Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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La France et l’Europe en danger

À peine reconduit comme Premier ministre pour « aller plus vite et plus loin » dans la dite « politique de l’offre » dont le pacte de responsabilité est le socle, M. Valls s’est empressé, aux universités d’été du Medef, le 27 août, de rendre hommage aux patrons dénommés « employeurs » sans lesquels, a-t-il dit, « il n’y a pas d’emplois ».
Le même jour tombaient les chiffres du chômage pour juillet : toutes catégories confondues (A, B, C) et pour la France entière (DOM compris) 5,386 millions de personnes étaient frappées, soit 247 300 de plus en un an.

En métropole on dénombrait 5,083 millions de privés d’emploi (A, B, C) dont 3,424 millions n’ayant jamais pu travailler dans le mois (A). C’est 120 000 de plus qu’en janvier et 500 000 de plus depuis l’élection de F. Hollande.
Pour M. Valls ces chiffres « ne peuvent pas être bons » tant que la croissance ne sera pas revenue, manière d’annoncer de longs mois supplémentaires de destruction nette d’emplois.

Patrons je vous aime

En effet, au moment même où il se faisait adouber par le Medef, l’INSEE annonçait une « nouvelle détérioration du climat des affaires en août ». L’indicateur composite le mesurant a perdu 2 points, avec une chute particulièrement sévère dans le commerce de détail.
Autrement dit, après la croissance nulle du PIB au deuxième trimestre, il n’y aurait plus de perspective de reprise au troisième trimestre.
Le gouvernement a été contraint d’afficher une nouvelle prévision de croissance de 0,5 % pour l’ensemble de l’année en cours. Mais, aussi médiocre soit-elle, il faudrait, pour la réaliser, un « rebond » du PIB de 0,3 % au troisième trimestre, puis à nouveau au quatrième. Cela signifie un taux de croissance annualisé de 1,2 %, ce qui n ‘est pas arrivé depuis 2010 (1).
Devant le Medef, M. Valls a proclamé qu’il « est absurde de parler de cadeau fait aux patrons » à propos des 40 milliards d’euros que devrait transférer vers les profits le pacte de responsabilité d’ici à 2017, moyennant un effondrement des dépenses de services publics. Car, a-t-il assuré, « une mesure favorable aux entreprises, c’est une mesure favorable au pays tout entier ». Stupéfiant raccourci qui fait confondre volontairement entreprises et patrons, création de richesses et accumulation de profits, et réduit la dépense publique sociale à un gâchis !
Il a veillé à ne pas reparler de « contre-parties » en termes de créations d’emplois. Il n’est plus question de « donnant-donnant » !
P. Gattaz exulte, lui qui n’a jamais cessé de railler ces prétentions verbales (2), préférant « un engagement de mobilisation [...] qui sera une conséquence du rétablissement de la compétitivité » (3).
De fait, M. Valls a seulement demandé aux patrons de « s’engager sur l’emploi » et les a adjuré de faire acte de modération sur les dividendes et les rémunérations des dirigeants.
Par contre, il a martelé que les « engagements importants » du gouvernement seront tenus : « Baisse du coût du travail, suppression de la C3S, baisse de l’impôt sur les sociétés » (4). Il a ouvert la porte à de nouvelles révisions du code du travail, avec un relèvement des « seuils sociaux » dans les entreprises et diverses « simplifications », notamment pour le travail du dimanche qu’il pourrait imposer par ordonnances.
Dans la foulée, en prétendant « relancer le logement », il a annoncé le 29 août un plan, copié-collé de propositions de la FNAIM (fédération patronale de l’immobilier), qui, outre de nouveaux cadeaux fiscaux coûteux, donne un grand coup de canif dans la loi Duflot, notamment en réservant l’encadrement des loyers à la seule ville de Paris et « à titre expérimental », mais nulle part ailleurs d’ici 2017.
Pour faire bonne mesure, le ministre du Chômage, F. Rebsamen, a demandé à Pôle emploi, le 2 septembre, de « renforcer les contrôles » pour vérifier que les chômeurs « cherchent bien des emplois », estimant qu’une « sanction » était nécessaire dans le cas contraire ! Ce qui a provoqué un véritable tollé.
Bref, la grenouille sociale-libérale veut se faire plus grosse que le bœuf ultra-libéral, laissant, pour l’heure, sans voix la droite.
Ce coup de force idéologico-politique d’État en dit long sur la détermination sociale-libérale du couple de l’exécutif et sa prétention à imposer un aggiornamento au PS. Une intention que symbolise à elle seule la nomination d’E. Macron, en remplacement d’A. Montebourg au portefeuille de l’économie, pour qui « la gauche classique est une étoile morte ».
Mais, le 30 août, à l’université d’été du PS de La Rochelle, son premier secrétaire, J.-C. Cambadélis, applaudi par les participants, a dit refuser nettement cette perspective de transmutation du Parti socialiste en parti social-libéral.

