Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Retour du communisme utopique ?

Engageant un débat critique avec l’article de F. Velain publié dans le précédent numéro d’Économie et Politique, lui-même critique de l’analyse développée par B. Friot, J. Lojkine prolonge la réflexion sur les théories du communisme utopique à la lumière de la révolution informationnelle. Il propose de prendre en compte les aspirations communistes, même utopiques.
Pointant l’impensé de la révolution informationnelle dans ces théories, il donne à voir leurs apports et leurs limites, mais aussi les chantiers potentiels de rapprochements théoriques et de luttes à mener.

L’article de Francis Velain (1) rappelle bien la définition fondamentale de la valeur comme quantum de temps de travail. Le salaire est la portion de temps de travail, mesurable objectivement, nécessaire à la satisfaction des besoins – élémentaires – du salarié, tandis que le surtravail est la portion du temps de travail dépensé par le salarié que va s’approprier le capitaliste, sous la forme de la plus-value. Mais le niveau du salaire dépend aussi du rapport de forces politiques qui s’établit entre le capital et le travail : « la révolte grandissante de la classe ouvrière », note Marx, « força l’État à imposer le raccourcissement de la journée de travail ».

Le salaire comme quantum de temps de travail est donc lui-même dépassé par les conditions et les règles institutionnelles, les lois, qui traduisent la limitation politique du principe d’équivalence marchand. Marx montre déjà à propos des premières lois limitant le temps de travail des femmes et des enfants, comment la société capitaliste « réagit » contre le processus marchand lui-même et en limite l’extension, au nom de l’intérêt général de la classe capitaliste. Il y a donc déjà même sous une forme embryonnaire un processus non marchand qui « régule » de manière objective le marché du travail et son principe d’équivalence. Mais la crise du système capitaliste peut remettre en cause profondément ces limites « institutionnelles » bâties durant une période de croissance capitaliste, comme pendant les années 1945-1970.

C’est ce qui se passe aujourd’hui et entraîne pour la première fois la prolétarisation des couches moyennes intellectuelles et leur entrée dans la lutte pour la reconnaissance de leurs qualifications contre les politiques d’austérité à répétition. Mais cette révolte est ambiguë, reflet d’une lutte d’influence entre l’idéologie néo-libérale avec son appel répété à « l’autonomie » individuelle (libérale… et « libertaire ») et la montée des valeurs non marchandes de partage, de mutualisation issues de la nouvelle civilisation informationnelle produite par la diffusion d’internet.

Si les théories utopiques sur le revenu d’existence (2) ont un tel succès dans les nouvelles générations de salariés touchés par la précarisation, c’est en effet parce que les biens communs, les valeurs non marchandes, issues de la révolution informationnelle, poussent de plus en plus les jeunes diplômés à se révolter contre la domination des valeurs marchandes capitalistes. Et ce avec le renfort de la sensibilité écologiste qui remet en cause tout le mode de production capitaliste, là aussi à travers les luttes pour la reconnaissance des « biens communs » naturels.

Il ne faut pas oublier que les dispositifs qui permettraient de dépasser le marché du travail, comme la SEF (Sécurité d’emploi ou de formation), renvoient à autre chose que l’équivalence marchande, comme la mutualisation des risques sociaux, le partage des contributions des cotisants, sans parler du fait que l’argent des cotisations n’est pas accumulé, ni stocké mais directement versé dans les Caisses pour le payement des prestations… Or quand on a un revenu issu d’un dispositif SEF, ce « revenu de formation » commence déjà à dépasser le salariat capitaliste (3).

Ainsi il n’est pas si étonnant que Friot (mais aussi Van Parij) soit lui aussi, mais à sa façon, pour la sécurité sociale professionnelle de la CGT. Il en est de même pour les « économistes atterrés ». Reste à dépasser ce communisme utopique et à repérer les voies de transition du marchand au non marchand, du rapport sur la sécurité professionnelle de Raffarin ou du Medef aux propositions de la CGT par exemple.

L’article de Francis Velain ouvre à cet égard un débat capital sur l’enjeu de la bataille pour une conception progressiste des retraites ; mais il amène aussi à s’interroger sur les conditions d’une alliance de classe entre les travailleurs de la production industrielle et les fonctionnaires, comme entre les actifs et les retraités.

Le succès actuel des thèses sur le caractère « productif (de valeur, de plus-value) » du travail des fonctionnaires, sur l’unité de la « multitude » rassemblant, au-delà des critères d’appartenance de classe, exclus et inclus, actifs et retraités, travailleurs manuels et travailleurs intellectuels, pourrait s’expliquer par la résistance, voire la contre-offensive, d’une idéologie néolibérale toujours dominante, malgré l’ampleur des récentes manifestations de masse des salariés, en France et en Europe, malgré la profondeur si explicite aujourd’hui de la crise systémique du capitalisme, notamment après le choc de 2008-2011.

