Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Indonésie : Le libéralisme sans contrainte

L'Indon ésie représente un immense ensemble regroupant plus de 16 000 îles s'étendant sur 6 000 km de Sumatra à l'Ouest jusqu'à la Papouasie Occid entale à l'Est, à proximité immédiate de l'Australie. Située dans une zone d'intense activité tectonique, le récent séism e et le tsunami subs équent qui l'ont frapp ée dans la provinc e d'Aceh (ouest de Sumatra) ont révélé tout à la fois le niveau de son développement par l'impréparation à l'éventualité d'une catastrophe naturelle probable d'une telle ampleur, et la nature des responsabilités, nationales et internationales, dans l'ampl eur du désastre humanitaire.

Dans une tribune libre publiée le 4 janvier 2005 par l'Humanité, rappe lant les engagements pris sous l’égide de l’ONU en 1994 à Yokohama, J. Fath pointe

for tement cette contra diction : «La tragédie de l’Asie du Sud montrera certainement à quel point les engagements les plus positifs peuvent rester lettre morte dans un monde structuré par les rapports de puissance, le primat de la guerre et du militaire, l’écrasement dramatique des besoins sociaux par la financiarisation, la liberté de circulation sans rivages des capitaux et par les politiques ultra libérales».

Cette con dition d'un libéra lisme sans limite est la marque essent ielle de l'Indonés ie dans les quarante dern ières années de son histoire. Elle retent it dans toutes les dimensions de la vie du pays et en déterm ine tota lement les caractér istiques actue lles et l'évolution récente

Avec 220 millions d’habitants , elle est le 4ème pays le plus peuplé de la planète . Aux côtés de la majorité musu lmane dans les régions les plus densément peuplées de Java et Bali, les groupes minoritaires, souvent christianisés, occupent les zones périphériques beaucou p moins densément occu pées (Aceh, Papouas ie Occidenta le, Timor Occidenta l, Kalimantan , Moluques) .

Ancienne colonie hollan daise durant plus de trois siècles, elle con quit son indépendance après 1945; et tint un rôle impor tant dans le mou vement des «Non-Alignés» qui émer gea avec la conférence de Bandung (avril 1955) .Dans ce conte xte de «neutra lisme» et de «guerr e froide» (inter vention amér icaine au Viet Nam), la rébe llion d’une par tie de l’armée sous les ordres du Généra l Suhar to prit le pouvoir en septembr e 1965, fermement encoura gée par les USA. Ainsi fut const itué un régime fondé sur la terr eur sanglante et sur l’exclusion à grande échelle de tous ceux qui furent tra ités en «ennem is», commun istes et ass imilés pour les besoins de la cause (de 1 à 3 millions d'exécut ions; plusieurs millions d'emprisonnés pour des périodes de 10 ans et plus, fourn issant ainsi une main-d'œuvre gratu ite aux militaires, victimisant les anciens prisonn iers politiques – «ex-tapo ls» libérés et tous les descen dants de ces «ennem is» contra ints à disposer d’un cer tificat , inaccess ible en généra l, attestant de leur non-implicat ion dans les «affaires de 30 Septembre 1965» pour pouvoir solliciter un poste dans un ser vice public ou dans une entr eprise privée). Le décr et de novembre 1966 por tant «inter diction du commun isme» cont inue de régenter les fondements de la par ticipation de chacun à la vie sociale et politique, soulignant les contra dictions qui caractér isent le retour à la démocrat ie

Sur cette base s'est constru it un régime d'une violence sociale cons idéra ble. Le régime Suharto a assuré la marche de l'Etat en organisant l'enr ichissement des membr es de la «famille» et du haut app areil militaire, et plus généra lement de l'ensem ble des militaires qui y gagna, en fonct ion du grade de chacun , autor ité, puissance et richesse . Il organisa conjointement sa coo pérat ion avec les multinationales intér essées par les immenses ressour ces minières et forest ières access ibles ainsi à des con ditions exceptionne lles de renta bilité. Il obtint pendant cette trenta ine d'années un sout ien imper turbab le des grandes inst itutions financ ières mond iales qui laissèr ent en 1998 l'Indonés ie à la tête d'une dette d'environ 150 Milliards US$, l'équivalent est imé de la for tune accumu lée par Suhar to et sa famille. Dans ce conte xte un système de corru ption s'est généra lisé du haut de la société jusqu'à ses niveaux les plus humbles, entra vant la mise en œuvre des plans de développement dess inés par le régime lui-même .

