Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Ajustements structurels et classes laborieuses. Les métamorphoses du travail dans unfaubourg populaire d’Accra (Ghana)

Martin Verlet

 

Notre propos a pour objet les métamorphoses du travail dans un bidonville d’Accra : Nima. Le parcours séculaire va de l'intrusion coloniale britannique jusqu’au choc, à partir de 1983, des politiques d’ajustement structurel préconisées par le FMI et la Banque mondiale, mises en œuvre par l’Etat ghanéen. Du retrait de l’homme salarié à la mise au travail des enfants (1).

Le champ d’observation sera un quartier populaire d’Accra, Nima, qui, au cours des décennies passées, fut l’un des creusets de la classe ouvrière au Ghana. Sous l’effet des politiques d’ajustement structurel, qui furent conduites avec une singulière fermeté au Ghana, à partir de 1983, sous la direction de Jerry Rawlings, le tissu social s’effiloche ; le marché du travail se rétrécit ; par dizaines de milliers, des salariés se retrouvent au chômage, à la dérive, en situation de désaffiliation sociale. Conséquence directe de la déréglementation du marché du travail, la dérégulation domestique s’aggrave, entraînant la redistribution des rôles et une redéfinition des activités économiques au sein des familles. A la suite du retrait de l’homme salarié, on assistera à la professionnalisation du travail des femmes, puis à la mise au travail, plus précoce, plus systématique, des enfants.

Dans le temps court, c’est-à-dire les deux dernières décennies, l’exploitation du travail des enfants telle que nous l’observons à Nima, coïncide avec l’application des programmes d’ajustement structurel. Sur les classes laborieuses, l’ajustement se traduit d’abord par le recul du travail salarié, par la ruine des systèmes de protection sociale, par la dégradation des conditions de vie, par l’érosion des réseaux de solidarité primaires, par la vulnérabilité de masse. Dans la longue durée, laquelle correspond grossièrement au XXème siècle, le phénomène s’inscrit plus largement dans une triple trajectoire : celle des formes de la ville ; celle des métamorphoses du travail salarié ; celle enfin des vicissitudes des unités domestiques. Ces trois trajectoires s’entrecroisent, se mêlent, se confondent.

Nima : les formes de l’anti-ville

A proximité du centre administratif et commercial d’Accra, les faubourgs populaires de Nima et de Mamoobi se sont constitués, aux marges de la cité, comme une ville à part. Les formes de cette agglomération au sein de la ville se sont profondément modifiées dans le temps. D’une archéologie des formes de la ville, il ressort que trois sédimentations se sont cristallisées au fil des générations pour structurer les configurations urbaines que nous découvrons aujourd’hui : les mouvements migratoires; les avatars du travail salarié; la présence de l’islam.

Les faubourgs jumeaux de Nima et de Mamoobi regroupaient, en 1970, 11% de la population d’Accra. Ils comptent aujourd’hui 150.000 habitants. Nima constitue, avec Kumasi et Tamale, l’un des principaux lieux de la présence de l’islam au Ghana. L’espace urbain est fortement contrasté. Deux pôles opposés symbolisent l’extrême différenciation du tissu urbain : le gutter (2) , qui représente la ruralité, la pauvreté, l’exclusion ; Nima Highway, qui affiche une vitrine d’urbanisation, d’opulence, de modernité. Le gutter, ce sont « les eaux usées de la misère », pour reprendre l’expression d’Eugène Dabit. Nima Highway, c’est l’intrusion, au sein du quartier populaire, de la ville étrangère.

De toutes les empreintes qui ont façonné Nima dans sa genèse séculaire, la plus marquante fut, sans aucun doute, le travail migrant, son ascension, puis sa dévalorisation. Quartier populaire, le devenir de Nima se confond intimement avec le destin des classes laborieuses au Ghana. Qualifier Nima de zongo (3), c’est désigner, d’un même mot, la ville à part, étrangère à la ville, sa population de travailleurs migrants, l’empreinte de l’islam sur la vie sociale.

