Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Les transformations des politiques familiales (1ère partie)

Nous remercions C. Mills et J. Caudron de nous avoir autoriser à reproduire la première partie du chapitre 4 consacré à la politique familiale tiré de leur ouvrage « Protection sociale », Economie et politique, débats actuels et réformes, (nous publierons la deuxième partie de ce chapitre dans le prochain numéro d’Économie et Politique).

Chapitre IV / Les transformations des politiques familiales : pluralités des objectifs et limites du financement La première section de ce chapitre expose les débats cruciaux autour du rôle de la politique familiale. La section II est consacrée aux tentatives de remise en cause de son financement, puis une troisième section relate les transformations de la politique familiale depuis 1995. Enfin, nous exposerons dans la section IV les propositions alternatives de réforme susceptibles de permettre à la politique familiale de répondre à l’ensemble de ses objectifs.

Section I Les débats sur le rôle de la politique familiale

Les débats concernent en premier lieu le ciblage de la politique familiale : est-il ou non nécessaire et souhaitable de recentrer les prestations familiales sur les familles les plus défavorisées ?

A Faut-il cibler les prestations familiales sur les plus modestes ?

En se fondant sur l’idée que le financement de la protection sociale serait limité, il a été périodiquement proposé de mettre l’ensemble des prestations familiales sous conditions de ressources, mais le ciblage sur les publics les plus modestes est une remise en cause du principe d’universalité adopté pour le versement des allocations familiales. Ainsi, le Plan Aubry en 1997-1998, estimant l’architecture actuelle des prestations familiales anti-redistributive, déclarait-il vouloir privilégier la solidarité verticale, donc le principe d’une redistribution des ménages jugés aisés vers les familles modestes. Cette logique de verticalité peut se développer au détriment du principe essentiel d’universalité qui fondait la politique familiale en France, où les allocations familiales, versées quel que soit le niveau de revenu des ménages, visaient plus une solidarité de type horizontal entre célibataires et chargés de familles.

C’est surtout à partir des années 90 que sont mis en avant les possibles aspects contradictoires des prestations familiales entre redistribution horizontale et redistribution verticale, mais en réalité, les objectifs de la politique familiale sont pluriels et complémentaires :

  • des objectifs sociaux qui visent à relancer le pouvoir d’achat des familles en général, mais avec la nécessité d’aider plus les familles nombreuses et modestes, notamment en raison de l’accroissement du nombre de familles monoparentales. Cette relance du pouvoir d’achat des familles contribue à relancer
  • la consommation donc la croissance, par la stimulation d’investissements productifs, la création d’emplois et la production.
  • des objectifs démographiques dans l’intention de favoriser le relèvement du taux de fécondité et le renouvellement des générations. Le dynamisme démographique contribue luimême au financement de l’ensemble du système de protection sociale car l’anticipation des cotisants de demain s’inscrit dans une inter-temporalité, particulièrement évidente concernant le financement des retraites.
  • des objectifs économiques. Les enfants d’aujourd’hui constituent la population active de demain, c'est-à-dire la force de travail de demain. Pour anticiper la hausse de la productivité du travail, il faut bénéficier d’une main d’œuvre en bonne santé, formée et qualifiée, en liaison avec la politique de santé (comme avec le système éducatif). À l’effet quantitatif souhaité par les objectifs démographiques s’ajoute ainsi un effet qualitatif sur la productivité du travail venant d’une main-d’œuvre plus qualifiée.

Cette multiplicité d’objectifs, qui ne sont contradictoires qu’en apparence, a donné lieu en France à une « mosaïque » de prestations pour tenter de répondre à des besoins sociaux divers. Vouloir isoler un objectif précis au détriment des autres peut alors paraître illusoire : ainsi, en permettant de concilier vie professionnelle et vie familiale, on favorise en même temps la fécondité, si bien que l’objectif démographique est poursuivi sans être explicitement affiché [Fagnani, 2004]

B Politiques familiales et objectifs démographiques.

