en lieu et place d’un développement interne créateur de richesses pour la collectivité (em plois, recherche…). Compte-tenu de l’exigence des marchés financ iers en terme de renta bilité et de temps de retour sur invest issement , la croissance par acquisition externe est une solution plus rapide que l’invest issement interne , par ticulièrement dans le domaine de l’éner gie où les invest issements industr iels opèrent sur le long terme (gazoducs, barra ges, centra les, réseau x). Les milliar ds dépensés en acquisitions capitalistiques sont un véritab le gas pillage de ressour ces financières et se tradu isent en centa ines de milliers d’emplois détru its dans le secteur de l’éner gie à l’échelle européenne . C’est un frein cons idéra ble pour la construct ion d’une vraie politique eur opéenne de l’éner gie.
Et lors que Thierr y Breton se lamente des résu ltats de la balance commer ciale de la France qui ne cesse de se dégrader, notamment sous l’effet de la factur e éner gétique, il oublie que c’est sa propre politique qui amplifie le phénomène. Car la renta bilité financ ière exigée des entr eprises de l’éner gie, publiques comme privées d’ailleurs , con damne de facto les solutions industr ielles qui permettra ient de rédu ire le désé quilibre. Ces solutions passent par des invest issements de long terme dans la recherche, dans la format ion et dans la recon quête de l’emploi industr iel. Il faut recons truire, augmenter et modern iser les capacités de production industr ielle dans les entr eprises de la filière éner gétique (chez Alstom , AREVA…). Il faut décider d’invest ir prioritairement dans des moyens de production d’électr icité qui préser vent à la fois l’indépendance énergétique de la France et de l’Europe et l’environnement : la décision de constru ire une première tranche nuc léaire nou velle générat ion à Flaman ville est noto irement insuffisante . C’est à une planificat ion de long terme des invest issements qu’il faut tra vailler, engageant la construct ion de paliers techno logiques dans toutes les filières : production d’éner gie à base de nuc léaire, hydr aulique, nou velles éner gies (éo lien, solaire) mais auss i le charbon à par tir de «techno logies propres». Réor ienter la finalité des entr eprises vers la réponse aux beso ins sociaux impose deux con ditions : subst ituer une logique industr ielle à la logique financ ière qui pilote leur straté gie actue lle mais auss i mod ifier rad icalement les politiques économ iques nationales et européennes pour dégager le financement des investissements industr iels de l’emprise des marchés financ iers .
Au niveau eur opéen, cela app elle une redéfinition de la politique monéta ire et du rôle de la BCE afin que les ressour ces financ ières communauta ires ser vent le financement des infrastructur es publiques , l’emploi, la recherche et la format ion.
Le débat politique à ouvrir et à organiser est donc vaste pour savoir de quelle organisation du secteur de l’énergie nous avons besoin pour l’avenir, en France et en Europe.
Le terra in est loin d’êtr e vierge. Les salariés du secteur de l’éner gie et la CGT cont inuent d’invest ir avec opiniâtr eté le débat sur les finalités du ser vice public, sur la nécess ité d’une maîtrise 100% publique de ce secteur . L’option prise par les électr iciens et gaziers d’en appeler aux citoyens pour défendre leurs ser vices publics et définir leurs missions a de l’avenir et a permis quelques avancées .
Le fait par exem ple que députés et sénateurs aient dû tra vailler à l’adoption d’une loi d’orientat ion sur l’éner gie (LOE) est un point positif, même si le fondement libéra l qui fait des mécan ismes de marché un présu pp osé incontour na ble a été un facteur d’app auvrissement des options concrètes retenues . Le débat sur les quest ions de politique éner gétique n’en est pas clos pour autant et le «débat citoyen» reste à organiser.
De nom breux points d’app ui existent dans l’opinion pour changer le cours des choses et notamment s’opp oser à la privatisation des ser vices publics que sont EDF et Gaz de France . Les multiples analyses d’opinion qui ont accom pagné le grand débat public provoqué par le référendum eur opéen sont par ticulièrement encoura geantes . Elles conc luent que « les frança is, de plus en plus émanc ipés de leurs appartenances trad itionne lles (religieuses , familiales, politiques …), tou jours plus instru its , plus informés et davanta ge consc ients de leur force disposent d’une plus grande com préhension de la société. Ils deviennent électeurs interm ittents , consommateurs critiques , salariés exigeants …. » (3)
La responsabilité des partis politiques dits de gauche est donc entière pour reprendre au bond ce que les citoyens ont initié en exigeant leur intervention directe dans la conduite des affaires de la société.
La construct ion originale d’un débat, alliant critique du projet ultra-libéra l et discuss ion sur des propositions alternatives -et non sur les enjeux d’appareilsqui a vu le jour au tra vers de multiples formes démocrat iques («collectifs du non», utilisat ion du réseau internet , débats politiques dans les entr eprises ) est une voie prometteuse pour recons tru ire un projet de société tota lement ancré à gauc he. La place des ser vices publics dans notr e société et leur mode de financement sont des enjeux fondamentau x dans cette nou velle construct ion.
Ce débat devra permettr e d’affronter les logiques écono miques et sociales qui viennent d’êtr e contestées pour définir d’autr es alternat ives, pour rendre lisibles d’autr es pers pectives politiques , con ditions indispensab les aujourd’hui pour donner du souffle au mou vement social et aux luttes revendicatives.
Dérives du capitalisme financier – Michel Aglietta / Antoine Rebérioux.
Selon une statistique de la Société Générale
Analyse SOFRES.
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