Une politique contre la demande…

L’exécutif se radicalise donc, alors qu’il bat des records d’impopularité, que ses alliés se détournent de lui et que la fronde gronde au sein du PS. Pourtant, tout confirme que le cap choisi mène la France vers la catastrophe (5).
Au deuxième trimestre, comme au premier, le PIB en volume a stagné (0,0 %). La production totale de biens et de services a chuté (-0,1 %), après avoir crû de 0,2 % le trimestre précédent, sous l’effet d’un net recul de la production de biens manufacturés (-1,0 % après +0,8 %).
La demande intérieure totale (hors stocks) a progressé trop faiblement, contribuant à l’évolution du PIB pour +0,2 point (après -0,4 point début 2014).
La consommation des ménages s’est, en effet, redressée au printemps (+0,5 % après -0,5 %). Mais cela est dû pour l’essentiel à un rebond des dépenses globales d’énergie (+3,5 % après -3,9 %) avec le retour à des températures normales au printemps. Les dépenses en « biens fabriqués » ont été étales (+0,1 % après 0,0 %).
L’investissement a de nouveau reculé entre avril et juin derniers, malgré le pacte de responsabilité, censé le faire repartir grâce à la hausse des profits disponibles résultant de la baisse du « coût du travail ». La formation brute de capital fixe totale a continué de dévisser (-1,1 % après -1,0 %).
La part des profits dans les richesses nationales produites augmente certes. Elle est passée de 29,4 % au deuxième trimestre 2013 à 30 % au trimestre suivant pour les sociétés non financières.
À eux seuls, les groupes du CAC-40 ont engrangé 31,4 milliards d’euros de bénéfices nets cumulés au 1er semestre 2014 et, en fait, 34 milliards si l’on retire le résultat négatif de BNP-Paribas grevé par une amende record des États-Unis (6). C’est, hors cette banque, une croissance de 22 % sur le premier semestre 2013 !
Simultanément, la France est devenue, au deuxième trimestre, championne des dividendes servis avec 40,5 milliards de dollars (30,84 milliards d’euros), en augmentation de 30,3 %. Loin devant l’Allemagne et la Grande-Bretagne où ils ont crû respectivement de 9,7 et 3,9 % à 33,7 milliards de dollars (25,5 milliards d’euros) (7). Les nouveaux placements financiers effectués par les sociétés installées en France ont atteint 23,4 milliards d’euros entre le 1er octobre 2013 et le 31 mars 2014, contre 4,4 milliards d’euros entre le 1er avril et le 30 septembre 2013 (8). Mais le taux d’investissement des sociétés en France est passé de 22,7 % au quatrième trimestre 2013 à 22,5 % au premier trimestre 2014, les dépenses d’investissement des entreprises baissant successivement de 0,7 % puis de 0,8 % (9).
Parallèlement, les politiques salariales demeurent extrêmement restrictives dans les entreprises. Selon l’INSEE (10), le salaire par tête réel dans les sociétés non financières devrait chuter de 0,7 % cette année, après avoir reculé de 0,5 % en 2013 et de 0,2 % en 2012. À cela, il faut ajouter la violente récession imposée dans la Fonction publique où le point d’indice est gelé en 2014 pour la quatrième année consécutive.
Clairement, cette stagnation de la demande intérieure résulte des choix politiques que MM. Hollande et Valls entendent radicaliser.
Pendant qu’une minorité de nantis multiplient les dépenses parasitaires grâce à la flambée de leurs revenus financiers, des millions de gens se serrent la ceinture : le taux d’épargne des français a atteint 15,9 % de leur revenu brut disponible à la fin du premier trimestre, un sommet depuis 2009 selon la Banque de France.
En baissant le « coût du travail », le gouvernement accentue l’insuffisance de la demande et, en même temps, en rajoute à l’insuffisance des qualifications. Il déprime donc la productivité et l’offre productive. Cela, au bout du compte, alimente le déficit de notre commerce extérieur : le solde du deuxième trimestre a contribué de façon négative à la croissance (-0,1 point), en écho, notamment, à la contraction de la demande intérieure chez nombre de nos partenaires européens écrasés aussi par des politiques d’austérité.