La «crise asiatique», qui em por ta le régime Suhar to, révèle, ici, dans toute sa cru dité, un libéra lisme sans contr epouvoir aucun : du jour au lendemain, les entr eprises ont fermé et les salariés ont été licenc iés sans la moindre indemnité. Avec le retour d'une société plus démocrat ique, le droit du tra vail reste encor e très unilatéra lement favorab le aux entr epreneurs . La «Indones ian Employer's Association» (APINDO) ne peut que se réjouir du projet de loi sur «la protect ion du travail», discuté et adopté par le Parlement au début 2003 dans la pers pective d’«encoura ger l'investissement », légalisant sans retenue le tra vail des enfants , déniant toute indemnité au travailleur qui est amené «volontairement » à démissionner ou qui se trouve licenc ié à titre économ ique. Les femmes bénéficient d'un tra itement par ticulier : aucune autor isation d'absence n'est reconnue pour ra ison d e santé , même p our fausse -couc h e d ûment constatée par un médec in.

Dans ce cadre, la majorité de la population vit dans une société de la débrouillardise individuelle et/ou collective, qui laisse coexister sur un fond de grande misère des îlots d'un cer tain développement comme en témo ignent l'ur banisation et l'industr ialisation des zones côtières de Java principalement . L'essent iel de la richesse créée fut acca parée par la famille du Président et son entoura ge militaire, imposant une main de fer sur tout le pays, handicapés néanmo ins par l'immens ité du pays et le sous -équipement pour contrô ler tota lement les immenses régions périphériques, soutenant les multinationales et leurs relais locau x dans une prédation sans souc i ni remor d des richesses natur elles (ressour ces minières, bois tropicaux).

Ce fonct ionnement libéra l sans contra inte s'exprime de man ièr e spectacu laire dans l'évolution récente de la Papouas ie Occidenta le.

Sur les 480 000 km2 de la par tie occidenta le de l'Ile de Nouvelle-Guinée, vivent moins de 2 millions de personnes dont 80% d’origine mélanés ienne appar tenant à environ 250 tribus différentes . Le reste de la population est const itué par les transm igrants indonés iens musu lmans venus coloniser le pays dans les trente dernières années sur l’ordre de l’armée indonés ienne et sous son contrô le vigilant . La plupar t des mélanés iens a été con ver tie à des obédiences chr étiennes diverses dans des pr atiques évangéliques mar quées souvent au sceau de l'autor itar isme ordinaire attac hé à la «vraie foi». Les formes trad itionne lles de vie sont toujours dominantes dans les villages où réside la majorité de la population, si elles ont largement disparu dans les zones urbaines concentrées sur les plaines côtières.

En 1960, la Papouas ie Occidenta le est tou jours sous souveraineté des Hollan dais qui se préparaient à la con duire à l’indépendance. Les Etats-Unis firent alors pression sur les Pays-Bas pour qu’ils cèdent la Papouas ie à l’Indonés ie qui la revendiquait depuis longtemps . L‘intérêt des USA pour cette région ne peut se com prendre que par la conna issance des immenses richesses natur elles aisément exploitables qu’en avaient les grandes sociétés occidenta les, principalement amér icaines. Les accor ds de New York en 1963 assu rèrent cette trans ition, sous con dition mise par l’ONU d’organiser un référendum de légitimation. Il y avait alors un débat à Jakarta quant au statut à reconna ître à la Papouas ie. Soekarno , le premier Président de la République indonésienne , trancha de manière souveraine en faveur de l’intégrat ion de la Papouas ie dans l’ensem ble indonés ien. Mohamme d Hatta , le ministre des affaires étran gères, est imait, par contr e, que l’Irian Jaya, sa dénom ination alors , méritait son autonom ie étant donné le caractèr e non malais de la population papoue. En 1962, lors de son voyage en Indonés ie, J.-F. Kenne dy, majestueu x, avait attr ibué l’Irian Jaya à l’Indonés ie, les «nécess ités» de la guerr e du VietNam et de l’affrontement Est-Ouest faisant force de loi, avec l’es poir, dans le cas précis, d’ancr er l’Indonés ie sous la houlette occidenta le. L'arr ivée au pouvoir du Généra l Suhar to simplifia cons idéra blement la mise en place de la nouvelle souveraineté. L’Irian Jaya devint la 26ème province indonés ienne , après l’adoption sans surpr ise de l’«Act of free choice», référendum organisé en août 1969 sous l’égide des Nations-Unies pour un cor ps électora l rédu it aux seuls membr es papous désignés par le pouvoir indonés ien. L’annexion de fait avait eu lieu dès 1963, bien avant que le référendum n’ait été organisé et ses résu ltats atten dus publiés.

Une fois le nouveau pouvoir conso lidé en Papouas ie, dès avant même l’Act of Free Choice, une de ses premières décisions fut significativement l’octr oi, en 1967, à la société amér icaine «Free Port McMoran Corporat ion», dont le siège est situé à La Nouvelle-Orléans , en Floride, d’un permis pour l’exploitation, au pied du Mont Ertsber g dans la chaîne des monta gnes occidenta les, de la seconde mine de cuivre au monde et du premier gisement d'or pour les réser ves évaluées de métal à extraire. Le bénéficiaire de ce permis, qui couvre maintenant une zone de 36 000 km2, allait devenir, et reste toujours , le principal contr ibuteur au budget de l’Etat indonésien. Sans doute est-ce un indice de l'intérêt qu'il porte au développement de la Papouasie qui a conduit Henr y Kissinger, ci-devant Secréta ire d'Etat sous la présidence de Nixon, à siéger au conse il de direction de la société mère Freeport McMoRan USA.