  • Démographie et économie

Les objectifs démographiques en France ont été clairement affirmés dans l’institution du système de protection sociale de 1945. Dans la phase d’essor, après la Seconde Guerre mondiale, le redressement du taux de fécondité a été spectaculaire et parallèle au taux de croissance réel de la production particulièrement élevé jusqu’au milieu des années 60. À son tour, la corrélation entre crise démographique et crise économique s’est nettement révélée, puisque le taux de fécondité a commencé à décliner à partir de 1964, ce qui constituait un signe avant coureur de la crise économique qui a démarré à la fin des années 1960 puis s’est accélérée au début des années 1970. En même temps, certains aspects spécifiques de la politique familiale sont historiquement liés aux objectifs démographiques en France. Ainsi, le fait de ne pas verser d’allocations familiales pour le premier enfant, effet maintenant tempéré par d’autres prestations accordées jusqu’aux trois ans de l’enfant mais sous conditions de ressources. De la même manière, le différentiel important des allocations familiales entre deux et trois enfants apparaît comme une survivance de l’objectif nataliste sans que l’on puisse chiffrer son efficacité sur la démographie. On peut même, à l’inverse, estimer que cela retarde la prise en compte de la situation réelle des familles et défavorise le relèvement du taux de fécondité des femmes.

Aujourd’hui, c’est une double question qui est posée, car la sortie de la crise économique s’articule avec une sortie de la crise démographique. La crise démographique n’est pas un phénomène fatal car la politique familiale permet d’agir sur la démographie et en conséquence sur la croissance économique. La crise démographique s’avère, en outre, modérée en France où la natalité reste dynamique comparativement aux pays d’Europe, seule l’Irlande ayant un taux de fécondité plus élevé. De ce fait, le vieillissement en France à terme se révèle dans les projections démographiques moins prononcé que dans les autres pays de l’Union européenne [Aglietta, Blanchet, Héran, 2002]. Pour l’étude de ces projections, on se reportera infra au chapitre 5).

  • Les disparités des politiques familiales en Europe face aux objectifs démographiques

Peu de pays en Europe ont affiché des objectifs démographiques aussi clairement que ne l’a fait la France. Ainsi, l’Allemagne les a ignorés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à une période très récente : ce n‘est qu’en 2003 que ceux-ci apparaissent dans les programmes des grands partis politiques, pour tenter de remédier à une natalité devenue extrêmement faible, du fait notamment de la très grande insuffisance en Allemagne de dispositifs permettant de concilier la vie familiale et la vie professionnelle des femmes. Dans l’Europe des 15, la Grèce, l’Italie, l’Espagne et le Portugal ont également des indices conjoncturels de fécondité désormais très faibles, alors que ceux-ci restent en comparaison élevés en France, en Irlande et dans les pays de l’Europe du nord (voir supra chapitre 3). Concernant, les dix pays nouvellement entrés dans l’Union européenne [INED, 2004 ; Lefèvre, 2005 ; Salles, 2006], leur natalité s’est effondrée ces dix dernières années (voir tableau). Si l’âge de la mère à la naissance du premier enfant recule partout, ceci est particulièrement significatif dans les pays d’Europe centrale et orientale (PECO).

Il apparaît extrêmement complexe de dresser une typologie des politiques familiales en Europe, car celles-ci ont été façonnées par des facteurs historiques et sociologiques spécifiques [Damon, 2004 ; INED, 2004 ; Lefèvre, 2005]. Nous rappellerons que, de manière schématique, on peut distinguer des systèmes de protection sociale de type familialiste, dont la France fait partie, et de type individualiste, ce qui est notamment le cas des pays scandinaves

(voir supra chapitre 3).