…contre le service public…

Les efforts obsessionnels du gouvernement pour diminuer les dépenses de services publics, nationaux et locaux, au nom de la lutte contre les déficits et dette publics, affaiblissent la demande intérieure.
Cela tend aussi à déprimer la productivité globale, tant les dépenses de santé, d’éducation-formation, de recherche, de transports collectifs, de culture… concourent à sa croissance en même temps qu’au bien-être des populations.
Et les recettes publiques diminuent tandis que, malgré les efforts de rationnement, ne cessent de croître les dépenses d’accompagnement social de la crise. Le gouvernement a été contraint d’abaisser de 5,4 milliards d’euros sa prévision de recettes d’impôts et taxes pour 2014 (279 milliards d’euros) et de gonfler de 1,4 milliard d’euros le déficit budgétaire par rapport aux précédentes prévisions (83,9 milliards d’euros). Au total, le déficit public français devrait se chiffrer entre 4,2 % et 4,3 % du PIB cette année, au lieu d’une cible de 3,8 % inscrite dans le programme de stabilité 2014-2017. Cela rend totalement hors de portée l’objectif de le ramener à 3 % du PIB en 2015 comme s’y était engagé F. Hollande après avoir obtenu un report de délais à Bruxelles.
Alors que cette politique prétend faire reculer le poids de la dette publique, elle l’alourdit. À la fin du 1er trimestre 2014, à 1985,9 milliards d’euros, elle pesait 93,6 % du PIB, contre 91,8 % à la fin du trimestre précédent.

...qui ruine l’offre productive

Tout cela contribue à miner la dépense nationale d’investissement, celle de l’État et des collectivités territoriales, celle des ménages et, de façon cruciale, celle des entreprises.
En France, en effet, le taux d’utilisation des capacités de production manufacturière ne cesse de reculer depuis 2011. Il est de l’ordre de 76 %, alors qu’il était supérieur à 80 % avant la crise de 2008-2009.
Les entreprises estiment en effet que leurs capacités de production sont plus que suffisantes pour couvrir la demande anticipée, si faible. Elles investissent alors peu ou pas, et surtout pour diminuer l’emploi et la masse salariale. De même, elles ajournent les dépenses de Recherche-développement, pourtant déjà si insuffisantes en France par rapport à l’Allemagne, et relâchent la formation.
Les plus grosses préfèrent gonfler leurs trésoreries (11) et empruntent sur les marchés pour faire des placements financiers, spéculer et délocaliser.
Les PME et les TPE, quant à elles, sont la plupart du temps confrontées à une sorte de rationnement du crédit par les banques, particulièrement dans l’industrie. Le total des encours offerts aux entreprises de l’industrie manufacturière, selon la Banque de France, a baissé de 0,1 % entre juin 2013 et juin 2014, alors qu’il a augmenté de 16,7 % pour les holdings.
Les bas taux d’intérêt ne profitent pas à nombre de PME car, avec la faiblesse de l’inflation due à l’insuffisance de la demande et à la vivacité de la concurrence, ils demeurent, défalcation faite du taux d’inflation, nettement supérieurs au taux de croissance réel anticipé de leur activité. Ce rationnement de fait n’apparaît pas alors comme tel dans les statistiques officielles, puisque cette situation conduit ces entreprises à refouler leurs besoins de crédit, laissant dépérir leur outil de production.
Ainsi, l’appareil productif vieillit en France et devient de moins en moins efficace. La capacité du capital matériel installé en France à produire des richesses nouvelles (efficacité du capital) ne cesse de se dégrader ; elle aurait reculé de près de 20 % entre 2002 et 2013 selon Natixis (12). Simultanément, la recherche obsessionnelle d’économies sur le « coût du travail » pour tenter de compenser les facteurs d’inefficacité du capital et son coût qui prolifère comme un cancer (13), ne fait qu’alourdir le poids des capitaux accumulés relativement au nombre et à la qualification des salariés employés, envenimant le besoin maladif de réduire encore plus le « coût du travail » et de surexploiter les salariés…
Cette perte d’efficacité explique largement les pertes de positions à l’international et l’alourdissement du déficit commercial de la France. Hors matériel militaire et énergie, il a atteint 8,9 milliards d’euros au 1er semestre 2014 contre 7,8 milliards au 2e semestre 2013 et 6,3 milliards au 1er semestre 2013.