Le développement de l’exploitation a con duit à la construc tion de la ville de Tembagapura, entièrement destinée aux employés tra vaillant sur les chantiers de la Freeport. Les membr es de la tribu Amungme, sur le terr itoire de laquelle elle est insta llée, y sont inter dits de séjour. La Société a entr epris, à partir de 1995, d’investir 500 millions de dollars Ula construct ion, à proximité de Timika, sur la plaine de Grasber g, d’une nouvelle ville en mesur e d’accue illir 20 000 personnes , nouveaux employés et leurs familles.

Les populations locales sont doublement victimes de ce développement . Elles le sont , dans une première mesur e, par les transp lantat ions forcées qu’elles subissent pour faire place nette , avec la coo pérat ion musc lée de l’armée indonés ienne . Habituées à leurs monta gnes, envoyées dans les zones de plaines côtières, elles se sont trouvées décimées par la malaria. Elles le sont à un second titre par les pollutions et la dégradation de leur environnement d’existence en consé quence d'une gestion sans ména gement des déchets miniers et des rejets industr iels. Les membr es de la tribu des Komor o se sont ainsi vus inter dire, en 1995, la consommat ion du sagou, base de leur nourr itur e, devenu rigour eusement toxique tant sont pollués les sols sur les quels ils le récoltent. La Société Freepor t s'est même sent ie obligée de leur distribuer des réser voirs à recue illir l’eau de pluie pour leurs usages ména gers, l’eau des rivières et des sour ces étant si dangereusement conta minée. Dans sa commun ication écrite soumise à la Commission des Droits de l’Homme des Nations-Unies (CDHNU), le 19 mars 2003, le Conse il Œcumén ique des Eglises (une commu nauté dont le siège est situé à Genève, réunissant 342 Eglises

chrétiennes , répar ties dans plus de 120 pays sur tous les cont inents , avec laquelle l'Eglise cat holique romaine entr etient une collaborat ion active sans en êtr e membr e ès qualité) témo igne de cet état de faits en soulignant que le gouvernement indonés ien «pratique depuis des année s une politique injuste et inéquitable d'exp loitation de la population papoue». Reprenant au mot le gouvernement indonésien, il lui deman de «de faire de sérieux efforts pour mettre en place la loi d'autonomie, en consultation avec les représentants du peuple papo , et il invite la CDHNU à «prier instamment le gouvernement indonésien de prendre des mesures concrètes pour garantir que la province de Papouasie obtienne la juste part qui lui revient des profits tirés de l'exp loitation de ses abondantes ressources naturelles».

Dans ces con ditions, dès le début des années 60, le mouvement national papou se const itue en réact ion à cette double invasion unissant de manière coor donnée le gouvernement indonés ien et son armée et les grandes entr eprises multinationales occidenta les. Il est com posé présentement de deux tendances : le Congrès Papou, favora ble à une autonom ie dans le cadre de la République indonés ienne , prônant le dialogue avec Jakarta; le Mouvement pour la Papouas ie Libre (Organisasi Papua Merdeka, OPM), organisateur d’une résistance armée dans les zones forestières de l'intér ieur montagneux du pays.

Dans l'Indonés ie actue lle, ce développement impér ieux qui met en contact des peuples aux trad itions différentes se déroule de manière exemplaire sous la seule houlette et au bénéfice exclusif des tenants de la mond ialisation libéra le. Il se tradu it alors par une mise en œuvre tota lement unilatéra le générant chez ces populations exclusion de masse et misère et de manière contra dictoire aspiration à la modern ité. Anne Cheng, au terme de l'épilogue conc luant son «Histoire de la Pensée Chinoise» (Editions du Seuil, 1997, ISBN 2-02-054009-6), pose superbement cette quest ion à valeur universe lle, tout à la fois constat et espoir d'une créat ivité histor ique apte à intégrer l'héritage culturel de chaque peuple à la modern ité présentement capturée par le développement libéra l : «Si modernisation signifie nécessairement occidentalisation, il y a un risque réel d'aliénation et de perte d'identité culturelle. Or, ne peut-on faire autrement que de s'aliéner pour se moderniser ? Que faire de sa tradition ? Est-elle vivante, et donc susceptible d'évolution et de fertilité ou est-elle bel et bien morte et à enterrer ? Faut-il lui tourner le dos ou la réinven ter Ÿ

(*) collaborateur-Relations internationales du PCF

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