Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Dossier Europe : Débats au sein du Front de gauche autour de l’euro

D’un côté, sortir de l’euro, sans le dire. De l’autre, dire qu’on sort de l’euro, sans le faire. Au final, deux manières, à gauche, d’esquiver le combat pour prendre le pouvoir sur la monnaie.

 A mesure que l’Europe s’enlise dans les politiques d’austérité, dans la stagnation économique et dans les régressions sociales et démocratiques qui les accompagnent, grandissent à la fois l’indignation contre la domination des marchés financiers et l’intérêt du mouvement social pour les questions qui touchent à la maîtrise de la monnaie et des règles qui président à sa création et à l’orientation du crédit bancaire.

L’idée d’« en finir avec l’euro » a pu alors séduire, même à gauche, par sa simplicité et son apparence de radicalité. Elle ne résiste toutefois pas à une analyse économique sérieuse des dégâts qu’entraînerait un naufrage collectif des nations de la zone euro dans un assaut de dévaluations compétitives. Elle conduirait surtout à fuir le combat essentiel : la conquête par les citoyens eux-mêmes, « du local au mondial », du pouvoir sur l’argent, qui est au cœur de la domination du capital sur la société, et qui s’exerce de la pire façon sous l’empire des marchés financiers (1).

Devant le manque de crédibilité d’une stratégie assumée de sortie de l’euro, qu’elle soit limitée à la France ou collective, deux autres options sont alors mises en avant, particulièrement dans le débat au sein du Front de gauche.

Sortir de l’euro sans le dire ?

La première option inspire, par exemple, l’idée qu’un gouvernement français de gauche, sans sortir de l’euro, pourrait imposer à la Banque de France de financer les déficits publics sans l’aval de la BCE. Il y a là une incompréhension de ce qu’est la monnaie unique.

Dans le cadre des traités actuels, la Banque de France ne peut créer de la monnaie que dans le cadre des instructions qui lui sont données par le Conseil des gouverneurs de la BCE. Si ce n’était pas le cas, alors, par définition, cette monnaie ne serait pas des euros. Appelons-la, par exemple, des francs.

Les taux d’intérêt des prêts libellés en « francs » seraient différents des taux d’intérêt de l’euro, sur le marché monétaire comme sur le marché obligataire. La conversion des avoirs figurant sur les comptes des clients des banques françaises en euros officiels validés par la BCE aurait un coût et présenterait un risque, assimilable à un risque de change. On serait donc bien en présence d’une sortie de l’euro.

La BCE en tirerait immédiatement les conséquences en cessant de comptabiliser, dans la masse monétaire en euros publiée dans ses statistiques, les avoirs en « euros » figurant dans les comptes de la clientèle des banques enregistrées en France. Elle mettrait également fin à un mécanisme clé de la monnaie unique, qui consiste à traiter les transferts de liquidités entre banques centrales de la zone euro comme des opérations internes à l’Eurosystème. Rappelons qu’à ce titre la Deutsche Bundesbank détenait, au 31 décembre 2013, des créances pour un montant de 510 milliards d’euros sur l’ensemble des autres banques centrales de l’Eurosystème, parmi lesquelles la Banque de France, dont la dette vis-à-vis de l’Eurosystème au titre des soldes TARGET 2 s’élevait, à la même date, à 16 milliards d’euros : ce montant correspond à des fonds empruntés par les banques françaises à d’autres banques centrales que la Banque de France. Dès la prochaine opération hebdomadaire de refinancement, les banques françaises seraient privées de cette source de liquidité.

En revanche, sans sortir de l’euro, il serait possible de donner beaucoup plus d’autonomie aux banques centrales nationales pour prendre en compte les besoins spécifiques nationaux et pour rapprocher les décisions monétaires des citoyens : les membres de l’Eurosystème pourraient se concerter pour attribuer à chaque banque centrale nationale une « enveloppe » de création de monnaie centrale qu’elle utiliserait sous des conditions faisant l’objet d’une concertation avec les acteurs économiques et sociaux nationaux. Le volume de ces interventions mais aussi leurs conditions (taux, garanties exigées) pourraient faire l’objet d’une délégation à chaque banque centrale nationale. La politique d’ensemble de l’Eurosystème deviendrait ainsi moins centralisée et plus sensible à la situation de chaque pays. Déjà, en décembre 2011, la BCE avait ouvert aux banques centrales nationales la faculté d’élargir, sur la base de critères nationaux, la liste des garanties acceptées en contrepartie des prêts de l’Eurosystème sur le marché interbancaire  (2). Un usage actif de ces facultés rejoindrait des propositions défendues de longue date par les syndicats de la Banque de France. Il peut aussi être intéressant de se souvenir que jusqu’en 2003 les 12 banques fédérales de réserve américaines (qui jouent au sein du Système de réserve fédérale un rôle similaire à celui des banques centrales nationales au sein de l’Eurosystème) disposaient d’une certaine marge d’autonomie pour fixer l’un des taux directeurs de la politique monétaire (celui du guichet de l’escompte) dans chacune de leurs circonscriptions respectives.

Dire qu’on sort de l’euro, sans le faire ?

Une deuxième option conduisant, elle aussi, en réalité, à déserter le combat pour un autre euro, consisterait à assumer une démarche de sortie de fait de l’euro mais en en restant au stade de la menace. L’argument est que dans ce cas le poids de la France serait suffisant pour imposer un changement de la politique monétaire en Europe.

Que des crises et des tensions soient à prévoir au sein de l’UE, particulièrement si des gouvernements décidés à remettre en cause la domination des marchés financiers venaient à s’installer, cela ne fait aucun doute. Mais accréditer l’idée que des prises de position du gouvernement français pourraient se substituer au développement de luttes convergentes dans tous les pays d’Europe, avec des cibles et des objectifs alternatifs précis touchant le cœur du pouvoir monétaire, c’est, là encore, nourrir des illusions. À l’inverse, on peut penser que la victoire d’un rassemblement inspiré par la gauche radicale en France suppose un contexte politique bien différent de celui où nous sommes, et qu’en particulier il s’accompagnerait d’une montée de mouvements convergents dans d’autres pays d’Europe. Il est déjà significatif que Syriza, en Grèce, se prononce nettement contre une stratégie de sortie de l’euro, et que les syndicats allemands se soient déclarés favorables au financement d’investissements publics par la création monétaire de la BCE au service de politiques favorables à l’emploi en Europe.

Aucune échappatoire ne peut nous dispenser de regarder la réalité en face : un programme à la hauteur des transformations à réaliser pour surmonter la crise du capitalisme financiarisé serait impossible à réaliser en cas de sortie de l’euro.

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(1) Voir le dossier publié dans le présent numéro, ou encore Pierre Khalfa, « Sortir de l’euro ? Pierre Khalfa répond à Marianne », http://www.regards.fr/web/Sortir-de-l-euro-Pierre-Khalfa,7439, 3 février 2014.

(2) Voir Hans-Werner Sinn et Timo Wollmershaeuser, Target Loans, Current Account Balances and Capital Flows: The ECB’s Rescue Facility [http://www.nber.org/papers/w17626].

            Voir le communiqué de la BCE du 8 décembre 2011 : http://www.ecb.europa.eu/press/pr/date/2011/html/pr111208_1.en.html.

 

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