La reprise américaine contre l’Europe

La parole présidentielle se trouve clairement démonétisée. Cette perte générale de crédibilité est d’autant plus radicale que les paris conjoncturels de F. Hollande échouent, comme on s’y attendait.
Toute sa construction prédisait un tournant à mi-mandat qui devait permettre aux Français, après deux années de « rigueur », de commencer à goûter aux « délices » de la redistribution, grâce au retour conquis de la croissance.
Ce timing reposait sur l’hypothèse que l’Allemagne arriverait à profiter suffisamment d’une reprise mondiale tirée par les États-Unis et les pays émergents pour pouvoir jouer le rôle de locomotive en Europe par le soutien de sa propre demande intérieure relayant l’envolée de ses exportations.
La France devait alors voir sa croissance arrachée à l’anémie chronique grâce à une reprise d’autant plus vive de ses exportations que, prétendait-on, la compétitivité de son appareil productif aurait fortement progressé avec les baisses de « coût du travail » et des impôts. Simultanément, ses importations devaient être contenues par l’insuffisance maintenue de sa demande interne avec la politique d’austérité.
Or, la croissance, outre-Rhin, a chuté au deuxième trimestre 2014 (-0,2 %), alors que, pourtant, le PIB des États-Unis a crû, lui, de 4,2 % en rythme annualisé, soit la plus forte croissance depuis le troisième trimestre 2013 !

