Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Sortir la Recherche de l’enlisement annoncé

La recherche est une entité complexe, allant de l'élaboration des connaissances à leurs retombées les plus concrètes, qui doit être examinée dans le cadre de ses interactions avec les diverses activités économiques et sociales, la transmission des connaissances notamment. C'est sans doute le grand mérite du mouvement des scientifiques de 2004, à l'initiative de « Sauvons la recherche », d'avoir fait de la recherche un aspect du débat politique. Il a aussi permis aux scientifiques, lors des Etats généraux de la recherche de Grenoble (EGR) en 2004, de proposer une réforme d'ensemble de la recherche française (2). Le Pacte pour la recherche du gouvernement prend en tous points le contre-pied de leurs propositions.

 

Le « Pacte » gouvernemental : un désastre annoncé (3)

Une recherche planifiée en stagnation

Partant de 20 milliards attribués en 2005 à la recherche publique, à l'enseignement supérieur et aux aides directes ou fiscales à la recherche privée (hors Agence pour l'innovation industrielle, AII), le Pacte programme cette somme à 24 milliards en 2010, soit exactement une croissance qui suit celle, prévisible (+ 4 % par an en moyenne), de l'inflation et du PIB. L'engagement pris par la France au sommet de Lisbonne de 2002 n'est pas celui-là. Il est de porter à 3 % du PIB l'effort de recherche public et privé d'ici 2010, et donc de passer de 2,15 à 3 %, soit + 40 %. Pour atteindre 3 % du PIB, ce ne sont pas 24 mais près de 34 milliards (24 x 1,4) qu'il faudrait en 2010. Et en supposant que l'effort de financement par les entreprises suive.

Une aide accrue sans contreparties au secteur privé Dans cette stagnation globale par rapport au PIB du financement public, celui de la recherche publique et des universités n'augmente que comme l'inflation. Tout l'effort supplémentaire est centré sur l'aide à l'innovation. La critique ne porte pas ici sur l'importance de l'aide de l'Etat à la recherche industrielle : les firmes américaines reçoivent en effet des milliards de dollars au travers de l'Armée ou la NASA. La critique majeure est d'abord qu'il est totalement absurde de vouloir développer l'innovation industrielle en laissant dépérir les recherches fondamentales, sources des futures innovations. Elle porte aussi sur les modalités de ces aides, tout particulièrement sur les dégrèvements d'impôts (1,7 milliards prévus en 2010) qui n'ont aucun effet d'entraînement sur la recherche privée, sauf (peut-être) pour les PME. Ces dégrèvements, effectués pour développer la recherche, pourraient être maintenus mais à un moindre niveau et à condition qu'ils soient accompagnés de critères d’attribution en termes d’emploi, de coopération, de formation, de contrôle et d’évaluation de leur efficacité.

Une entreprise de démolition de la recherche publique La croissance de la recherche publique est, globalement, programmée au rythme de l'inflation prévisible et donc en dessous de la croissance du PIB. De plus, le « pacte » gouvernemental constitue un chantier de démolition des structures actuelles. Le grand nombre de structures nouvelles créées a en fait pour objectif de laisser dépérir les structures actuelles, et de les substituer progressivement par de nouvelles, entièrement dominées par un pilotage, soit du gouvernement, soit des entreprises industrielles. Un fantastique redéploiement des thématiques des laboratoires publics est prévu afin d'orienter l'ensemble du potentiel en amont de l'innovation, sur quelques créneaux choisis par le gouvernement au travers de la nouvelle Agence nationale pour la recherche (ANR). Les organismes et les universités payeront alors les infrastructures, les appareillages et les personnels statutaires. Mais c'est de l'ANR ou des Pôles de compétitivité que dépendra le financement « sur projet » des équipes, et sur des thèmes décidés par le gouvernement. Un tel système engendre des laboratoires qui sont de simples regroupements administratifs, sans solidarité scientifique et humaine, fonctionnant avec des CDD et aveugles sur leur avenir.