  • Les dépenses pour la famille en fonction du PIB. Si l’on s’en tient à l’importance des sommes dépensées, ce sont les pays d’Europe du Nord (Suède, Danemark, Finlande) qui consacrent le plus de ressources aux politiques familiales, au-dessus de 4 % du PIB en 2002. À l’autre extrémité, les pays d’Europe du Sud ne leur accordent que de faibles contributions, 0,2 % du PIB en Grèce, 0,4% en Espagne, 0,8% en Italie et 1,1 % au Portugal. La plupart des autres pays se situent entre 2 et 3 % du PIB, 2,6 % en France et 2,1% en Allemagne [Eurostat, 2003 ; Eurostat, 2005d, Eurostat 2006 site].

Ces chiffres ne tiennent pas compte des prestations logement destinées aux familles. Si l’on ajoute celles-ci aux dépenses pour la famille proprement dites, le pourcentage par rapport au PIB atteint 5,79% au Danemark, 4,55% en Suède, 4,25% en France et 4,06% en Finlande, ce qui relève très sensiblement le taux concernant la France où les dépenses d’aide au logement sont importantes.

voir tableau en pdf

 

Concernant le type de prestations, plusieurs voies sont possibles : ou bien verser des prestations en espèces aux familles en ciblant ou non sur l’aide aux familles défavorisées (donc selon des conditions de ressources), ou bien développer des équipements collectifs pour la garde des enfants, en privilégiant dans ce cas l’objectif de permettre le travail des femmes. Ces voies ne sont évidemment pas exclusives, et ainsi les pays scandinaves les ont-il suivies parallèlement. [INED, 2000 ; INED, 2004].

Avec 86 % des prestations constituées par des prestations en espèces, la France se situe derrière l’Irlande, mais avant l’Autriche, le Royaume-Uni et l’Espagne. Mis à part les pays d’Europe du nord, certains pays d’Europe du Sud, l’Italie et le Portugal, ainsi que l’Allemagne consacrent plus d’un tiers des dépenses à des prestations en nature [Eurostat, 2005 ; Math, 2002]. Si l’on examine la part des prestations en espèces versées sous conditions de ressources, celle-ci est très faible dans les pays d’Europe du Nord, en Autriche et aux Pays-Bas (moins de 5% des prestations) qui privilégient donc le caractère universel des prestations [Math, 2002]. En revanche, au Royaume-Uni, en Italie, en Irlande, en Allemagne et en Espagne,

Les enfants d’aujourd’hui constituent la population active de demain

c’est plus d’un tiers des prestations qui sont attribuées sous conditions de ressources, cette proportion dépassant même 55 % au Royaume-Uni. Dans ce dernier pays, la politique familiale est pour beaucoup liée à une politique d’assistance et de lutte contre la pauvreté conditionnée par une politique de l’emploi qui privilégie l’incitation au travail, même si le dispositif du Working Families Tax Credit (WFTC) créé dans le cadre du New Deal d’Anthony Blair a été scindé en 2005 en un Child Tax Credit et un Working Tax Credit. La France et le Portugal occupent une position intermédiaire, avec respectivement 30% et 32 % des prestations sous conditions de ressources [Eurostat, 2005d].

Les politiques familiales apparaissent en définitive très diverses, la France se distinguant par l’absence d’une aide universelle pour l’enfant de rang 1 et par l’existence du dispositif fiscal du quotient familial.

C Le problème du quotient familial.

Le système du quotient familial, créé par la loi de finances pour 1946, est une spécificité française qui lie directement la fiscalité appliquée pour l’impôt sur le revenu des ménages à leur composition. Ailleurs en Europe, l’avantage fiscal lié aux enfants est généralement forfaitaire et très limité. Le quotient familial adopté en France à la Libération est une mesure typiquement familialiste qui vise à atténuer le coût de l’enfant à travers une réduction d’impôt. Le principe est simple : l’échelle retenue par le quotient familial considère que chaque adulte compte pour une unité de consommation (UC), que les deux premiers enfants comptent pour 0,5 UC et qu’à partir du troisième, chaque enfant compte pour une UC. L’impôt sur le revenu est calculé par unité de consommation, dite ici part fiscale, si bien que, par exemple, une famille comptant quatre parts fiscales (voir encadré) acquittera le même impôt sur le revenu qu’un célibataire ayant un revenu quatre fois inférieur, mesure redistributive qui souhaite correspondre à un principe « d’équité horizontale ». .