Croissance américaine contre l’Europe

Outre-Atlantique, la demande intérieure a crû de 3,1 %. Il s’agit de la plus forte progression depuis le deuxième trimestre 2010, alors qu’elle s’était contractée de 2,1 % lors des trois premiers mois de 2014 marqués par un hiver rigoureux.
Cependant, le taux de chômage est remonté à 6,2 % contre 6,1 % en juin, avec 9,7 millions de sans emploi. Cela fait écho à une insuffisance de la création nette d’emplois tandis que s’amorce un retour de chômeurs découragés sur le marché du travail.
En réalité, le « chômage de l’ombre », comme l’appelle J. Yellen, présidente de la Réserve fédérale des États-Unis (FED), c’est-à-dire la masse des chômeurs découragés de chercher un emploi, demeure considérable et pèse lourd sur le taux d’activité (14). Si ce dernier était resté à son niveau de 2009 (65 %), le taux de chômage aurait été encore supérieur à 9 %. Une partie du recul du taux d’activité a pour origine le vieillissement de la population, mais dans la tranche d’âge des 25-54 ans, il a également reculé de 1,8 point. Sans ce recul, le taux de chômage serait encore de 8 % (15).
Ce « chômage de l’ombre » se conjugue à l’insuffisance rémanente des créations d’emplois (209 000 en juillet, 89 000 de moins qu’en juin), et à leur rémunération elle aussi insuffisante, pour entraver un essor fort et pérenne de la demande intérieure.
Depuis 2009, on assiste aux États-Unis à un vaste mouvement de redistribution des emplois de l’industrie où, détenus par des personnels expérimentés, ils étaient correctement rémunérés, vers les services (hôtellerie-restauration, services sociaux, services administratifs, santé...) où, occupés par une main d’œuvre juvénile, ils sont très mal payés. Aujourd’hui, sur les 146,4 millions de personnes qui travaillent, 7,5 millions n’ont qu’un emploi à temps partiel subi.
Certes, les États-Unis créent des emplois à un rythme qui n’a pas d’équivalent en Europe (16). Mais le salaire moyen des emplois nouvellement créés est inférieur de prés de 23 %, en moyenne, à celui des emplois détruits (47 000 dollars contre 61 000 dollars [17]).
Au total, les entreprises réalisent des profits colossaux. Leurs bénéfices atteignent désormais leur plus haut niveau historique. Leur croissance a avoisiné les 10 % sur une base annuelle, grâce au niveau record des marges bénéficiaires (9,4 %) (18) soutenues par un crédit qui a crû de 9,9 % de 2009 à fin 2013 (19), et à une croissance chétive des salaires.
Mais « l’investissement en équipement n’a augmenté que de 4,6 % en 2013 (contre 6,8 % en 2012 et 13,6 % en 2011), tandis que l’investissement en structures [...] stagne sur des niveaux nettement inférieurs à ceux d’avant crise » (20). Cette dynamique est très en deçà des cycles de reprise qui ont suivi les précédentes récessions.
L’accélération récente de l’investissement des entreprises (+8,4 % au deuxième trimestre après +1,6 %) s’accompagne en réalité de nombreuses réductions d’emplois et de masse salariale, les formidables économies de travail des technologies informationnelles servant à augmenter la rentabilité financière des capitaux par le rejet de travailleurs dans le chômage.
Tout cela pèse sur l’essor de la demande intérieure, maintenant l’économie américaine sur un chemin de croissance bien inférieur à celui qui prévalait avant la « crise des subprimes ».
Simultanément la croissance financière des capitaux fait rage : à Wall Street l’indice S&P 500 a franchi, le 26 août, le seuil symbolique des 2 000 points pour la première fois de son histoire. D’après les données Bloomberg, l’indice représente désormais 18 fois les bénéfices déclarés des entreprises qu’il cote, soit presque le plus haut niveau depuis 2010 ! De quoi se réinterroger sur le risque de krach.
En réalité, le recul du chômage n’exprime pas une diminution proportionnelle des capacités de production inemployées. Du coup, le taux d’inflation demeure faible.
Aussi, tout l’appareil de production est tendu vers la conquête de nouvelles parts de marché à l’exportation, ayant bénéficié jusque récemment d’un taux du dollar avantageux. Au deuxième trimestre 2014, les exportations ont crû de 10,1 % contre 9,5 % en première estimation. Autrement dit, la croissance américaine qui nourrit une intense suraccumulation de capitaux a besoin de débouchés extérieurs au détriment du reste du monde, l’Europe en particulier.
Pour l’heure, les taux d’intérêt continuent d’être très bas, les dirigeants de la FED demeurant majoritairement préoccupés par les risques qu’exprime la faiblesse des salaires et de l’inflation, malgré le recul du chômage et l’accélération de la croissance réelle. Mais le crédit facile alimente surtout les opérations financières et la spéculation avec, en contrepoint, le développement de « bulles » sur divers compartiments des marchés de capitaux.
Cependant, le monde entier surveille le changement de cours à venir de la politique monétaire américaine, la FED ayant réduit déjà ses achats de bons du Trésor. Aujourd’hui, certains dirigeants de l’institution exigent d’engager sans plus tarder une remontée graduelle des taux d’intérêt. Ils craignent le retour de l’inflation et le risque d’un krach qui sera d’autant plus violent que l’expansion monétaire et le crédit facile continueront d’alimenter surtout la croissance financière, au lieu de développer l’emploi, les qualifications et les salaires avec les investissements réels.
Cette remontée interviendrait alors que la zone euro demeure frappée de langueur et croule sous un chômage sans précédent, ce qui la précipiterait vers une nouvelle récession sans intervention massive de la BCE pour contrer, éventualité laissée ouverte par M. Draghi au sommet de Jackson Hole où se sont réunis, du 21 au 23 août, les banquiers centraux de la planète.