Déréglementation du travail et dérégulation domestique

L’archéologie des formes de la ville laisse affleurer les traces de l’histoire du travail sur Nima. Trois séquences sont identifiables, où se croisent les effets de l’urbanisation spontanée et les vicissitudes du travail migrant. Le campement correspondait à la période formative des classes laborieuses sur Accra. A la phase d’expansion du marché de l’emploi, répondit le bidonville. Puis le faubourg populaire concordera avec la phase de la déchéance de la condition du travailleur migrant, à sa disqualification. Trois termes symboliseront ces parcours mêlés : le creuset ; le vivier ; la décharge.

Le creuset ? Nima fut en effet le lieu où se forgea le noyau d’une classe ouvrière urbaine de manœuvres, de terrassiers, de domestiques, d’hommes de labeur. Le vivier ? Le travail s’élargissait sur Accra. La période conduisant de 1940 à 1981 fut celle où le campement se densifia, se transforma en bidonville, en même temps que le noyau originel se muait en classe laborieuse. Nima devint alors une réserve inépuisable de force de travail. La décharge ? Au marasme économique succède le choc de l’ajustement. Retardée, la déréglementation du marché du travail, engagée à partir de 1986, ruinera les équilibres sociaux institués sur Nima. La force de travail est massivement mise au rebut de l’avenir. Les oscillations de l’unité domestique à la famille, puis le retour du balancier, de la famille vers l’unité domestique, reflètent les avatars de la condition du travailleur migrant. Dans la phase initiale, l’adolescent qui s’arrache à l’univers villageois pour accéder à un emploi rémunéré ne s’embarrasse ni d’une femme ni d’une famille. Son horizon devient l’argent pour construire son retour au pays natal, parmi les siens. Son univers urbain est essentiellement masculin. Ainsi se constitueront des noyaux élémentaires de familiarité et de proximité où l’on partage la même maisonnée, où l’on utilise les mêmes filières de découverte d’un emploi, où, le soir, on mange la même soupe, où les revenus se partagent autant que de besoin : l’unité domestique.

Dans un second temps, devenu citadin, sa condition se stabilisant, le migrant est tenté de se constituer une famille. L’arrivée d’épouses venues directement de son village d’origine modifiera considérablement la vie sociale. Elle se traduira par l’éclatement des unités domestiques et leur fragmentation en familles. Dans un dernier moment, l’implosion de l’économie, puis la crise de l’ajustement structurel entraîneront la débâcle du travail salarié. En profondeur s’opère un remaniement social qui bouscule les équilibres sociaux jadis institués. La disqualification du travailleur salarié eut pour effet de priver l’homme de son rôle de chef de famille. Celui-ci part à la dérive. Les familles récemment formées se désagrègent. Les femmes deviennent chefs de famille. Mais la famille monoparentale ne peut perdurer qu’en se recomposant. Elle s’adjoint des éléments extérieurs. Ce sera le retour à l’unité domestique.

La dérégulation du marché du travail a engendré la dérégulation domestique. La notion de « dérégulation domestique » exprime les incidences, vécues à la base, des programmes de libéralisation sous contrainte et d’ajustement structurel sur les classes laborieuses urbaines. Elle met en avant leur impact social et domestique. La déréglementation du marché du travail a engendré la dérégulation des unités domestiques. La réponse sociale sera la recomposition de l’univers domestique sous l’emprise de l’impérialisme globalisé, la résistance des plus appauvris par une mobilisation de leurs capacités d’imagination, de toutes leurs ressources en force de travail. A la professionnalisation de l’activité des femmes, s’ajoutera la mise au travail des enfants.

Du retrait de l’homme à la mise au travail des enfants

Sur Nima, trois formes de travail se combinent : le travail domestique ; le travail indépendant, curieusement qualifié, à partir d’un usage édicté par les institutions financières internationales, de « travail informel » ; le travail salarié, aujourd’hui menacé.

L’histoire des classes laborieuses à Nima laisse découvrir des états successifs du travail dans ce faubourg populaire d’Accra. L’état initial correspond à la préhistoire du travail salarié. Le travail naît de la mobilité, des mouvements migratoires à longue distance. Les situations de travail se stabiliseront. De saisonnier, le migrant se fixera à proximité des gisements d’emploi. Ses liens avec sa communauté d’origine se distendirent. Désormais, il se consacrera uniquement à son travail salarié. Dans cette phase formative, les classes laborieuses de Nima se constitueront à partir d’une matrice unique : le travail salarié.