Chaque membre du couple compte pour une part à condition d’être mariés ou d’avoir contracté un pacte civil de solidarité (Pacs), car la loi fiscale ne reconnaît pas le concubinage contrairement au Code de la sécurité sociale. Le fait que chaque enfant à partir du troisième est compté pour une part entière reste en accord avec la volonté de soutenir la démographie en aidant prioritairement les familles nombreuses. . L’échelle d’unités de consommation retenue pour le quotient familial est différente de l’échelle INSEEOCDE utilisée pour les prestations versées par les caisses d’allocations familiales (voir infra à propos du coût de l’enfant, p. 36).

Mais le système du quotient familial admet qu’à nombre d’enfants égal, la réduction d’impôt accordée augmente selon le revenu, ce qui était particulièrement vrai avant la réforme de 1998. Ceci explique qu’il y ait débat sur cette mesure, puisque qu’elle peut apparaître anti-redistributive en accordant une réduction d’impôt plus importante aux familles dont les revenus sont élevés. On peut y voir une « verticalité inversée », mais dans le cadre des réformes de la fin des années 90, certains auteurs ont relativisé ce qui constituerait pour d’autres un défaut essentiel du quotient familial .

Ses défenseurs estiment que la venue de l’enfant doit être encouragée quel que soit le niveau de revenu de la famille et qu’en revanche, un ciblage intensif des politiques familiales sur les plus modestes risquerait de conduire les ménages plus aisés à renoncer à la venue d’un nouvel enfant. Le principe d’universalité des politiques familiales pourrait alors se concilier avec le système du quotient familial, ce dernier constituant une compensation du coût de l’enfant dans les conditions de vie de la famille concernée. Or, les dépenses pour l’enfant sont plus élevées dans une famille de cadres que dans une famille d’ouvriers si l’on admet que les besoins varient en fonction du revenu. En d’autres termes, le quotient familial concourrait à ne pas pénaliser le choix d’avoir un enfant supplémentaire quel que soit le revenu primaire des familles [Hugouneng, Sterdyniak,1999 ; Landais, 2005 ; Sterdyniak, 1992].

Le débat sur le quotient familial est momentanément clos. En 1998, le ministère de Martine Aubry, dans le cadre du gouvernement Jospin avait décidé la mise sous conditions de ressources des allocations familiales en rompant avec leur caractère universaliste. Face aux protestations des associations familiales très actives et d’autres forces en France, cette mesure a été annulée et remplacée, sur recommandation du rapport Thélot-Villac, par le plafonnement de l’avantage du quotient familial à 11 000 francs par enfant et par an (1 675 euros) alors que cette limite était auparavant de 16 000 francs soit 2 440 euros [Thélot-Villac, 1998]. Cette mesure de plafonnement limite sensiblement l’argument selon lequel le quotient familial serait anti-redistributif (voir infra à propos de la politique familiale de Martine Aubry).

D La question du coût de l’enfant

Peut-on estimer le coût de l’enfant, afin d’adapter une aide aux familles susceptible de le couvrir ? Les observations empiriques montrent qu’il existe des « économies d’échelle » entre le premier et le deuxième enfant, celui-ci coûtant relativement moins cher en raison de l’amortissement de biens durables déjà acquis. En revanche, le troisième enfant est générateur de déséconomies d’échelle, car il entraîne des coûts fixes importants, sur le logement, sur l’équipement en automobile, etc.

Les allocations familiales en France ne prennent que très partiellement en compte ce phénomène : il n’existe pas d’allocation familiale universelle pour l’enfant de rang 1, les allocations sont faibles pour deux enfants et elles ne deviennent importantes qu’à partir du troisième enfant, ce qui reste conforme aux objectifs démographiques traditionnels [Hourriez, Olier, 1997]. Toutefois, le dispositif des allocations familiales est complété par le développement des aides jusqu’aux trois ans de l’enfant quel que soit son rang (mais sous conditions de ressources), ainsi que par le quotient familial. La méthode des unités de consommation est détaillée dans l’encadré ci-dessous. On constate que le nombre d’unités de consommation diffère selon qu’il s’agisse de prestations sous conditions de ressources, notamment le Rmi, ou du quotient familial.