L’Allemagne chute

Car, en zone euro, tout continue d’aller mal. La croissance du PIB de l’Allemagne, qui devait être la locomotive de l’Europe, a subi un brutal coup de frein au deuxième trimestre 2014 (-0,2 %), alors même que celle du premier trimestre a dû être révisée à la baisse (+0,7 % au lieu de +0,8 %).
Cette glissade est due, d’abord, au commerce extérieur dont la contribution à la croissance s’est révélée nettement négative (-0,2 %). Cette contre-performance inhabituelle résulte d’abord de l’insuffisance de la demande intérieure chez les principaux partenaires de l’Allemagne. En Europe où les politiques d’austérité font rage, tandis qu’aux marges de la zone euro (Ukraine), montent des tensions géo-stratégiques graves. Dans les pays émergents aussi, confrontés à un ralentissement de la croissance comme en Chine et, surtout, au Brésil désormais en récession.
Une seconde raison tient à l’investissement qui a marqué un arrêt, avec le recul des achats d’équipements par les entreprises (-0,4 %), et un violent décrochage dans la construction (-4,2 %).
Seules résistent un peu la consommation des ménages (+0,1 %), stimulée par des augmentations de salaires et l’essor d’emplois à bas coûts salariaux, ainsi que la demande publique (+0,1 %).
Autrement dit, l’investissement, composante si fondamentale de la demande intérieure outre-Rhin, a chuté du fait, principalement, de la faiblesse de la demande intérieure chez les principaux partenaires commerciaux de l’Allemagne.
À part l’Espagne et, dans une moindre mesure, le Portugal, grâce à un surcroît d’exportations « boostées » par des baisses massives du « coût du travail » au détriment, notamment, de la France, mais aussi de l’Italie, retombée en récession, toute la zone euro voit ses difficultés conjoncturelles s’accentuer. La croissance y a été nulle au deuxième trimestre et le PIB global ne progresse que de 0,2 % en taux annualisé, après une augmentation de 0,8 % au premier trimestre. L’écart entre le PIB actuel de la zone et la tendance de 2000 au premier trimestre 2008, prolongée jusqu’en 2014, est de 12 % (21), ce qui est considérable.
Alors que le crédit a été rendu si facile aux États-Unis et la demande publique si expansionniste grâce à une création monétaire massive de la FED, en zone euro, c’est le contraire. Comme le relèvent T. Brand et F. Tripier (22), « six ans après la crise, les entreprises américaines ont accès à un volume de crédit plus important, pour un coût proche de celui qui prévalait avant la Grande Récession, tandis que les entreprises de la zone euro font face à un coût du crédit toujours élevé pour un volume de crédit quasi-identique ».
De fait, selon la BCE, l’octroi de crédits au secteur privé en zone euro a reculé de 1,6 % sur un an en juillet dernier. Cela tient à la sélectivité des banques qui sont d’autant plus à la recherche des projets les plus rentables qu’elles demeurent, dans le sud-européen, chargées en créances irrécouvrables, comme l’a montré la faillite de la banque Espirito santo au Portugal, et qu’elles cherchent à satisfaire, partout, leurs actionnaires rendus encore plus gourmands avec les nouvelles normes prudentielles. Cela tient aussi au maintien de taux d’intérêts trop élevés pour nombre d’entreprises, malgré les abaissements successifs des taux directeurs de la BCE, face à une demande intérieure stagnante et une concurrence intra-européenne hyper-violente sur les prix.
Du coup, en août, l’inflation a reculé à un plus bas niveau depuis octobre 2009 (+0,3 % en rythme annuel) se maintenant en « zone de danger », selon M. Draghi, c’est-à-dire en dessous de 1 %. Simultanément, l’indicateur de confiance du consommateur s’est détérioré plus que prévu (-10,0, un plus bas depuis février, contre -8,4 en juillet).
Au total, les efforts déployés par la BCE pour soutenir la rentabilité des banques et préserver la croissance des marchés financiers européens conduisent à pousser, pas à pas, l’économie réelle européenne vers la déflation, en liaison avec les politiques d’austérité censées éviter à la BCE d’avoir à créer de la monnaie pour soutenir la demande publique.
Le président de la BCE a fait part de ses préoccupations au sommet de Jackson Hole, déclarant qu’ « il serait utile que la politique fiscale (finances publiques) puisse jouer un rôle plus important en parallèle avec la politique monétaire (banques centrales) [...] les pays devraient être encouragés à dépenser plus dans les limites budgétaires de 3 % ». En même temps, cependant, il a exigé que les pays européens continuent d’arrache-pied les « réformes structurelles » engagées qui, pourtant, conduisent à la déflation salariale et à l’inflation financière. Il n’a parlé d’aucun nouvel abaissement du taux directeur de la BCE.
Reste, bien sûr, ouverte la possibilité, déjà actée en juin, de nouveaux prêts à long terme à très bas taux d’intérêt aux banques et d’une reprise des achats d’actifs par la BCE.
Sur la foi de cette déclaration, F. Hollande a essayé d’obtenir au sommet européen du 30 août à Bruxelles des concessions sur l’interprétation du pacte de stabilité. Il a suggéré que l’Allemagne et l’Europe doivent faire plus pour la croissance et l’emploi, tandis que Paris avait, préalablement, soufflé l’idée de déprécier nettement l’euro par rapport au dollar pour soutenir les exportations vers les marchés tiers.
Si, le 30 août dernier, un sommet européen a été convenu, à la demande de l’italien M. Renzi, sur la croissance dans l’Union européenne, pour le 6 octobre, les dirigeants allemands ont clairement fait comprendre à l’Élysée qu’il ne fallait pas « surinterpréter » les déclarations de M. Draghi.
D’ailleurs, à la veille du sommet de Bruxelles, devant l’université d’été du Medef dont il était aussi l’invité, le ministre allemand des Finances avait pris les devants en déclarant : « Nous ne devons pas considérer la politique monétaire comme substitut aux réformes [...] la manipulation des taux de change n’a encore jamais conduit à une croissance durable […] le débat sur l’assouplissement du pacte (de stabilité européen) est extrêmement dangereux. Nous pourrions gâcher la confiance dans la politique de réforme. »
À Bruxelles, la chancelière Merkel a réitéré son appel à de « véritables réformes structurelles en France ».
Bref, les paris conjoncturels de F. Hollande et ses politiques gouvernementales successives débouchent sur un fiasco économique et social d’ampleur et sur une humiliation de la France.