Déjà avant et autour du grand mouvement de 1968, la manifestation de masse des jeunes diplômés avait suscité l’émergence ambiguë d’une nouvelle théorie des classes sociales, en réaction contre le marxisme, alors dominant chez les intellectuels progressistes. Il s’agissait de la théorie de « la nouvelle classe ouvrière » formulée par Serge Mallet et Alain Touraine (4), auteur en 1968 d’un livre destiné à servir de manifeste au mouvement de mai 68 : « Le communisme utopique (le mouvement de mai 68 , Le Seuil, 1968). Touraine prédisait une disparition du mouvement ouvrier et de la classe ouvrière, sous l’effet des mutations sociologiques des années 60, remplacé par de nouveaux mouvements sociaux dont le groupe social inducteur ne serait plus la classe ouvrière des travailleurs manuels de l’industrie mais « une nouvelle classe ouvrière » issue des nouvelle technologies de l’automation, les nouvelles couches de travailleurs intellectuels face aux « technocrates » de la classe dominante. Quatre mouvements sociétaux étaient distingués : le mouvement féministe, le mouvement écologiste (antinucléaire), le mouvement régionaliste et le mouvement étudiant.

L’idée d’un « nouveau mouvement ouvrier » rassemblé autour d’un objectif central, en symétrie en quelque sorte avec le mouvement ouvrier de la période du capitalisme industriel, a échoué. Mai 68 ne vit pas l’émergence d’un mouvement de masse autogestionnaire propulsé par les « techniciens » dans les usines de pointe de la pétrochimie et de la sidérurgie (5), tandis que les mouvements féministes, étudiants, écologistes et régionaux s’effritaient, sous les coups de la crise économique et de l’offensive néolibérale. Surtout, Touraine ne prit pas la mesure de la nouveauté de la période historique qu’annonçait la nouvelle révolution technologique, socio-culturelle, qui allait émerger avec la crise systémique du capitalisme : la révolution informationnelle. Il ne s’agissait aucunement comme on le dit aujourd’hui d’une « troisième révolution industrielle – des technologies de l’information », voire même d’une révolution de l’automation, ou de la connaissance, mais bien d’une révolution technologique de dimension anthropologique.

La révolution informationnelle allait non seulement faire de l’information et de l’informatisation le cœur de l’activité humaine (dans et hors du travail contraint), mais aboutir à un bouleversement complet des fondements industriels du système capitaliste (la production-reproduction de masse des produits marchands). La crise actuelle du capitalisme révélerait une contradiction, inconnue jusqu’ici à ce niveau, entre les aspirations des jeunes diplômés pour les valeurs non marchandes (partage, gratuité, générosité) et la valeur économique capitaliste, toujours dominante comme on le voit avec ces politiques d’austérité des budgets publics, malgré le rôle essentiel des services collectifs de l’humain, malgré les protestations de certains économistes libéraux eux-mêmes. Il ne s’agit même plus de la division entre économie, science de l’inhumain (production-reproduction des produits matériels) et sciences humaines (production-reproduction de l’humain), puisque l’économie des services est devenue une part croissante de l’économie, sans que les critères économiques traditionnels (néoclassiques) ou non traditionnels (la vulgate marxiste-léniniste) puissent vraiment évaluer la valeur « marchande » des services publics ou la « place » des activités de traitement de l’information (6) entre les dépenses de revenus et l’accumulation des capitaux.

Au point que Gorz, le maître à penser, avec Toni Negri, des tenants du « capitalisme cognitif », souligne avec raison « la difficulté intrinsèque à faire fonctionner le capital intangible comme un capital » (7). Le système capitaliste repose en effet sur la division entre les dépenses de revenu et la mise en valeur du capital, entre le capital variable et le capital constant. Or la théorie de la valeur marchande issue du capitalisme industriel se heurte à un obstacle majeur avec l’émergence de la révolution informationnelle. Les activités de traitement de l’information, à commencer par les grands services collectifs de l’humain (recherche, innovation, formation, culture, santé, protection sociale) jouent en effet un rôle décisif dans le fonctionnement des sociétés capitalistes développées. Les économistes classiques et même marxistes, voire des statisticiens, sont en effet fort embarrassés quand il s’agit d’évaluer la fonction économique de ces activités informationnelles, autrement dit, dans un langage capitaliste, leur « productivité », leur « rentabilité », comme si les services, les activités de traitement de l’information pouvaient être identifiés à des produits marchands aliénables, standardisables, consommables.

Étroitement imbriquées dans la production industrielle (les activités de conception et de communication y jouent un rôle majeur) comme dans les services, les activités informationnelles ne peuvent plus être réduites, comme à l’époque de Marx ou d’Adam Smith, à des activités stériles, inutiles, parasites, à l’image des métiers de domestiques qui fournissaient alors la majorité des emplois de services. Mais les mêmes attaques frappent aujourd’hui le corps des fonctionnaires de l’État, des agents des services publics accusés par les capitalistes et les idéologues néolibéraux, d’être un coût injustifiable, la cause majeure de la crise du capitalisme.