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Encadré (18) La notion d’unité de consommation

La méthode utilisée pour comparer le niveau de vie des ménages de composition différente consiste à définir une échelle d’équivalence, ce qui revient à attribuer à chaque type de famille un certain nombre d’unités de consommation. Pour une famille donnée, on dira qu’elle comporte n unités de consommation (UC), si on estime qu’elle a besoin d’un revenu de nX pour avoir le même niveau de vie qu’une personne seule de revenu X. Cette méthode, fondée sur le fait que des coûts fixes sont partagés lorsque plusieurs personnes vivent dans un même ménage, est commode d'utilisation pour définir un barème de prestations (par exemple du RMI ou des allocations logement) ou celui du quotient familial, et plus généralement pour les comparaisons de niveau de vie entre des familles de tailles différentes en s'appuyant sur des règles simples.

Plusieurs estimations sont possibles pour déterminer une telle échelle d'équivalence. L’échelle d’Oxford, la plus connue, reste celle utilisée pour des comparaisons internationales. Quant à l'échelle OCDE-INSEE, celle-ci diminue le poids des enfants en accordant 1 au premier adulte, 0,5 au second puis 0,3 par enfant jusqu'à 14 ans. Quelles que soient les pondérations retenues, ces échelles sont constantes avec le revenu, ce qui suppose que le coût des enfants augmente comme le revenu de la famille. L’échelle d’équivalence implicite au système du quotient familial est approximativement conforme à ces deux échelles quant au traitement relatif des couples sans enfant et des familles avec un et deux enfants, mais elle est très favorable aux familles nombreuses : un couple marié avec trois enfants compte pour 4 parts au lieu de 2,4 dans l’échelle INSEE et un couple avec cinq enfants compte pour 6 parts au lieu de 3,3

 

 

Echelle d’Oxford

Échelle OCDEINSEE**

Quotient familial

Personne seule

1

1

1

Couple sans enfant

2

1,5

2

Couple avec 1 enfant

2,65

1,8

2,5

2 enfants

3,3

2,1

3

3 enfants

3,95

2,4

4

5 enfants

5,25

3,3

6

** Il suffit d'ajouter 0,3 par enfant en-dessous de 14 ans et 0,5 par enfant au-dessus de 14 ans pour obtenir le nombre d'UC. Pour les familles monoparentales, le premier enfant est pondéré pour 0,5. Cette échelle est utilisée pour le Rmi, ce qui semble défavorable aux familles pauvres en comparaison de l’échelle du quotient familial. Mais, il faut aussi tenir compte du fait que l’enfant de rang 1 est pris en compte pour le Rmi quel que soit son âge.

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La question de la compensation du coût de l’enfant par les prestations familiales est complexe. D’une part, le système des échelles de consommation admet implicitement que le coût de l’enfant varie linéairement en fonction du revenu primaire des familles, puisque la pondération appliquée est constante. Cette logique est appliquée pour le quotient familial, mais dans la limitation du plafond de l’avantage fiscal. En outre, pour estimer l’aspect redistributif de l’ensemble des prestations familiales, il s’agit de prendre en compte à la fois les prestations sans conditions de ressources, les allocations familiales proprement dites, et des prestations sous conditions de ressources. Au bout du compte, on peut considérer que dans les familles à revenus modestes la compensation du coût de l’enfant apparaît pratiquement totale [Thélot, Villac, 1998]. Mais, en raison du calcul du revenu des ménages en fonction des unités de consommation, il faut alors admettre que le coût de l’enfant est proportionnel au revenu primaire des ménages, donc qu’il est d’autant plus bas que les revenus de la famille le sont eux-mêmes, et inversement. En effet, la compensation du coût de l’enfant apparaît très élevée pour un allocataire du RMI dès le premier enfant ou pour un salarié au SMIC ayant au moins deux enfants. Ainsi, selon une étude de 1999, dans une famille monoparentale au RMI avec deux enfants, la compensation atteint 95%. Ensuite la compensation assurée par les prestations familiales joue en diminuant régulièrement, ce qui vient confirmer le rôle de redistribution qu’elles exercent en faveur des plus modestes.