Agir pour changer de logiciel

Il faut combattre les options du gouvernement Valls II et chercher à rassembler très largement à gauche pour un changement de logiciel, en poussant le débat et les initiatives d’action sur des solutions alternatives, avec des propositions précises. Cela est bien plus possible aujourd’hui avec la montée plausible des luttes syndicales et la protestation grandissante dans les rangs du PS.
Il faudrait agir simultanément sur trois leviers fondamentaux.

C’est, d’abord, la nécessité absolue d’une stimulation de la demande.

Il faut une augmentation des salaires, traitements, allocations, pensions, retraites et minima sociaux. Cela devrait marcher de pair avec l’exigence d’un essor sans précédent de la formation pour que ce surcroît de demande s’accompagne d’un progrès d’efficacité productive.
Mais cela exige, de façon impérieuse, une relance de tous les services publics, la mise en cause claire du pacte de stabilité, d’autant plus qu’il y a en France des problèmes lancinants de productivité. Et, précisément, les dépenses pour les services publics sont les seules à avoir la double vertu de soutenir la demande intérieure et d’accroître la productivité globale.
C’est dire la nécessité pour que, en liaison avec le combat des parlementaires communistes et progressistes lors de la discussion des projets de loi de finance et de loi de financement de la protection sociale pour 2015, se développent de grands mouvements de luttes contre l’austérité, pour une grande réforme fiscale et du financement de la Sécu, et pour la création de nombreux emplois publics nationaux et territoriaux.

La deuxième grande exigence concerne la réorientation de la BCE.

Sa création monétaire, au lieu de soutenir les marchés financiers et la spéculation immobilière, devrait servir à annuler des dettes publiques et à impulser une grande expansion des services publics dans chaque pays, via un Fonds européen ad hoc.
Simultanément, il est indispensable que la création monétaire de la BCE soit efficacement relayée par les banques, pour l’emploi et la croissance réelle. Ce combat peut commencer, ici et maintenant, en direction de la Banque publique d’investissement (BPI) qui, pour l’heure, n’est qu’une servile béquille du capital. Cela peut se conjuguer, sans attendre, avec des luttes dans chaque localité, dans chaque région, comme à l’échelle de tout le pays, pour obliger les banques à changer leurs pratiques : en imposant la mise en place de Fonds publics pour l’emploi dans les régions, encore majoritairement tenues par la gauche, et en faisant grandir ainsi l’exigence et la possibilité de créer un pôle financier public national.
Il s’agirait d’imposer de nouvelles règles du crédit pour les investissements matériels et de recherche des entreprises : le taux d’intérêt en serait d’autant plus abaissé que les investissements programmeraient plus d’emplois et de formations correctement rémunérés. Car il faut absolument, du fait des économies de travail de la révolution informationnelle, conditionner l’investissement à des créations chiffrées d’emploi et une élévation des qualifications, autrement, en accroissant le chômage, l’investissement réduit les débouchés. C’est ce qui arriverait finalement si était engagée une relance par l’investissement en Europe, comme le souhaite F. Hollande, a fortiori si, comme il l’envisage, elle était financée par l’appel aux marchés financiers avec, après une certaine reprise et une concurrence déchaînée avec les États-Unis et les pays émergents, l’effondrement dans un énorme krach !