Eléments pour une autre politique

Une autre politique suppose une programmation volontariste du financement public afin d'atteindre 3 % du PIB pour la recherche. Parvenir à cet objectif en 2010 était jouable en 2002. Il ne l'est plus aujourd'hui, compte tenu du retard colossal pris depuis 2002. Il appartiendra à un autre gouvernement de le planifier sur 6 ou 7 ans, en s'attaquant en priorité au goulot d'étranglement que constituera rapidement le nombre de docteurs et d'ingénieurs disponibles.

L'enjeu premier de la formation

La Commission européenne qui évalue à 700 000 le déficit de l'Europe en scientifiques, ce qui représente environ 100 000 pour la France. Il faudrait donc, en restant réaliste, accroître de 50 % le nombre annuel de doctorants. On le sait pourtant depuis plus de dix ans : la France va manquer d'ingénieurs, de chercheurs, d'universitaires, de médecins. S'agissant du doctorat, toutes les études montrent en effet qu'une forte pénurie de docteurs se profile dans les disciplines scientifiques et technologiques, la situation actuellement faite aux jeunes docteurs, précarité, chômage, expatriation, ne fait qu'aggraver cette perspective. Il convient d'abord de donner des signaux forts montrant aux étudiants que les débouchés existeront, dans le secteur privé ou dans les administrations, comme dans l'enseignement supérieur et la recherche par un plan pluriannuel de l'emploi scientifique public, incluant l'amélioration de l'attractivité du doctorat et celle des carrières. La situation suppose un effort financier sur les universités pour qu’elles puissent accroître le niveau de qualification dans le pays. Elle implique de prendre en charge, très tôt dans la scolarité, le coût des études pour ceux qui choisiront les filières pour lesquelles le déficit prévisible est grand. Mais le problème est aussi bien en amont : lutter contre l'échec scolaire à tous les niveaux, développer la place des femmes dans les sciences, ouvrir les études supérieures aux catégories défavorisées. En ce sens la démocratisation des études n'est pas seulement une nécessité de justice sociale ; c'est aussi un impératif pour une politique de progrès. Le problème est aussi en aval du fait du besoin de formation tout au long de la vie pour les producteurs de recherche, mais pour les éventuels utilisateurs de ces recherches, afin de valoriser pleinement celles-ci.

Les réformes souhaitables dans la recherche publique et l'enseignement supérieur

1-Les grands objectifs d'une politique doivent être déterminés par le pays à travers de débats démocratiques, et in fine par le Parlement, mais les voies et moyens scientifiques d'atteindre ces objectifs doit relever essentiellement des chercheurs. Dans ce cadre, il convient de préserver les recherches ayant pour finalité l'élaboration de connaissances nouvelles, sans souci a priori de retombées.

2-Le nombre excessif d'organismes parcellise la recherche française. Il conviendrait de mettre en œuvre quelques grands thèmes pluridisciplinaires sur lesquels ils coopère-raient étroitement. L'argent prévu pour l'ANR serait mieux utilisé dans ce but.

3-Un effort prioritaire doit être fait pour mettre au meilleur niveau international nos universités. Au-delà de l'effort financier à faire, cet objectif suppose tout à la fois un fort renforcement de l'évaluation, l'octroi aux enseignants-chercheurs du temps nécessaire à leur activité de recherche, une gestion plus efficace et plus démocratique, la responsabilisation des universités de leur propre budget de recherche, géré aujourd'hui par le ministère.

4-Le redressement des universités ne se fera pas contre les organismes, le CNRS et l'INSERM notamment, mais en établissant avec eux des partenariats équilibrés, d'égal à égal. L'organisation des universités en réseau et en Pôles de recherche et d'enseignement supérieur (PRES) sur une base territoriale et pluridisciplinaire, doit permettre un aménagement du territoire et le renforcement du lien entre enseignement et recherche. Il devrait aussi conduire à l'indispensable rapprochement entre universités et les grandes écoles, et des filières qui y conduisent.