Le taux de compensation du coût de l’enfant baisse ensuite progressivement, notamment à partit d’un revenu de 2,5 SMIC. Paradoxalement, pour les familles nombreuses avec des hauts revenus, grâce au quotient familial, le taux de compensation reste élevé. Ainsi, quand le revenu passe de 4 à 15 SMIC pour une famille avec trois enfants, le taux de compensation ne baisse que de 70%, pour ceux qui gagnent 4 SMIC, à 64%, pour ceux dont le revenu atteint 15 SMIC, ce qui reste très important [Hugouneng, Sterdyniak, 1999]. En définitive, ce sont les familles à revenus moyens avec un ou deux enfants qui apparaissent bénéficier le moins des prestations familiales : elles ne peuvent évidemment percevoir les prestations sous conditions de ressources alors que l’avantage du quotient familial ne joue que faiblement les concernant

La structure des prestations familiales en France pose aussi la question de la « désincitation » au travail. Ainsi, un salarié au SMIC, ou un salarié mieux rémunéré mais à temps partiel, n’a pas droit à des allocations familiales s’il a un seul enfant. Mais pour un foyer dont le chef de ménage est au RMI avec un enfant, les allocations familiales s’ajoutant à l’allocation de RMI font que le différentiel de revenu en cas de reprise d’activité est extrêmement faible, voire nul, même s’il s’agit d’une reprise d’emploi pour un SMIC à temps plein. Les dispositifs d’intéressement en cas de reprise d’activité (voir infra, chapitre 7) et certaines prestations récentes accordées jusqu’aux trois ans de l’enfant tendent à atténuer ce phénomène, mais sans l’annuler (voir infra sur l’APJE, puis la PAJE).

Section II – La mise en cause du financement de la politique familiale

A La baisse des cotisations d’employeurs

En 1945, la décision de ne faire reposer le financement des allocations familiales que sur des cotisations d’employeurs poursuivait la tradition de certaines entreprises qui avaient mis en place des prestations familiales, notamment par le principe du sursalaire [Mills, 1994]. Ceci était courant dès la fin du XIXe siècle dans les grandes entreprises du secteur textile, du secteur minier, du secteur métallurgique… et correspondait souvent au souhait d’un patronat social chrétien de concilier des intentions sociales et le besoin de renouveler la force de travail [Le Play, 1875]. À la création de la Sécurité sociale, le taux de cotisation patronale aux allocations familiales se situait en 1946 à 16% du salaire brut.

Assez rapidement, le patronat réclamera une baisse du taux de ces cotisations d’employeurs à la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF). Puis, dès 1965, c’est leur suppression qui est demandée avec en contrepartie la fiscalisation du financement des prestations familiales. Cette injonction est présente dans le rapport Piketty, Le patronat français et son avenir, commandé par le Conseil national du patronat français (CNPF), l’organisme qui deviendra le Medef en 1998 [Piketty, 1966]. Cette volonté de réduire les cotisations d’employeurs s’est traduite par une très forte baisse du taux de cotisations employeurs aux allocations familiales qui ne représentera plus que 9% du salaire brut en 1970.