Un second état coïncide avec une période de longue durée de croissance soutenue du marché du travail urbain au Ghana (1920-1980). Le secteur public représente le plus important pourvoyeur d’emplois, offrant les garanties maximales de stabilité et de rémunération. Un troisième état est marqué par l’ébranlement de la condition salariale. L’implosion de l’économie, puis la crise de l’ajustement structurel précipiteront la débâcle du travail salarié. Le secteur privé réduira ses effectifs dès la fin des années 70. A partir de 1985, la vague des licenciements massifs s’amorcera et décimera le secteur public lequel employait la plupart des travailleurs de Nima. En l’espace d’à peine deux décennies, un travailleur sur trois perdra son emploi. Une famille sur quatre se trouvera affectée. A la figure devenue familière de l’homme travailleur se substituera dès lors celle, plus inquiétante, plus insolite, du travailleur déchu, privé de son emploi, d’un individu « fatigué de lui-même », pour reprendre l’expression de Alain Ehrenberg, frappé inexorablement d’inexistence sociale, de dissociation. Les figures du travail se métamorphosent. Le travail indépendant, commerce, artisanat, activités de service, connaît une remarquable expansion. Le travail se décline désormais aussi au féminin.

La montée de la crise fait surgir une nouvelle génération du travail féminin. Celle-ci se différencie profondément de la précédente, laquelle était formée de femmes auxiliaires, dépendantes. L’autonomie et la primauté du travail au féminin, qui se banalise aujourd’hui, contrastent donc avec l’hégémonie masculine qui s’imposait auparavant.

Plusieurs tendances influencent ce processus de féminisation du travail. La première est sa banalisation. En effet, 95% des femmes exercent désormais une activité rémunératrice. Le travail des femmes s’est professionnalisé en l’espace d’à peine une décennie. Il s’agit actuellement d’une activité à plein temps, qui exige le plus souvent une solide expérience ou des compétences particulières. On observe par ailleurs une spécialisation croissante. La femme s’investira sur un créneau précis, correspondant à une demande forte. Dans le même temps, elle fera preuve d’une extrême plasticité dans ses choix, s’adaptant au plus près aux aléas du marché et aux goûts des consommateurs. Plus récente est la tendance à la qualification, laquelle passe par un apprentissage. Ainsi prolifèrent depuis peu les salons de coiffure et les ateliers de confection.

On observe une intensification du travail féminin. Les temps de travail s’allongent. Au bout du compte, la durée des journées de travail oscillera entre 12 et 14 heures, celle de la semaine de travail dépassera les 80 heures. L’évolution vers la capitalisation des activités féminines est également sensible. Le capital initial pourra provenir du mari, d’un parent ou d’un protecteur. Dans bien des cas, les bénéfices sont engloutis dans les dépenses domestiques. Le renouvellement du capital constituera un problème constant.

L’éventail des activités féminines demeure restreint. Pour l’essentiel, ce seront des activités de service. Les femmes s’affairent pour la plupart dans le secteur du petit commerce et de la revente au détail. Une contrainte s’impose au travail féminin. Comment concilier l’activité professionnelle et les responsabilités familiales ? Absente du foyer familial, la femme travailleuse devra confier la gestion domestique à l’une de ses filles. Ce transfert de responsabilité sera l’antichambre de la mise au travail des gamines. A La professionnalisation de l’activité des femmes viendra s’ajouter la mise au travail des enfants. A vrai dire, l’enfant exploité est né de l’homme salarié condamné au chômage et de la femme, devenue négociante, contrainte de s’affairer dès l’aube dans les rues ou sur les marchés..