Quelle politique d'aide à la recherche des entreprises ? «Les commandes publiques constituent un des outils les plus efficaces pour le soutien à la recherche dans le secteur privé et industriel. Les retombées sont directes et indirectes et elles ont un rôle structurant stratégique : les choix opérés dans les années 1950 et 1960 placent, encore actuellement, les industries aérospatiale et nucléaire françaises en tête des secteurs innovants. La définition de « programmes », où la priorité donnée à de grands domaines de recherche et développement va orienter les recherches publique et privée, doit passer par une approche citoyenne. ( ... ) Ils devraient aussi s'appuyer sur la responsabilité sociale des entreprises dans le secteur d'activité concerné (par exemple, l'industrie pharmaceutique vis-à-vis des maladies infectieuses, EDF vis-à-vis des énergies renouvelables, etc.)» (2).

Certains aspects du rapport Beffa prônant une politique industrielle s'élargissant au niveau européen, faisant coopérer de grands groupes et des PME autour de programmes affichent des objectifs allant dans ce sens, mais le pilotage par le privé des fonds publics programmés par la recherche, d’ailleurs insuffisants, s’oppose à l’efficacité sociale de ces coopérations industrie –recherche. C’est pourquoi les programmes choisis devraient prendre en compte les besoins de la société, et non pas seulement ceux du marché. Dans ce contexte, il convient de renforcer les coopérations entre laboratoires publics et privés, dès lors qu'elles s'effectuent à égalité de droit et de devoir et sont mutuellement avantageuses.

La composante territoriale

Pilotés par le privé, voire éventuellement avec le préfet, les Pôles de compétitivité, en l'état, ne répondent pas aux conditions de cette coopération. Ce d'autant qu'ils risquent de conduire à une « monoculture », tant au niveau industriel qu'au niveau académique. C'est sur le triptyque entreprises / collectivités locales / recherche académique représentée par le(s) PRES que devrait se baser la politique de recherche dans les territoires. Au lieu de les opposer entre eux par la concurrence, il conviendrait de faciliter leurs coopérations, notamment dans le cadre d'un programme national.

Quelle politique européenne ?

Ces propositions ne peuvent être vues que dans le cadre de l'indispensable dimension européenne. Certes, plus de financements pour la recherche à ce niveau aussi, mais à condition que les principes énoncés plus haut soient respectés : rôle du Parlement européen dans les choix, place de scientifiques représentatifs dans leur mise en œuvre. Ce débat sur les objectifs d'une politique de recherche, et au-delà d'une politique de la santé, de l'environnement, de l'énergie, de l'industrie ou de formation, devrait être au centre des enjeux lors des élections européennes.

S'agissant des recherches de base (a fortiori fondamentale) la politique suivie devrait s'appuyer fortement sur les structures existantes en favorisant leurs coopérations par des organisations en réseaux ou trans-frontalières. L'Europe pourrait impulser considérablement les échanges, de jeunes scientifiques notamment, ce qui suppose l'application partout de l'esprit de la Charte européenne actuelle sur ce sujet, et son amélioration. L'Europe est non moins indispensable dans le domaine des grands appareillages, mais à condition que les Etats, le Parlement et les scientifiques gardent un contrôle sur les décisions, ce qui n'est souvent pas le cas actuellement. Il reste que sans progrès de l'organisation de la communauté scientifique européenne et de son expression, une Europe de la recherche, pourtant plus que souhaitable, risque de n'être qu'un leurre. Et les scientifiques ne sont sans doute pas les seuls dans ce cas.

 

Henri Audier (1)

 

  1. Directeur honoraire du CNRS

  2. Les Etats Généraux de la Recherche, 9 Mars-9 Novembre 2004, Paris, Tallandier, 2004

  3. La Vie de la Recherche Scientifique (Revue du SNCS-FSU), «Un Pacte contre la Recherche», Décembre 2005

 

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Par Audier Henri, le 31 janvier 2006

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