En 1971 paraît un autre texte sur le même thème émanant de la fraction dominante du CNPF, l’Association des grandes entreprises françaises ayant recours à l’épargne (AGREF). Mais cette idée est aussi reprise par d’autres, y compris à gauche. Dans un rapport pour le IXe Plan, Guy Lescure et Dominique Strauss-Kahn proposent de remplacer les cotisations patronales aux allocations familiales par un « prélèvement proportionnel sur tous les revenus », ce qui préfigure la CSG mise en place en 1991 par Michel Rocard [Lescure, StraussKahn, 1981]. À partir de 1991, le taux de cotisation patronale aux allocations familiales n’est plus que de 5,4% du salaire, mesure prise à la faveur du déplafonnement des cotisations et la création de CSG.

Beaucoup proposent d’aller vers la suppression totale des cotisations employeurs. C’est évidemment ce que préconise le Medef [Medef, 2001]. La pression étant très forte pour réduire les moyens de financement des prestations familiales, on tend à appliquer le principe : « à recettes limitées, dépenses limitées ». Le glissement des politiques familiales vers une politique d’assistance peut être analysé en fonction de l’application de ce précepte, puisque le ciblage des prestations sur les plus modestes fournit aussi l’argument de la limitation de l’ensemble des prestations familiales.

B L’évolution des résultats de la CNAF

est significative, car elle montre comment a été progressivement organisée la diminution des excédents de la CNAF jusqu’à la tendance actuelle où les déficits sont apparus. Cette caisse était traditionnellement excédentaire, les excédents étant utilisés, selon les règles de la compensation entre caisses, pour équilibrer les comptes globaux du régime général et, le cas échéant, des régimes spéciaux. Mais ceci va jouer au détriment des objectifs de la politique familiale elle-même.

En 1982, la CNAF apparaît pour la première fois déficitaire, en relation avec la volonté de relance de la politique familiale pour ranimer le marché intérieur, l’emploi et la croissance. Le pouvoir d’achat des prestations familiales a été relevé de 50% en deux étapes en 1981 et 1982 dans le cadre du plan Mauroy, mais ces objectifs seront de courte durée. Au déficit de 12 milliards de francs de la CNAF en 1982, on répond par une augmentation d’un point de l’impôt sur le revenu à verser à la CNAF, ce qui préfigurait la CSG de 1991.

L’arrivée de Pierre Bérégovoy aux Affaires sociales va organiser une pause dans la politique sociale. Dès 1983, un plan de rigueur permet le retour aux excédents de la CNAF, 10 milliards de francs en 1984, et encore 8 milliards de francs en 1988. Intervient alors une nouvelle baisse importante du taux de cotisations employeurs aux allocations familiales qui ne représentera plus que 5,4% du salaire brut avec la création de la CSG en 1991. C’est en compensation la montée du financement par l’impôt ; la première tranche de CSG créée, 1,1% de l’ensemble des revenus des ménages, est affectée directement au financement de la politique familiale.

A partir de 1993, avec le gouvernement Balladur, on institutionnalise la fuite en avant dans les exonérations massives de cotisations employeurs qui touchent le financement des prestations familiales. Le relèvement de la CSG à 2,4% en 1993 ne concerne pas la politique familiale, puisque les nouvelles recettes vont au Fonds de solidarité vieillesse (FSV) afin de financer les prestations vieillesse non-contributives (voir infra chapitre 5).

Le gouvernement Jospin en 1998 et 1999 sacrifie le financement de la politique familiale et utilise les excédents de la CNAF pour financer le Fonds de réserve des retraites (F2R) institué en 1999. En même temps, Martine Aubry crée le Fonds de recouvrement des exonérations de charges (FOREC) afin de financer les exonérations de charges patronales, dont les exonérations spécifiques aux lois sur les 35 heures, en prévoyant explicitement que les éventuels excédents de la CNAF viennent abonder le FOREC (voir chapitre 2). De 2000 à 2002, les excédents de la CNAF se situent au-dessus d’un milliard d’euros par an, mais fondent ensuite : + 0,4 milliard d’euros en 2003. On asiste alors à la montée des déficits historiques de la CNAF : 0,4 milliard d’euros en 2004, puis 1,1 milliard en 2005, et encore 1,2 milliard d’euros prévu pour 2006 (voir infra chap. 8). ■

 

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