On assiste, depuis une vingtaine d’années, à l’émergence d’une nouvelle génération de l’enfance exploitée. La génération en question eut pour « âge historique » la crise, plus globale, de l’ajustement structurel. Celle-ci fut son unique horizon. Grandir sous influence, tel fut son destin. Les gamins et les gamines que nous avons rencontrés à Nima étaient âgés de 6 ans à 16 ans. Ils étaient uniformément des éléments de cette enfance ajustée. Ils avaient « grandi » sous ajustement. Aujourd’hui la mise au travail de la génération de l’enfance ajustée revêt une ampleur et une signification renouvelées. Elle participe de la redistribution des rôles et de la redéfinition des fonctions économiques au sein des unités domestiques en transition. L’abaissement de l’autorité de l’homme chef de famille et sa marginalisation économique conduisent à l’ascension de la position des femmes. Leur rôle est particulièrement crucial dans le cas des familles monoparentales (50% à Nima).

C’est en vertu de ses qualités particulières que la force de travail infantile sera exploitée. Elle est flexible, malléable, aisément renouvelable, donc jetable, peu coûteuse. Elle n’est pas rémunérée ou bien payée en dessous de sa valeur, ce qui permet de la mettre en compétition avec les forces de travail des hommes et des femmes, dont les rémunérations se voient ainsi tirées vers le bas et l’emploi menacé. L’enfant sera nié dans son être, dans son développement. Cette force de travail hors normes pourra en outre être mobilisée pour accomplir des activités illicites. Il existe un mode spécifique d’exploitation de cette force de travail singulière du fait qu’il est dénué à l’enfant d’être un sujet de droit. L’exploitation du travail infantile constitue ainsi l’un des rouages de la déréglementation du marché du travail. Celle-ci vise à construire une concurrence exacerbée entre les membres d’une même unité domestique : hommes, femmes, enfants. La mise en ?uvre de la force de travail des enfants assurerait au capitalisme une facile réserve de travail, faiblement qualifiée, ignorante de ses droits, dévalorisée. L’assujettissement de l’enfant au travail préfigure la construction de l’homme flexible, atomisé, coupé de ses racines sociales, privé de ses capacités contractuelles, vidé de sa pugnacité revendicative, réduit à l’état d’instrument dissocié, abstrait, de forces de classes qui décideraient aveuglement, de haut, de l’abaissement de sa condition. Sur le marché, la force de travail ne représente qu’une marchandise un peu plus dépréciée que les autres. Mais, sous notre regard, elle constitue avant tout le révélateur sensible d’une entreprise internationale d’équarrissage de la condition salariée. L’exploitation des enfants constitue une rupture avec la condition salariale. Elle en est même la négation, et précipite ainsi la ruine du salariat.`

Les formes du travail des enfants recouvrent un large éventail d’activités. Les activités à l’ombre du domestique incombent le plus souvent aux fillettes : travaux conduits à l’intérieur de la maisonnée, dans le voisinage ou sur le marché dans le sillage de la mère ou de la tutrice. Ou bien il s’agira de la gamine placée à l’extérieur comme servante, comme domestique. Les activités de service prolifèrent. Il s’agira le plus souvent de vente ambulante, de petit commerce sur les marchés, de portage, de maintenance, de réparations. Les services sont l’ombre portée du travail informel. Contrairement aux activités domestiques, filles et garçons se retrouvent mobilisés dans cette nébuleuse d’activités qui participent à la vie quotidienne. Plus rares, les travaux productifs seront surtout le fait des gamins pour ce qui est du bâtiment, du travail du bois ou du fer. Les filles seront associées à la transformation des produits agricoles et à la confection de vêtements. Les activités marginales représentent des formes particulières de ce travail hors normes qui est celui de l’enfant transformé en marchandise. L’exclusion précipite le développement des activités marginales, certaines d’entre elles étant socialement tolérées, alors que d’autres, franchement illicites, seront réprouvées et réprimées. Il convient de préciser que les activités marginales sont minoritaires. Quant aux actes délictueux ou criminels, ils restent exceptionnels.