Troisième exigence, et non la moindre, il faut absolument de nouveaux droits et pouvoirs d’intervention des salariés et de leurs institutions représentatives, en lien avec les populations et leurs élus dans les territoires, sur les choix de gestion des entreprises, pour les réorienter.

C’est vrai particulièrement dans les entreprises publiques et mixtes auxquelles les luttes peuvent imposer des obligations de sécurisation de l’emploi et de la formation, au lieu des privatisations. Mobilisables par les syndicats contre un relèvement des « seuils sociaux », les salariés pourraient exiger, au contraire, des progrès effectifs de la démocratie sociale jusqu’à une remise en cause fondamentale et une réécriture complète de la prétendue « loi de sécurisation de l’emploi ».

(1) P. Waechter : « Quelle dynamique en France et en zone euro ? », Flash Marchés (Natixis AM) 18/08/2012.
(2) Accompagnant le Président de la République dans sa visite officielle aux États-Unis, en février dernier, il n’avait pas hésité à frôler l’incident en déclarant clairement refuser de conditionner les allégements de cotisations sociales à des « contraintes » sur les entreprises.
(3) Interview au journal Les Échos, mercredi 27 août 2014.
(4) M. Valls a déclaré : « Mais au total, ce sont plus de 40 milliards d’euros de baisse en 4 ans sur les prélèvements touchant les entreprises [...] cela représente deux points de PIB. C’est plus de 15 points d’autofinancement supplémentaire. Dès 2015, ce sera pour nombre de salariés l’équivalent de 10 points de cotisations sociales en moins ». Rappelons que la suppression de la C3S (contribution sociale de solidarité des sociétés), finançant le régime de protection sociale des travailleurs indépendants, coûtera, à elle seule, 6 milliards d’euros à l’État (1 milliard dès 2015, puis deux baisses successives de 2,5 milliards d’euros en 2016 et 2017).
(5) INSEE : Comptes nationaux trimestriels- Premiers résultats du 2e trimestre 2014. Informations Rapides, n° 186, 14/08/201.
(6) Les Échos, vendredi 29 août 2014.
(7) Enquête Henderson Global Investors.
(8) Banque de France.
(9) INSEE.
(10) Note de conjoncture, juin 2014, p. 138.
(11) La trésorerie des 36 sociétés non financières du CAC 40 était de 159 milliards d’euros fin 2013.
(12) P. Artus : « Pourquoi les entreprise des pays de l’OCDE investissent-elles moins ? », Flash Économie (Natixis), 30 juillet 2014, n° 609.
(13) F. Boccara : « Lutter contre le coût du capital pour des dépenses d’expansion sociale et permettant une efficacité nouvelle », Économie et Politique, 712-713, novembre - décembre 2013, p. 17-26.
(14) Le taux d’activité est le rapport entre le nombre d’actifs (actifs occupés et chômeurs ) et l’ensemble de la population correspondante.
(15) Ecoweek (BNP-Paribas), 25 juillet 2014 (14-28), p. 3.
(16) Entre février et juin derniers l’économie américaine a créé en moyenne 248 000 postes par mois.
(17) David Ruccio : « USA jobs lost 2008-2014, average wage of jobs lost, average of jobs gained », Real-World Economics Review Blog, 17/08/2014.
(18) P. van der Welle, NextFinance, 28 août 2014, (http://www.next-finance.net/fr)
(19) T. Brand et Tripier F. : « Divergence entre États-Unis et zone euro : le financement des entreprises en cause »- La lettre du CEPII, n° 346, juillet-août 2014.
(20) T. Julien et Mufteeva I. : « États-Unis : sans investissement point de salut ! », Flash Économie, (Natixis R.E.), 2 septembre 2014, n° 658, p. 4.
(21) P. Waechter, op. cit.
(22) Op. cit.

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