Le projet de loi sur la modernisation du marché du travail contribue à déplacer les équilibres institutionnels, à alléger l’impératif légal, à réduire à sa plus simple expression le rôle de l’État et, de facto, à consacrer la thèse du contrat libérateur, toutes évolutions que nous sommes très loin de partager. C’est justement parce que ce texte est singulier et que la méthode particulière qui est à son origine risque fort d’être érigée en nouvelle méthode de gouvernement que nous ne pouvons nous interdire de l’amender. À supposer que l’initiative des négociations revienne effectivement aux partenaires sociaux, rappelons néanmoins que si Mme Parisot a repris la main en matière de négociations, inventant la délibération sociale, c’est surtout pour éviter que les gouvernements, et plus globalement les politiques, n’interviennent dans la sphère économique.
Négociation sociale sous menace
Du reste, la feuille de négociation était loin d’être blanche :
«Nous ne nous faisons aucune illusion sur la difficulté de ces négociations», soulignait le leader de la CFDT, «d’autant que les documents d’orientation du Gouvernement sont quelque peu directifs». Impossible, dans ces conditions, de faire comme si les négociations sur la modernisation du marché du travail ne s’étaient pas déroulées sous l’influence du Medef, un Medef porté par le candidat vainqueur de l’ultra-libéralisme en embuscade, un Medef conforté par la menace permanente d’une intervention législative plus dure. Au salon des comités d’entreprise, le mois dernier, la question de l’autonomie réelle des partenaires sociaux a été, comme on devait s’y attendre, au cœur des diverses interventions des membres des organisations syndicales signataires de l’ANI. Tous sans exception ont admis avoir accepté un texte de large compromis, en pensant limiter la casse.
Cessons donc ce jeu de dupes ! Ayez au moins l’honnêteté intellectuelle de reconnaître, comme l’a fait une journaliste du service économique du Figaro, que l’enjeu très politique de la représentativité syndicale a pesé dans la balance au moment où certaines organisations syndicales ont dû signer. Assumez le fait que Nicolas Sarkozy ait fixé les règles du jeu et contraint les organisations syndicales à une obligation de résultat afin de garantir un avenir sans vague à ses projets, d’ailleurs communs avec ceux du Medef...
Difficile exercice que de nier les conséquences que ne manquera pas d’avoir ce tour de vis sans précédent sur les politiques sociales et sur la politique active de l’emploi.
Flexibilité régressive sous contraintes Désormais, il est clair qu’afin de fluidifier le marché de l’emploi, le Gouvernement redoublera de volonté pour flexibiliser les règles d’embauche et de licenciement, oubliant d’instaurer en retour des protections nouvelles pour les salariés. Et si la logique «gagnant-gagnant» du système de flexicurité n’était qu’un leurre ?
Nous savons aussi qu’il est déjà possible de sanctionner les chômeurs. En outre, de l’avis même du directeur général de l’UNEDIC, «le débat est mal posé» : «partir de l’idée selon laquelle un chômeur doit accepter tout ce qu’on lui propose va au-delà du cadre normal de l’exécution des missions, les emplois non pourvus réclamant, pour la moitié d’entre eux, des salariés qualifiés, voire très qualifiés ». Néanmoins, à Cahors, le Président de la République a déclaré qu’il voulait renforcer la chasse aux chômeurs et a indiqué qu’un texte serait présenté prochainement afin de tirer les conclusions du refus de deux offres d’emploi «raisonnables». Le journal Les Échos précisait hier les contours du projet gouvernemental : après six mois de chômage, le demandeur d’emploi devrait accepter tout emploi requérant moins de deux heures de transport par jour et rémunéré au moins 70 % de son salaire antérieur. Cette grille de lecture élyséenne de l’offre d’emploi raisonnable», valable ou acceptable, pèsera lourd lors de l’ouverture, en mai prochain, de la renégociation du dispositif de l’assurance chômage.
S’agissant de l’accompagnement et de la formation des demandeurs d’emploi, autres clefs de voûte du système de flexicurité danois dont vous vous attribuez le mérite de la transposition en France, il convient là encore de remarquer que l’heure est aux coupes claires et non à l’augmentation de l’effort public en faveur des chômeurs. Un rapport sénatorial va jusqu’à préconiser la suppression de l’obligation légale pour l’employeur de consacrer un minimum de 0,9 % de la masse salariale au plan de formation des salariés, et à donner la priorité à l’individualisation des droits à formation, au risque de faire reposer sur chaque salarié la responsabilité, y compris financière, de sa formation.