L’apprentissage est la voie privilégiée de la mise au travail des enfants. L’inventaire des activités de production pratiquées par les gamins recouvre un éventail extrêmement large de métiers conduisant de la forge, du chantier de construction, à l’atelier de charpentier et de menuisier, à l’imprimerie ou au garage de construction automobile. La réparation des équipements électroménagers, des appareils de radio ou de TV, des vélomoteurs est largement répandue. S’agissant des filles, les activités ressortissent à l’artisanat et aux services : ateliers de confection de vêtements, boulangeries, salons de coiffure, gargotes. Du gamin à la gamine, l’image s’inverse. L’apprentissage se confondra dans 55% des cas à un travail productif pour ce qui est des garçons lesquels ne seront que marginalement mobilisés dans les activités commerciales. Ce pourcentage tombera à 10% en ce qui concerne les filles. Celles-ci, dans leur immense majorité (82%), seront appelées à s’initier aux pratiques de la vente. Leur destin est fixé à l’avance : le négoce. S’opère ainsi dès l’enfance une bifurcation des trajectoires, puis une stricte partition des rôles. En se qualifiant professionnellement, les garçons seront préparés très tôt à rejoindre leurs aînés sur le marché du travail. Se spécialisant comme commerçantes, les fillettes seront précocement incorporées à la condition féminine qui les fera osciller entre les tâches domestiques et le secteur du petit commerce.

L’exploitation des enfants plonge ses racines dans l’univers domestique. Elle reconduit les liens traditionnels de subordination des cadets aux aînés, des femmes aux hommes, ainsi que l’usage institué de l’adoption et du parrainage du jeune enfant. Le fait que la mise au travail passe par les canaux de la parenté va aboutir à un processus de domestication des rapports de travail. Ceux-ci emprunteront leurs formes au langage et à l’idéologie de la parenté. Le maître ou la maîtresse joueront d’un simulacre de position parentale sous prétexte que leur autorité procède initialement des parents, provient de l’univers domestique de l’enfant. Cette domestication du rapport de travail, l’usage qui en est fait confèrent à celle-ci une légitimité supérieure, appelant au respect et à la soumission.

La mise au travail des enfants combine des éléments d’oppression et des formes d’exploitation. L’oppression se manifeste à travers la toute-puissance du patron ou de la maîtresse. L’enfant ne sera pas considéré comme un sujet de droit. Il sera placé dans l’incapacité de rejeter les conditions de cette oppression qui découle d’une délégation de l’autorité parentale. Dans ce contexte, les abus de pouvoir seront nombreux, le maître ou la maîtresse fixant les règles, et se chargeant de les faire respecter. Le travail juvénile n’est soumis à aucun cadre légal strict. Un âge minimum est certes officiellement fixé, celui de seize ans. Il sera rarement respecté. La mise au travail pourra, dans la réalité, intervenir dès l’âge de sept ans.

L’exploitation se traduit dans la durée du temps de travail. Celle-ci peut dépasser les quatorze heures par jour. Dans certains secteurs d’activité, les femmes se verront imposer le travail de nuit. Ajoutons que, dans le cas des gamines en particulier, le travail à l’extérieur n’exempte aucunement des tâches domestiques. Le temps laissé au repos et aux loisirs s’avère dérisoire. L’insalubrité des conditions de travail se combine le plus souvent à la pénibilité du travail lui-même. Il s’agira le plus souvent d’un travail gratuit, ne procurant à l’enfant aucune rémunération. Exceptionnellement, le patron ou la maîtresse pourront donner un peu d’argent de poche, ce geste prenant la forme d’un cadeau ou d’une gratification. Non seulement le travail de l’enfant ne sera pas rémunéré, mais, dans le cas de l’apprentissage, les parents devront payer pour les frais de la formation, ce versement représentant le paiement d’un service. Par ailleurs, une fois formé, l’apprenti sera tenu de continuer à travailler gratuitement, comme ouvrier, pour le patron ou la maîtresse, durant une période de six mois à un an.

Le caractère hors normes de l’exploitation de la force de travail des enfants n’est guère modifié par les termes du contrat d’apprentissage. A vrai dire, celui-ci ne vise pas à établir une relation contractuelle. Il insiste exclusivement sur les prérogatives et les droits du patron ou de la maîtresse d’une part, sur les obligations des parents et les devoirs de l’enfant de l’autre.