Arrivé à ce point, on peut se demander si la théorie du capitalisme informationnel ne rejoint pas la théorie du capitalisme cognitif. Malgré les évidentes convergences, elle s’en sépare sur deux points cruciaux.

En premier lieu, la révolution informationnelle ne débouche pas par elle-même sur le communisme informationnel, les nouvelles technologies de l’information ne nous font pas passer « spontanément », « mécaniquement », dans « l’antichambre du socialisme (ou du communisme) » (8). Il est donc erroné de dire que nous vivons actuellement « dans une société de l’information », le capitalisme informationnel est toujours mis en œuvre par la logique du profit ; il est tout aussi erroné d’attribuer à Marx, dans un célèbre passage des Grundrisse, l’idée que le développement de la grande industrie assurerait par lui-même le dépassement de la mesure capitaliste de la richesse par le temps de travail dépensé au profit du temps disponible pour les activités créatrices. Ce n’est qu’avec le passage au socialisme que « le temps de travail nécessaire aura sa mesure dans les besoins de l’individu social ». Si effectivement « le niveau général de la science et du progrès de la technologie », le « savoir social général », ont plus d’importance pour mesurer l’efficacité de la production que le temps de travail immédiatement dépensé, il n’empêche que c’est toujours le capital et sa recherche du surtravail qui mène la danse : « sa tendance est toujours de créer d’un côté du temps disponible et d’un autre côté de le convertir en surtravail ». La preuve la plus manifeste en est la reproduction des crises cycliques et la gravité nouvelle de la crise du capitalisme informationnel.

La crise actuelle du capitalisme déclenchée depuis la fin des années 60 et qui perdure, est liée à la contradiction entre le développement des potentialités de la révolution informationnelle et le maintien de la logique du profit capitaliste ; or c’est la grande absente des théories cognitivistes comme des théories de la régulation salariale. La révolution informationnelle est ambivalente, elle peut servir à la fois d’instrument redoutable pour supprimer des emplois (en remplaçant les hommes par les machines, comme le fit la révolution de la machine-outil), mais elle peut aussi être le support, inconnu jusqu’ici, pour une révolution autogestionnaire. Entre le libéralisme-libertariste et le communisme utopique des écologistes et des internautes, la masse des jeunes « indignés » hésitent et oscillent de l’un à l’autre.

Deuxième grand point de désaccord, les théories cognitivistes font l’impasse sur l’enjeu politique de l’information : l’appropriation par la masse du peuple et non par une élite technocratique, de l’information stratégique, à tous les échelons des territoires, du local au global ; loin de reposer, d’autre part, sur une situation identique, à l’image de la métaphore de la « multitude », les processus de précarisation et de prolétarisation ont produit de profonds clivages culturels, idéologiques, entre les travailleurs à statut et les sans statuts, entre les « exécutants » et les « organisateurs ». L’alliance à construire s’adresse aux différentes composantes du salariat, mais aussi aux travailleurs indépendants soumis aux diktats de la sous-traitance régie par les grandes entreprises donneuses d’ordre.

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(1) « Revenu, salaires et cotisation sociale. Au-delà des mots », Économie et Politique, n° 712-713 novembre-décembre 2013.

(2) Un revenu d’existence payé, comme le remarque justement Marx (cité par Velain) à propos du « paupérisme », par un impôt qui frapperait avant tout les couches populaires et la petite classe moyenne. On peut trouver déjà des traces de cette revendication dans les groupes gauchistes de mai 68.

(3) « On reçoit des prestations non pas en fonction de son travail, ni même en fonction de sa cotisation, avec une mutualisation. », Paul Boccara, Une sécurité d’emploi ou de formation, Le Temps des Cerises, 2002, p. 36.

(4) Avec l’appui d’une partie de la CFDT, autour d’Edmond Maire, sensible aux thèses sur l’autogestion.

(5) Ce fut par contre en partie le cas dans le nord de l’Italie, notamment dans la grande usine Fiat de Turin (voir Bruno Trentin, La Cité du travail, Fayard, 2012).

(6) Depuis la formation, la culture, la santé, l’urbanisme, la communication, jusqu’aux logements sociaux.

(7) Cette citation est extraite d’un article de J.-M. Harribey : « Pour comprendre la crise : aux sources de la richesse et de la valeur », revue Espaces Marx Nord, 2011-2012, n° 31, p. 75. Soulignons au passage la complexité et l’ambivalence des théories d’Harribey, marxiste dans le monde marchand (et là ses critiques des théories de Friot ou de Negri recoupent les nôtres) mais partisan d’une théorie de la valeur d’usage dans le monde non marchand. Mais c’est un autre problème à débattre.

(8) Je renvoie ici à mon livre : Une autre façon de faire de la politique, Le Temps des Cerises, 2012.

 

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