Autant d’éléments essentiels encore en suspens qui rendent bien aléatoires les prolongements de l’accord national interprofessionnel sur la flexicurité signé le 11 janvier 2008
Certes – et vous ne manquerez pas de vous saisir de cet argument –, l’ANI instaure la portabilité de certains droits, désormais attachés aux salariés et plus seulement aux contrats de travail, tels le droit à la formation et le droit à la complémentaire santé et, de façon bien utile, mais néanmoins très partielle et partiale, il renvoie au concept de sécurité sociale professionnelle.
Pour autant, ces éléments sont très loin de constituer la protection sociale du salarié du XXIe siècle. Ils n’épuisent absolument pas l’exigence portée par les syndicats, dont la CGT, de créer un nouveau statut du travail salarié reconnaissant à chacun des droits opposables et transférables tout au long de son parcours professionnel.
Les changements susceptibles d’être instaurés par l’ANI restent très anecdotiques et largement subordonnés à la bonne volonté du pouvoir réglementaire et à la réussite de négociation à venir. À cet égard, je partage l’analyse d’Alain Olive de l’UNSA : « Le contenu de cet accord ne mérite ni les louanges que certains lui adressent, ni les gémonies auxquels d’autres le vouent. »
À la lumière des articles de l’ANI et de ce qu’il en reste dans ce projet de loi(2), il est permis de dire que l’adaptabilité rêvée n’a pas trouvé de vraies contreparties. Soyons francs, comme nous le propose Bernard Brunhes dans sa tribune du magazine Liaisons sociales de février dernier : «S’il y a des progrès en termes de flexibilité, le volet sécurité est pour le moins modeste. Puisque l’on utilise un mot qui vient du Nord, il faut peut-être rappeler que là-bas, la sécurité est fondée pour l’essentiel sur la mise en œuvre d’efforts partagés dans l’orientation et le reclassement des personnes en rupture d’emploi : efforts des employeurs tenus de faciliter la reconversion de leurs salariés, efforts des pouvoirs publics donnant les moyens de cet accompagnement personnalisé des demandeurs d’emploi, efforts des intéressés eux-mêmes». Or, souligne-t-il, l’accord n’évoque rien de tout cela.
De quoi parle donc l’ANI ? Et le projet de loi traduit-il fidèlement cet accord ?
L’ANI, c’est avant tout l’assurance de périodes d’essai à rallonge, d’un nouveau mode de rupture à l’amiable du contrat de travail, d’un nouveau CDD, le trente-huitième d’une longue liste, « à objet défini » celui-là. Bref, trois sujets emblématiques sur lesquels les employeurs attendaient des avancées pour eux-mêmes ; trois domaines dans lesquels on aboutit à de véritables remises en cause du droit du travail pour les salariés.
Entrons un peu plus dans le détail de ces trois dispositifs phares, qui ont trouvé dans ce texte leur traduction législative.
Périodes d’essai à rallonge
S’agissant des périodes d’essai variables – au maximum, d’un à deux mois pour les ouvriers et les employés, de deux à trois mois pour les agents de maîtrise et les techniciens et de trois à quatre mois pour les cadres –, comment ne pas y voir une mesure portée par les organisations patronales qui, anticipant la fin annoncée du CNE, ont pesé de tout leur poids pour imposer cette solution alternative ?
La barre avait été placée très haut : six mois pour les ouvriers et douze mois pour les cadres. Si la partie patronale a dû en rabattre, il n’en demeure pas moins que le principe d’une période d’essai différente selon le niveau catégoriel, indépendante de la complexité de l’emploi et supérieure aux durées conventionnelles actuelles fait son entrée dans notre code du travail. Est réintroduite par la bande et généralisée la logique du CPE et du CNE d’une période dérogatoire durant laquelle l’employeur pourra rompre le contrat de travail à sa guise et sans motif, procédé condamné par la jurisprudence et la convention n° 158 de l’OIT, ce qui entache d’inconstitutionnalité l’article 2 du projet de loi.
Vous devrez vous expliquer sur ce point, monsieur le ministre. Peut-être admettrez-vous que la période d’essai, du fait de sa durée excessive, constitue désormais une période de validation économique. Il vous faudra nous dire aussi ce qui justifie qu’un employeur garde un salarié plusieurs mois à l’essai et pour quelle raison vous n’avez pas repris les dispositions de l’ANI précisant utilement l’objet de la période d’essai. Alors que les accords de branche conclus antérieurement à la date d’entrée en vigueur de la loi fixant des périodes d’essai plus courtes disparaîtront automatiquement au plus tard au 30 juin 2009, les accords comprenant des périodes d’essai plus longues continueront, eux, à s’appliquer : pourquoi une telle prime a-t-elle été donnée aux accords défavorables aux salariés ? Nous aimerions aussi le savoir.