L’enfant au travail « entre en condition », comme on disait jadis en France pour les domestiques, devient dépendant et disponible. Pour qualifier cette condition, on serait tenté de parler de « travail servile ». Mais le terme « servile » a l’inconvénient de renvoyer trop directement à l’état d’esclavage ou de servage. Nous choisirons donc de parler de « serviciabilité » pour désigner une condition personnelle et transitoire de dépendance et de soumission qui contraint, dans bien des cas, l’enfant travailleur à être pris dans un système d’offre et de demande généralisé des services. On peut dire ainsi que l’enfant pris précocement dans des rapports de domination et d’exploitation, est destiné à devenir « serviciable à merci ». Telle est sa condition.

Reprises d’initiative et résistances à l’ajustement social

Avec le temps, la crise de l’ajustement ronge inexorablement le milieu social et grave plus fortement son empreinte, accentuant les contrastes, creusant les inégalités, dictant les exclusions, minant les agencements sociaux. Il importe donc de rechercher les éléments de réponse à une triple question. Comment les communautés de Nima, les unités domestiques qui les structurent résistent-elles à la poussée simultanée de l’urbanisation spontanée et du néolibéralisme sous contrainte ? Quelle est l’efficacité des réponses locales face à une globalisation et à une uniformisation propagées de l’extérieur ? Et, au-delà, quel sera l’avenir des classes laborieuses ghanéennes et le destin de Nima qui en fut l’un des creusets ?

Au fil de ces dernières années, l’environnement économique s’est sensiblement détérioré. La déferlante du chômage n’en a pas fini de ruiner les fragiles équilibres agencés par les unités domestiques. Et pourtant, Nima respire un air d’allégresse, de liberté, de jeunesse. Sous les décombres du marché du travail, affleure une intense vitalité. Le misérabilisme vole en éclat sous les manigances narquoises des gamins, la volonté des femmes, la sagacité des aînés. Des lignes de résistance s’échafaudent qui traduisent un commun refus de la condition de paria.

La ligne première de défense, la plus inattendue, se matérialise par le rejet, par le refoulement de l’urbanisation. Au refus de la Ville, correspond l’affirmation d’une appartenance, d’un enracinement. Maîtrisées de l’intérieur, les formes de la ville abriteront les ébauches de recomposition et de régénération d’un milieu social en voie de dislocation. L’Anti-Ville fait de la résistance, et déploie pour les siens un rideau protecteur.

Une seconde réponse, démographique, constitue un camouflet aux politiques néo-malthusiennes préconisées par les institutions internationales. La vitalité démographique est un défi lancé, à travers les Océans, aux pays occidentaux industrialisés et à leurs populations vieillissantes.

Une autre parade est recherchée dans la scolarisation des enfants. L’éducation moderne est désormais valorisée. Elle sera perçue comme le moyen de se dresser face à ceux qui gouvernent et qui oppriment. Savoir lire et écrire, n’est-ce pas avoir son mot à dire, être capable de se dresser face à l’arbitraire et à l’injustice ? De plus, à partir de l’école, il serait plus aisé d’acquérir une qualification, donc d’accéder au marché du travail. Pour le candidat à l’exil, la lettre deviendra un sauf-conduit, aussi essentiel que le visa d’entrée. La mémoire du migrant apporte d’autres éléments de réponse à la crise. Elle éclaire une sortie de secours. Le migrant engendre l’autre migrant. L’expérience de l’itinérance et de l’exil constitue le patrimoine commun des gens de Nima. Lorsque les sources de l’emploi tarissent, partir, au loin si nécessaire, là où il sera possible de gagner de l’argent par son travail, est comme inscrit dans la force des choses. La migration à longue distance constitue l’horizon du futur. Grandir à Nima, ce sera naître à l’exil. S’arracher aux contraintes et à la pénurie, n’est-ce pas franchir, grâce à la connivence des aînés, les barrières dressées par la dictature du marché libre ? Le rêve partagé sera la figuration d’un autre monde, celui de l’abondance, celui du désir.