Rupture à l’amiable du contrat de travail
Pour ce qui est de la très attendue rupture à l’amiable, si chère à Mme Parisot, qui, au-delà du vocabulaire emprunté au droit privé, enfonce un coin dans la spécificité du droit du travail dont l’objet même est de protéger le salarié, en situation de subordination juridique vis-à-vis de son employeur, vous aurez beaucoup de mal à nous convaincre que ce nouveau mode de rupture du CDI peut être négocié d’égal à égal et que les garde-fous sont suffisants pour éviter que la dissolution du contrat ne soit toujours imposée par l’employeur. D’autant que 80 % des salariés des PME-PMI ne bénéficient pas du soutien des instances représentatives du personnel.
Jean-Emmanuel Ray, déjà cité, a parfaitement bien analysé les glissements et donc les dangers qu’implique cette disposition de l’ANI. «La future possibilité pour tout salarié de renoncer librement et volontairement à certains aspects de sa protection légale, voire conventionnelle, contre des avantages contractuels négociés de gré à gré... [représente], dans notre société d’individus et d’individualisation des relations de travail, un nouveau pas vers l’opt-out au sens large. Après les heures supplémentaires prétendument choisies, les repos compensateurs monnayés, voici la rupture expresse des CDI facilitée et dispensée de tout motif, en violation une fois de plus des droits fondamentaux posés par l’OIT.»
En l’état actuel, l’article 5 est largement déséquilibré, au profit de l’employeur. Il répond au «tout sauf un licenciement» du Medef, qui libère l’employeur de ses obligations en termes de reclassement, d’information et de consultation du comité d’entreprise. De là à porter atteinte aux procédures de licenciements collectifs pour motif économique, il n’y a qu’un pas. Emmanuel Dockès, professeur de droit à Lyon, résume assez bien la situation : «La rupture conventionnelle reste clairement une voie d’évitement du droit du licenciement... Surtout en l’absence de cause réelle et sérieuse, un licenciement pourra très facilement devenir une rupture conventionnelle déguisée.» N’oublions pas que la rupture conventionnelle présente un autre attrait, et non des moindres : c’est un formidable outil pour dissuader le salarié de contester devant le juge la rupture de son contrat de travail.
En revanche, l’article 5 ne confère aux salariés aucun droit nouveau. Il est bien fait référence à une indemnité spécifique, qui ne peut être inférieure au montant de l’indemnité légale de licenciement. Aucune précision n’est apportée au sujet des indemnités conventionnelles. D’aucuns craignent même que l’assurance chômage qui reconnaît et indemnise les démissions légitimes, dans certains cas de harcèlement par exemple, ne profite de l’occasion pour mettre un terme à cette pratique.
À supposer que le salarié soit à l’initiative de la demande de rupture du contrat de travail, de quels moyens disposera-til pour convaincre l’employeur d’accepter cette modalité de rupture plutôt qu’une démission, laquelle exonère ce dernier du versement d’une indemnité ? À l’inverse, si l’employeur est à l’origine de la demande de rupture, la question des moyens de pression ne se pose pas. L’indemnité de rupture et d’éventuels droits à indemnisation chômage sont autant d’éléments de nature à emporter l’acceptation par le salarié de cette modalité de rupture, en lieu et place d’une démission ou d’un licenciement qu’il serait pourtant en droit d’obtenir. Nous venons de le voir, le principe d’égalité entre les deux parties est une fiction. Pour tenter de gommer cette réalité, vous ne manquerez pas de mettre en avant de supposées garanties procédurales : droit d’être assisté ou droit de rétractation pour chacune des parties.
Mais, alors que les organisations syndicales voulaient une homologation de la convention de rupture par le juge des prud’hommes, le texte retient l’homologation par les directions régionales du travail. L’administration, déjà en souseffectif, disposera d’un délai dérisoire de quinze jours pour vérifier que le consentement du salarié n’a pas été vicié. C’est une plaisanterie !