L’islam constitue à Nima un acteur principal de ces reprises d’initiative. Le wahhabisme se posa un moment comme l’unique promoteur, parmi les musulmans, des idéologies de la modernisation et de l’esprit d’entreprise. Toutefois, dès les années 70, l’islam des aînés, fortement inspiré par le soufisme, entendit rivaliser sur ce terrain avec les jeunes doctrinaires fraîchement émoulus des universités séoudiennes. Une sorte de nahda a irradié la communauté des musulmans, incitant à une appropriation du savoir global et à une ouverture maîtrisée sur l’extérieur. Les réseaux de solidarités primaires ont été revitalisés. Cet islam rénové contribue à affirmer la particularité des communautés de Nima face à l’extérieur et à cimenter une cohésion fissurée.

Les reprises d’initiative locales sont cependant marquées par d’étroites limitations. La résistance a ses revers. Le regain de dynamisme des réseaux de solidarités primaires va de pair avec une érosion progressive des systèmes de reproduction et protection sociales. L’élan démographique est freiné par la ruine des dispositifs de santé publique et par la recrudescence de la mortalité infantile. La tendance à la scolarisation se conjugue avec la mise au travail plus fréquente des enfants. De plus, le système moderne d’éducation se montre incapable de transmettre aux enfants la maîtrise des techniques et des savoir -faire conduisant à une qualification accrue du travail. Dans ce magma en fusion, il serait bien malaisé de fixer des points d’aboutissement. La dislocation du monde du travail freine les mobilisations sociales. Les classes laborieuses de Nima avaient appris les ressources de l’organisation syndicale et la pertinence des choix politiques tranchés, pour Nkrumah et le CPP (Parti de la Convention du Peuple) durant la transition postcoloniale, du côté de Rawlings pendant la crise de l’ajustement. La fragmentation sociale engendre le fatalisme, la passivité, la vulnérabilité. Les seules ripostes collectives ont Nima pour champ clos. Or, l’avenir dépend primordialement de réponses plus globales, essentiellement politiques. Comment sortir le Ghana de l’économie rentière et du retour à l’économie de traite ? Comment recomposer un système économique cohérent, diversifié ? Comment infléchir les politiques gouvernementales vers une prise en compte des besoins sociaux et une revitalisation des modes de reproduction et de protection sociales ? Desserrer les contraintes extérieures, aménager, grâce au pouvoir régulateur de l’Etat, les modalités d’une économie de transition maîtrisée, la réponse à ces questions ne peut être que collective, politique. Or, l’atomisation de la force de travail, la transformation du travailleur en agent économique abstrait, ne visent-elles pas d’abord à le livrer, muet et sans défense, aux forces aveugles du marché ? L’avenir de Nima dépend du dynamisme des reprises d’initiatives et de la capacité collective à’atténuer les effets dévastateurs du mondialisme néolibéral. Le dilemme confronte les mobilisations populaires aux assauts du nouvel impérialisme.

Du prolétaire déchu de Nima à l’éboueur ghanéen se profilant au matin bleu sur les trottoirs de Dortmund, du gamin déluré s’amusant dans les éboulis du gutter au chiot de guerre terrorisant les villageois de Sierra Leone, se tissent d’invisibles convergences, des liens discrets d’appartenance à une même condition. Et, au-delà, une unique nasse ne capture-t-elle pas l’enfant mineur de Bolivie et le chômeur sur les quais du port de Bombay, la femme concassant la rocaille dans la banlieue du Caire et la gamine se prostituant à la nuit tombée sur les avenues de Mexico ? L’ajustement structurel est d’abord ajustement social. D’une exploitation parcellaire à une exploitation globale, chacun est sommé d’inventer, sous contrainte et sans avenir, son existence. Il reste beaucoup à penser et à dire de cet impérialisme nouveau si l’on refuse de s’abandonner à son discours religieux et à sa domination uniforme. Et à faire.

  1. Martin VERLET, 2005, Grandir à Nima (Ghana). Les figures du travail dans un faubourg populaire d’Accra, Paris, KARTHALA.

  2. Pour les gens de Nima, le mot gutterrenvoie immédiatement à l’égout à ciel ouvert, au cloaque, qui partage Nima de Mamoobi, puis, s’incurvant vers le sud, sépare Nima de Lagos Town, le quartier voisin.

  3. Un zongo est la section d’une ville où se regroupent les migrants venus du nord, c’està-dire des zones soudanaises et sahéliennes.La population des zongo est composée majoritairement de musulmans.

 

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