Quelle sera la nature du contrôle ? S’agit-il d’un simple contrôle de légalité, au titre du respect de la procédure, ou aussi d’un contrôle d’opportunité, comprenant, par exemple, un examen du montant de l’indemnité de rupture ? Cette question n’est pas sans incidence dans la mesure où la décision d’homologation, qui revient à l’administration, emporterait ouverture des droits aux allocations chômage. À ce propos, il est symptomatique que ce droit explicite à indemnisation chômage, présent dans le texte de l’ANI, n’ait pas été traduit dans la loi. Est-ce un simple oubli ou la conséquence fâcheuse de la mise en garde récente d’économistes inquiets du risque de dérapages financiers pour le régime d’assurance chômage que comporte cette nouvelle procédure ? Sur un autre point notable, le projet de loi diffère de l’ANI. Il s’agit des salariés protégés. Ce point qui n’a pas été traité par les partenaires sociaux figure désormais en bonne place à l’article 5. A-t-il été négocié ultérieurement avec certains signataires ? Pour quelles raisons cet ajout a-t-il été opéré ?
Un nouveau contrat de travail précaire
Que dire enfin de l’article 6 du projet de loi créant un nouveau contrat de travail précaire, un CDD à objet défini, très inspiré de la dix-neuvième proposition du rapport de Virville sur le contrat de projet, qui avait en son temps soulevé un véritable tollé ? Une fois de plus, voilà un puissant outil de pression offert aux employeurs.
L’article 1er du projet de loi a beau jeu de réaffirmer que la forme normale et générale de la relation du travail est le contrat à durée indéterminée. Cette pétition de principe est sans grande portée si l’on concède l’ajout à la kyrielle de contrats économiquement et juridiquement précaires – contrats aidés, contrats de chantier, contrats senior – pardelà même les CDD classiques – contrats d’intérim, de soustraitance – d’une norme d’emplois d’un nouveau genre, hybride du CDD et du CDI.
Ce CDD à terme incertain d’une durée comprise entre 18 et 36 mois, là où un CDD ne pouvait excéder 18 mois, pourra être conclu sans qu’il soit besoin d’en justifier le motif, pour tout type d’activité, avec un cadre pour une mission définie. Ce super CDD dans sa durée donnera lieu au versement d’une indemnité de précarité de droit commun, donc sans vraie contrepartie pour le salarié. Mais il déroge aux règles de rupture des CDD puisque l’article 6 prévoit, non sans ambiguïté volontaire, que ce contrat de projet ou contrat de mis-sion – peu importe son intitulé – peut être rompu comme un CDI pour tout motif réel et sérieux, même non fautif, à sa date d’anniversaire.
Il obéit en outre aux règles de rupture des CDD, dispensant l’employeur de la justification de la rupture et du respect de la procédure dans la première partie de la mission.
Aucune barrière n’est dressée pour éviter que ce contrat ne vienne phagocyter le CDI à temps plein, dans les secteurs qui pratiquent le travail en projet, l’informatique notamment. Les seules limites posées pour l’instant à ce contrat enfermant les salariés dans la précarité permanente sont, d’une part, qu’il est, dans sa phase expérimentale, réservé aux cadres qualifiés et ingénieurs, soit plus d’un actif sur dix, et, d’autre part, que le recours à ce contrat est subordonné à la conclusion d’un accord de branche ou d’entreprise. Rien de très solide face à ce CDD extraordinaire. À n’en pas douter, cette facilité nouvelle soulagera les employeurs, inquiets depuis les arrêts de janvier 2008 de la Cour de Cassation durcissant le recours aux CDD d’usage successifs.
Il faut noter également que le projet de loi est muet quant au droit à l’indemnisation chômage du salarié et qu’il n’a pas jugé opportun de reprendre une disposition de l’ANI prévoyant, a minima, l’interdiction d’utiliser ce type de contrat pour faire face à un accroissement temporaire d’activité.
Sur ces trois dispositifs clés du projet de loi comme sur ceux relatifs au CDI, à la motivation du CDI et au caractère libératoire du reçu pour solde de tout compte, au portage salarial, nous avons jugé opportun et nécessaire de faire des propositions, amendements strictement limités à l’amélioration du projet de loi, à la neutralisation de ses effets les plus pervers et destructeurs, dans un souci constant de rééquilibrage en faveur des salariés.
Chacun aura compris le sens de la motion du groupe Gauche Démocratique et Républicaine qui refuse d’être complice d’un projet dit de «modernisation du marché du travail », inacceptable dans son contenu car totalement imprégné des propositions du Medef allant dans le sens unique de la flexibilité. Nous opposons également un «non» franc à une méthode, celle d’un dialogue social administré où les organisations syndicales sont explicitement invitées à confirmer les décisions du programme UMP
Extraits de l’intervention du 15 avril 2008 à l’Assemblée nationale dans le débat sur le projet de loi de Modernisation du marché du travail.
http://www.assemblee-nationale.fr/13/ta-pdf/marchetravail15-16-042008.pdf
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